18/01/2024 Avec le Chénopode blanc, plante hyper répandue et devenue cosmopolite, nous entrons de plein pied dans la biodiversité hyper ordinaire. Précisons : répandue dans les milieux transformés et très perturbés par l’Humain et ses activités. Et pour autant, largement méconnue et ignorée … sauf pour la vilipender ou proposer des moyens, souvent peu durables, de l’éliminer. Bref, une plante paria comme je les aime et qui a beaucoup à nous apprendre.

Elle a accompagné toute mon enfance sous le surnom local (Berry) d’herbe grainée : j’ai, ancré dans ma mémoire, le souvenir des fastidieuses séances d’arrachage de ces grandes herbes qui poussaient chaque année en masse dans le champ de pomme de terre parental. Elles me fascinaient déjà par leur taille (plus grandes que moi !), leur vigueur et ces fichues racines si dures à extirper : plusieurs fois, j’ai souvenir d’être tombé à la renverse quand la plante finissait par « lâcher » d’un coup ! Ainsi naissent sans doute les vocations botaniques : au contact direct (et physique) du Vivant !

Herbe-arbre

Quatre modèles architecturaux d’arbres dont celui de Attim

Bien qu’étant une annuelle herbacée classique, le Chénopode blanc a tout d’un géant : dans les sites favorables, la plante atteint 1,50m de haut en moyenne et peut dépasser les deux mètres ! En plus, elle prend souvent un port en arbre miniature très typique ; au point que les botanistes rattachent son port à l’un des 24 modèles utilisés pour décrire l’architecture des arbres : le modèle de Attim. Dans ce modèle, l’arbre a un tronc qui pousse de manière continue à partir d’un bourgeon terminal (monopodial) et des branches latérales poussant de la même manière mais proches de l’horizontale et restant plus courts que le tronc (orthotropes). Le chénopode colle bien avec cette silhouette.

Mais attention, souvent aussi, dans les sites moins favorables ou en situation de forte compétition, le Chénopode peut aussi adopter un port plus simple avec des rameaux latéraux très courts et devenir très allongé. S’il subit une coupe (notamment lors des moissons) ou un pâturage (ovins dans les éteules notamment) sans être arraché, la tige repart du point de coupe en se ramifiant sans monter cette fois : la plante prend un aspect surbaissé de buisson étalé couché. Cette plasticité dans le port est un des nombreux atouts dont dispose le Chénopode blanc pour prospérer dans les environnements perturbés : il adapte sa silhouette très facilement !

Sa plasticité ne se limite pas au port. Ainsi son feuillage s’adapte selon l’éclairement. Selon qu’il pousse en plein soleil ou en situation plus ombragée, notamment quand de grandes herbes le surplombent (comme du maïs !), il va fabriquer des feuilles différentes : feuilles dites de soleil ou d’ombre. Les premières ont un tissu interne plus développé (deux couches au lieu d’une) et sont donc plus épaisses ; les chloroplastes des cellules (les « capteurs solaires ») sont différents aussi dans leur structure.

La tige forte à la base, un peu durcie, est nettement striée en long ; une teinte rouge à vineuse vient souvent colorer les rayures, l’aisselle des pétioles voire toute la tige dans sa partie inférieure. Cette teinte tend à gagner toutes les tiges en fin de saison chez certains individus.

Le système racinaire comprend un pivot blanc robuste (voir l’introduction !) et des racines latérales très ramifiées dont certaines courent à fleur de terre et peuvent atteindre un à deux mètres de long, permettant à la planter d’intercepter un maximum d’eau à la moindre pluie et de nutriments dans le sol.

Farineuse

Un abondant feuillage d’un vert tendre bleuté couvre toute la plante. D’abord opposées sur la jeune plante en croissance, les feuilles se décalent ensuite et deviennent nettement alternes à partir de la troisième paire en partant de la base.

La forme varie considérablement d’un pied à l’autre et surtout elles tendent à devenir de plus en plus étroites et lancéolées entières quand on monte vers le sommet ; dans l’inflorescence, elles se réduisent, prenant l’aspect de bractées. Nettement pétiolées, les feuilles inférieures se distinguent à leur contour ovale losangique (rhomboïdal) à grossièrement triangulaire : en tout cas, les bords ne sont jamais parallèles (contrairement à d’autres espèces proches) et elles sont plus larges que longues (jusqu’à 10cm de long). Généralement, le bord est sinué-denté grossièrement à presque entier avec là encore de fortes variations.

