19/07/2023 A propos des adventices des champs cultivés, les ex-mauvaises herbes, nous avons souligné l’urgence de changer de point de vue et de cesser cette lutte acharnée contre elles, à n’importe quel prix écologique et économique. On n’a toujours retenu d’elles que leur impact négatif sur les rendements des cultures via la compétition ; on a oublié ou écarté les services positifs qu’elles apportaient aux cultures comme hébergeurs de biodiversité animale (pollinisateurs et auxiliaires prédateurs des bioagresseurs des cultures). Nous devons apprendre à trouver des compromis pour les accepter en contrôlant de manière raisonnable et durable celles qui posent éventuellement des problèmes.

De la même manière, on a toujours considéré les petits rongeurs des champs cultivés, dont les campagnols, comme des « nuisibles » potentiels, destructeurs de récoltes. Là encore, on a oublié divers services positifs que pouvaient rendre ces petits mammifères. Parmi ceux-ci, figure la consommation de graines d’adventices communes dont la multiplication peut causer localement des problèmes. Les campagnols ne mangent pas « que des céréales » et leur rôle comme agent de contrôle des adventices les plus communes et problématiques vient d’être éclairé par une étude allemande.

Double expérimentation

Le site étudié en Allemagne, près de Munich, est un champ de seigle entouré de boisements mixtes, de haies et longé par une autoroute. Géré en agriculture bio depuis les années 1980, il est naturellement riche en adventices. Près de 80 carrés de 35m2 chacun ont été délimités au sein de la parcelle, les uns semés en densité normale (350 grains/m2) les autres en densité réduite (88 gr/m2) pour tester l’impact du couvert de la culture.

A deux reprises dans la saison de croissance (mi-juin et mi-juillet), les chercheurs ont installé des pièges photos devant des plateaux en bois découpés en huit compartiments. Dans chacun d’eux, on place la même quantité de graines de différentes espèces adventices sélectionnées (voir ci-dessous). Un dispositif qui ne gêne pas les campagnols écarte les risques de contamination extérieure ; certains plateaux sont couverts d’un filet empêchant l’accès aux campagnols. Les plateaux sont filmés 24 heures en continu même de nuit en infra rouge. On analyse les images pour recenser qui est intervenu et on compte les graines restantes et leur état.

Par piégeage non destructeur (animaux relâchés) on effectue un suivi des populations de petits rongeurs de ce champ. Deux espèces dominent : le campagnol des champs (Microtus arvalis), espèce hyper commune typique des champs cultivés et prairies ; le campagnol roussâtre (Myodes glareolus), plus rare et plutôt forestier mais bien représenté ici du fait des bordures boisées depuis lesquelles il colonise la parcelle. Les densités observées sont basses : 10 individus/hectare.

Parallèlement, des expériences en laboratoire ont complété cette approche directe sur le terrain. On a soumis des campagnols de ces deux espèces, capturés sur la parcelle, à des tests de choix alimentaire en leur proposant cette fois un choix élargi à quinze espèces d’adventices (dont les huit testées sur le terrain).

Adventices testées

Les chercheurs ont donc retenu quinze espèces d’adventices bien représentées sur la parcelle.

Parmi les quinze, trois espèces de messicoles rares, d’intérêt patrimonial, ont été testées afin de voir si les campagnols n’avaient pas une influence négative sur leur maintien. Ces trois espèces en fort déclin sont répandues sur le site, aux côtés des autres adventices très communes, car intentionnellement favorisées et introduites pour des motifs de conservation.

Pour les treize autres espèces d’adventices communes et répandues, on a cherché à représenter au mieux la diversité présente selon deux critères : le poids des graines (graines lourdes versus légères) et le contenu nutritif (riche en réserves versus pauvre en réserves).

Les campagnols se nourrissent en fait de divers matériaux végétaux dont les graines qu’ils recherchent à cause de leur haute qualité nutritive : elles concentrent des réserves alimentaires destinées à nourrir l’embryon végétal au moment de la germination. On sait qu’en général, les préférences alimentaires des campagnols vis-à-vis des graines dépendent de la taille des et des propriétés physiques (dureté) et chimiques (contenu énergétique) de celles-ci.

Au cours de l’étude, 40% des plateaux présentés en plein champ furent exploités. Sur 720 heures cumulées de vidéos enregistrées, seuls des campagnols sont venus se nourrir sur les plateaux de graines exposés pendant 24 heures d’affilée. Aucun oiseau granivore n’a été observé venant consommer ces graines : ceci confirme la prééminence des petits rongeurs comme consommateurs de graines en période estivale.