Cette forme des feuilles, que l’on retrouve chez d’autres Chénopodes (C. des murs, C. hybride) leur a valu le surnom de pattes d’Oie (goosefoot) à cause de la ressemblance avec la patte de ces palmipèdes ; d’ailleurs le nom chénopode vient aussi de là : chen, oie et pode, pied. De même, le nom populaire d’Ansérine a la même origine, Anser étant le nom de genre des oies et du groupe des oies, canards et cygnes, les Ansériformes.

Il reste un dernier caractère ultra typique du feuillage : les jeunes feuilles et le dessous des feuilles adultes présentent un aspect blanchâtre qui fait penser à de la farine. Cette impression se confirme au toucher : si on frotte on voit une « poussière » qui se détache mais celle-ci procure une étrange sensation d’humidité et de douceur. Ce revêtement se retrouve sur les tiges et les pétioles mais s’estompe avec l’âge. Sous une loupe, on découvre qu’il s’agit en fait de curieux « flocons » semi-transparents collés : des poils ronds dits vésiculeux (en forme de petites poches). Ces mini-outres renferment de l’eau et servent de réserve pour la jeune plante en croissance. En se desséchant, ils prennent une consistance de farine. Un joli nom occitan répertorié dans les Cévennes traduit bien cette caractéristique : farineto ! Et on comprend ainsi le pourquoi de l’adjectif blanc accolé à ce chénopode (épithète album du nom latin).

Attention : ne pas confondre cette « farine » avec le revêtement blanc feutré très dense des Bouillons-blancs ou molènes formé de poils transparents très ramifiés et cassants.

En fin de saison, sur certains pieds, les feuilles inférieures virent parfois au rouge orangé ou jaune du plus bel effet, annonçant la mort programmée de cette plante annuelle.

Herbe grainée

Dès que les tiges commencent à s’élever, on voit apparaître sur les rameaux latéraux supérieurs et le long de la tige centrale les ébauches des inflorescences qui s’allongent et se ramifient. Comme la très grande majorité des Amarantacées, les fleurs des Chénopodes ne sont guère voyantes. Très petites, en forme de globules verdâtres, elles sont par contre innombrables et forment de longues grappes de glomérules très denses d’aspect granuleux : dès ce stade, alors qu’il ne s’agit encore que de fleurs en boutons, on dirait des « graines ». D’où son surnom rural d’herbe grainée qui va encore plus se confirmer après la floraison. Quand j’étais enfant et que j’arrachais ces herbes au mois d’août, avant de récolter les Pommes de terre, (voir intro), je ne comprenais pas pourquoi ces « petites boules » ne renfermaient pas de graines alors qu’on appelait la plante ainsi !

La floraison débute au cœur de l’été et se prolonge jusqu’en octobre ; les pieds qui ont subi une coupe (voir ci-dessus) alors qu’ils étaient bien avancés refont des inflorescences qui fleuriront en début d’automne : c’est le cas dans les éteules, après la moisson, avant le labourage. Cette floraison tardive lui a valu les surnoms d’herbe au vendangeur ou herbe au vendangeron.

Les fleurs s’ouvrent discrètement en écartant leurs cinq pièces vertes, un peu charnues, couvertes elles aussi de vésicules brillantes : comme il n’y a pas de pétales, on parle de tépales. Chacun d’eux, en forme de petit capuchon, caréné sur le dos, recouvre une étamine ; au centre de la fleur trône l’ovaire coiffé de petits stigmates. Puis, d’un coup, les filets des étamines s’allongent tandis que les tépales s’écartent et laissent passer les étamines entre eux.

A ce stade, les fleurs deviennent un peu visibles via les anthères jaunes qui libèrent le pollen. La pollinisation se fait par le vent mais aussi par des petits insectes très généralistes qui circulent le long des inflorescences. Des études ont montré que le transfert croisé de pollen était maximal dans un rayon de 2m puis diminuait pour devenir très faible au-delà de 15m. Le sens du vent dominant semble bien être un facteur majeur qui oriente le transfert du pollen. Ce flux de pollen important (vu la multitude de fleurs) compense la faible dispersion des graines (voir ci-dessous) pour les échanges génétiques.

Profusion de graines

Pied fructifié

Les fleurs fécondées se transforment chacune en un fruit sec qui renferme une seule graine : un akène, enveloppé d’une membrane (péricarpe). Les tépales persistent à maturité et enveloppent le « vrai » fruit, formant ainsi un faux-fruit. Quand la plante commence à sécher sur pied, ces faux-fruits et l’enveloppe se désagrègent et laissent apparaître les akènes sombres. Ceci explique l’un de ses surnoms anglais : black weed !