Préférences alimentaires

Le taux de prélèvement moyen des graines se situe autour de 35% mais varie considérablement selon les espèces d’adventices allant de 5% pour le gaillet gratteron à près de 65% pour des graminées. Les prélèvements sont plus forts dans la culture dense (43%) que dans la culture clairsemée (26%) (voir le protocole ci-dessus). Ceci s’explique sans doute par la plus grande exposition au risque d’être attaqué par un prédateur quand le couvert végétal est moins dense (notamment avec les rapaces nocturnes).

En situation naturelle, les campagnols se trouvent en compétition avec de nombreux autres groupes d’animaux granivores dont des insectes (carabidés ou fourmis par exemple) ; ces derniers, bien plus nombreux interviennent dès la chute des graines au sol ; leur choix va être contraint par la taille des graines : les plus grosses seront plutôt laissées faute de pouvoir les transporter. Ceci brouille donc quelque peu les vraies préférences alimentaires des campagnols qui « doivent faire avec les restes ».

Les expériences en laboratoire permettent par contre de discerner les vraies préférences. Le taux d’enlèvement des graines y est plus élevé : 50% au bout de six heures et 93% au bout de 24 heures !  Il est vrai que dans ce cas, ils ne disposent que de graines et pas d’autres matériaux végétaux (feuilles, tiges, fleurs). L’environnement plus sécurisé facilite leur activité.

On observe ainsi des différences sensibles entre ces deux espèces proches. Le campagnol des champs consomme relativement moins de graines au bout de six heures (31,4%) que le campagnol roussâtre (55,8%). Il se montre aussi plus généraliste et opportuniste sans préférences nettes ; par contre, le campagnol roussâtre montre une préférence pour les graines légères qui demandent un temps de traitement (grignotage) moins long.

Par leur écologie différente, ces deux espèces se complètent : le campagnol roussâtre centré sur les bordures freine la propagation des adventices depuis celles-ci (toujours plus riches en adventices) vers l’intérieur du champ ; le campagnol des champs de son côté occupe la parcelle même en plein milieu et y contrôle donc le développement des adventices

Doubles auxiliaires

Les deux espèces préfèrent nettement les graines des espèces communes par rapport à celles des espèces rares d’intérêt patrimonial. Ainsi, par exemple, aucune graine de miroir-de-Vénus n’a été consommée lors des tests en plein champ. Comment expliquer ce choix alors que dans les expériences les graines d’espèces rares sont proposées en mêmes quantités ?

Les chercheurs invoquent la mémoire de choix des ressources alimentaires par apprentissage : les campagnols se concentrent sur les graines les plus familières qu’ils rencontrent le plus souvent dans leur environnement naturel. Ceci optimise les temps de traitement et diminue donc les temps d’exposition aux prédateurs, un facteur décisif dans leur comportement alimentaire.

Ainsi, d’une part les campagnols ne mettent pas en danger le maintien de ces espèces rares ce qui ne contrarie pas ou peu les efforts de conservation. D’autre part, ils se concentrent sur les adventices les plus communes parmi lesquelles figurent justement celles qui posent d’éventuels problèmes de compétition avec la culture.  Ainsi, via les expériences en laboratoire, on a mis en évidence une forte appétence envers les grains du vulpin des champs dont 50% sont consommés en six heures. Or, cette espèce fait partie du top 10 des adventices les plus problématiques surtout depuis l’apparition de variants résistants pratiquement à toutes les familles d’herbicides. Les campagnols représentent donc un atout majeur pour sérieusement dégarnir la banque de graines très importante que cette graminée laisse tomber au sol juste avant la moisson.

Les campagnols constituent clairement un filtre vis-à-vis des adventices les plus communes et risquant de poser des problèmes.

Dispersion ?

Mais on sait aussi que les mammifères en général peuvent agir comme agents de dispersion des graines des plantes et favoriser leur éparpillement dans l’espace et donc la colonisation de l’ensemble d’une parcelle dans le cas des adventices. Il se trouve aussi qu’une majorité d’adventices ne disposent pas de dispositifs particuliers de dispersion : la plupart laissent tomber leurs graines au sol ce qui constitue une limite à leur expansion. Dans ce contexte, la moindre aide extérieure peut procurer un avantage décisif et changer la donne. Ainsi, aux îles Hawaïi, des rats noirs introduits sont devenus des agents de propagation majeurs de plantes invasives.  Les chercheurs ont donc exploré cet aspect en ce qui concerne ces deux campagnols.

Les mammifères peuvent disperser les graines des adventices de trois manières. Certains, comme des rongeurs, peuvent récolter des graines et les transporter pour les stocker dans des caches en prévision de les consommer plus tard en période défavorable ; celles qu’ils oublieront ou ne consommeront pas pourront germer ensuite avec l’avantage d’être souvent placés un peu dans le sol. On parle de synzoochorie (syn, ensemble ; zoo, animaux ; chorie, transport). Sur l’ensemble des vidéos collectées, aucun comportement de transport de graines n’a été observé ; ces campagnols consomment les graines sur place.

La fourrure des mammifères peut servir de surface efficace d’accrochage pour des graines dotées de dispositifs adhésifs (crochets, pointes, …) : voir l’exemple des sangliers. On parle d’épizoochorie (epi : en surface). Or, dans les champs cultivés, très peu d’espèces d’adventices possèdent des fruits/graines « accrocheurs ». de plus, les campagnols ne se déplacent que dans un rayon restreint et leur participation à une telle dispersion serait limitée de toutes façons.

Reste la troisième voie : l’endozoochorie (endo, interne). Les animaux qui consomment les fruits/graines peuvent rejeter une partie des graines intactes et viables dans leurs excréments. Les chercheurs ont donc testé directement cette possibilité en laboratoire en nourrissant des campagnols capturés avec un type de graine et en analysant les crottes rejetées après digestion. Sur les 150 graines consommées par chaque campagnol, une infime fraction (0,2%) a été retrouvée dans les crottes : deux graines d’agrostis jouet du vent et une de capselle bourse-à-pasteur ; et encore, sur les trois, seule cette dernière a pu germer en laboratoire.

Donc, clairement, les campagnols ne présentent pas de risque de disperser les graines des adventices : ils se comportent avant tout en prédateurs de ces graines, une fois qu’elles sont tombées au sol.

Nouvelle alliance

Nous voici donc, avec les campagnols, conduits à la même conclusion qu’avec les adventices elles-mêmes : si on cesse de ne considérer que leur impact négatif (consommer des graines et des feuilles des plantes cultivées), on découvre qu’ils ont des impacts positifs, suffisamment intéressants pour contrebalancer les aspects négatifs. Cette étude révèle qu’ils participent activement à la prédation des graines des adventices et limitent donc la banque des graines que celles-ci déposent chaque année. Ils ont de plus l’avantage de consommer sélectivement les graines des espèces les plus communes et sans participer à leur dispersion.

D’autres études antérieures ont par ailleurs démontré d’autres impacts positifs. En creusant des galeries, ils participent à l’aération du sol. Outre les graines des adventices, ils consomment aussi une certaine quantité d’insectes dont des nymphes (chrysalides, pupes) d’insectes bioagresseurs des cultures ; ceci vaut encore plus pour leurs cousins, les mulots, autres occupants réguliers des cultures. Ils maintiennent en creusant le sol les champignons symbiotiques (ectomycorhizes) qui facilitent la croissance des plantes et la présence d’une riche communauté d’espèces. Ils sont eux-mêmes une ressource alimentaire clé pour de nombreux prédateurs carnivores dont les oiseaux rapaces et les mustélidés et les renards.

Néanmoins, tout n’est pas forcément aussi « rose » car ces petits rongeurs connaissent des variations cycliques pluriannuelles de populations conduisant certaines années à des surdensités, susceptibles d’occasionner des dégâts importants. Nous avons vu qu’on pouvait limiter l’impact de ces épisodes de prolifération en s’appuyant sur leurs prédateurs naturels dont les rapaces via la pose de perchoirs de chasse.

Ainsi voit-on émerger la nécessité de tisser une nouvelle alliance (selon le modèle B. Morizot) avec cet ensemble adventices/rongeurs/prédateurs carnivores : on laisse s’exprimer toutes les interactions participant au bon fonctionnement de ce réseau très complexe. Il faut aussi ajouter à cette alliance tout le vivant du paysage environnant et ses éléments (haies, bois, bordures, mosaïque et diversité des cultures, taille des parcelles) qui ajoutent de nouvelles interactions et rendent le système encore plus résilient et auto-régulé.

Bibliographie

Seed preferences by rodents in the agri-environment and implications for biological weed control Christina Fischer & Manfred Türke  Ecology and Evolution 2016; 6(16): 5796– 5807

Predicting spatial and temporal habitat use of rodents in a highly intensive agricultural area. C. Fisher et al. Agriculture, Ecosystèmes et environnements. 189 : 145-153. 2014