Dans l’enveloppe, l’akène-graine, très petit (1,2 à 1, 8mm de diamètre) est disposé horizontalement : il a une forme ronde mais aplatie et avec une sorte de « nez » recourbé ; ce dernier correspond à l’extrémité de l’embryon qui est enroulé sur lui-même, entourant un tissu nourricier à l’intérieur. Cette forme originale a valu au groupe qui englobe la famille des Amaranthacées (les Caryophyllales) l’ancien surnom de Centrospermales (« graines centrées »)

Le Chénopode blanc produit deux types distincts de « graines » (akènes). Certaines (environ 3% en général) ont un revêtement brun, sont non dormantes et peuvent germer rapidement une fois au sol ; elles assurent le renouvellement l’année suivante si le sol est retourné. Mais, la majorité sont noires et profondément dormantes : elles rejoignent la banque de graines du sol où elles peuvent persister 40 ans tout en restant viables. En Chine, on a observé sur des terrains salinisés que les Chénopodes produisaient plus de graines brunes moins sensibles à la salinité.

Un pied de grande taille peut produire de 3000 à 40 000 graines ; on trouve des mentions de 70 000 graines ? Comme en général, les Chénopodes se développent en colonies nombreuses de milliers de pieds, la réserve de graines ainsi libérée est astronomique !

Il ne semble pas y avoir de mécanisme spécifique de dispersion : les graines tombent au sol près de la plante mère. Une partie peut être entraînée par l’eau de ruissellement ou dispersée par des animaux ayant mangé la plante entière : l’akène coriace résiste au passage dans le tube digestif s’il n’a pas été broyé. Par contre, la plupart des oiseaux granivores (linottes, serins cinis, …) qui consomment ses graines les écrasent généralement avec leur bec avant de les avaler.

Très persistant

Cette réserve considérable de graines dans le sol, susceptibles de rester très longtemps, offre au Chénopode blanc un potentiel infini de colonisation année après année, pourvu que le sol soit retourné comme c’est le cas dans les cultures. En effet, de telles plantes ne supportent pas la compétition de plantes vivaces couvrantes qui empêchent le développement des jeunes plantes chaque printemps.

La germination a lieu au printemps et en été (jusqu’en septembre dans les éteules notamment, juste après la moisson) avec un pic en milieu de printemps. Soit il s’agit de graines non dormantes (voir ci-dessus), soit il s’agit de graines dormantes (qui peuvent dater de plusieurs années) chez lesquelles l’exposition au froid et à l’humidité a levé la dormance en permettant l’entrée de l’eau dans la graine. Mais pour que ceci ait lieu, elles doivent avoir été ramenées préalablement en surface et exposées à la lumière : ceci se produit le plus souvent lors du labour de la culture en automne. En milieu urbain, ce peut être à l’occasion de travaux de terrassement par exemple ; ou bien le déblaiement de terre par des animaux fouisseurs.

Seulement 13% des graines germent dans l’obscurité du sol et la germination devient nulle en-dessous de 2cm de profondeur. Si en culture, on veut limiter sa prolifération, on préconise donc un labour peu profond pour ne pas ramener des graines enfouies en surface et de maintenir du couvert de paille au sol qui bloque la germination. On estime que pour épuiser la banque de graines dans le sol d’une parcelle, il faut 6 à 8 ans mais sans qu’il n’y ait de nouveaux apports !

Adventice

Si on devait élire l’icône des adventices, les plantes sauvages associées aux cultures, les ex-mauvaises herbes, on pourrait choisir les yeux fermés le Chénopode blanc ! En effet, il est omniprésent dans pratiquement tous les types de cultures où il peut se montrer très envahissant. Les cultures répondent en effet idéalement à ses deux exigences écologiques majeures :  des sols fertiles riches en nutriments et régulièrement retournés pour pouvoir germer et que ses plantules puissent se développer sans concurrence de lumière.  

Il retrouve de telles conditions dans divers autres milieux ayant en commun d’être perturbés régulièrement par les activités humaines : décombres ou ruines, tas de fumiers, friches urbaines, tas de gravats ou de remblais, chantiers, talus décapés, cimetières, …Ou encore, en situation plus naturelle mais là aussi perturbée régulièrement, dans le lit majeur des grandes rivières sur les bancs de sable et de graviers enrichis en limons et vase. Peut-être ceci correspond il à son milieu naturel originel avant qu’il ne se rapproche des Humains ? En tout cas, on peut dire qu’il est devenu entièrement « Humain-dépendant ».

Dans les cutures, on le qualifie d’encombrant et de compétitif surtout pour les cutures de printemps et d’été qui coïncident avec son cycle comme les cultures sarclées (betteraves, pommes de terre, cultures maraichères). Il se montre très « agressif » dans les cultures de maïs ou de soja : on estime qu’il peut réduire les rendements de maïs de 70% s’il émerge une à deux semaines avant le maïs lui-même et pour des densités de 15-20 plants/m2 ; ceci s’explique par le développement tardif du maïs, plante d’origine tropicale. Dans les céréales où il est plus à la peine (leur cycle est plus en phase avec le sien), on retient un seuil de 6 plants/m2 avant « d’intervenir » : ce qui, en d’autres termes, signifie le plus souvent épandre des herbicides ! Or, le Chénopode, comme bien d’autres adventices, développe des populations résistantes (chronique) à de plus en plus d’herbicides.

Nous avons vu qu’il existe des réponses durables dans la gestion des terres (voir ci-dessus) ; on peut ajouter l’appui des auxiliaires qui consomment les graines : petits rongeurs, carabes ou oiseaux granivores (voir les alouettes des champs). Et dans les petites cultures et jardins, il reste l’arrachage manuel … comme autrefois !!

Alimentaire

Dans le genre botanique Chénopode (Chenopodium), on trouve une autre espèce devenue très célèbre comme plante alimentaire : le quinoa des Andes (C. quinoa) qui lui ressemble beaucoup. Pas étonnant donc que les graines du Chénopode blanc aient été consommées depuis la Préhistoire : on en retrouve des traces dans des campements néolithiques, associées à des traces alimentaires. Mais, on en a aussi découvert en Grande-Bretagne dans des couches antérieures à la présence d’Humains : ceci signifie qu’il a dû toujours être associé à des milieux naturellement perturbés et qu’il s’est installé ensuite près des campements humains, riches en éléments nutritifs. On sait qu’à l’âge du Bronze, on réduisait ces graines en farine grossière ou gruau. Cette consommation des graines s’est poursuivie longtemps à la campagne.

Par ailleurs, les feuilles sont, elles aussi, comestibles, cuites comme des épinards. Ainsi, dans les Cévennes, on incorporait des feuilles cuites dans le boudin ou en mélange avec d’autres herbes (bourbouillade !). Les volailles aiment ce feuillage ; de là vient peut-être l’un des noms populaires du Chénopode blanc : poule grasse (fat hen en anglais) ; mais ce nom s’applique aussi à au moins une autre plante, une composée, la lapsane.

Son statut de plante alimentaire explique son très étrange nom populaire anglais : lamb’s quarters. Si on traduit littéralement, cela signifie quarts d’agneaux ? Il remonte au 9ème siècle et est associé à la fête de Lammas célébrée dans les pays anglo-saxons autour du 1er août. Lammas vient de half-mas qui signifie messe du pain : elle célébrait la première récolte de blé. A cette occasion, on préparait pour les festivités une miche de pain faite avec la récolte : elle marquait le trimestre écoulé, i.e. le « quart » écoulé d’où quarter. Le pain était amené à l’église et placé sur l’Autel avec un agneau cuit préparé avec des herbes vertes … dont notre Chénopode ! D’où lamb’s quarters ! Par ailleurs, quarter désigne aussi un quart d’agneau quand on découpe l’animal !

Signalons que la consommation de cette plante n’est pas sans risques. Quand les graines ne sont pas assez mûres, elles peuvent engendrer des troubles digestifs. On dit aussi que la consommation importante de cette plante cuite (avec d’autres amarantacées comme des arroches) engendrerait des troubles visuels (cécité nocturne) ? En Hongrie, on disait qu’une grande quantité de cette plante mélangée à la nourriture avait la capacité de supprimer le cycle des règles et servait de contraceptif oral ? Aucune garantie quant à la validité de ces infos glanées. Enfin, pour les animaux domestiques, sa grande consommation peut induire des troubles liés à l’excès de nitrates et d’acide oxalique. Cela signifie qu’il faut se méfier des plantes qui poussent sur des terrains très enrichis en nitrates.

Bibliographie

Dictionnary of plant Lore. D.C. Watts. Ed. Elsevier. 2007

Germination ecology of Chenopodium album L. and implications for weed management. Tang W, et al. (2022) PLoS ONE 17(10): e0276176.

Variation of seed heteromorphism in Chenopodium album and the effect of salinity stress on the descendants Shixiang Yao, Haiyan Lan and Fuchun Zhang. Annals of Botany 105: 1015–1025, 2010