Stethophyma grossum

Cet individu femelle mérite bien le qualificatif d’ensanglanté

02/02/2023 Quand on parcourt en fin d’été les prairies humides et les marais ou tourbières, on perçoit de curieux cliquetis répétés qui rappellent le fameux clicker (en français cricket) en laiton utilisé par des parachutistes aéroportés sur la côte normande dans la nuit du D-Day et qui leur permettait de communiquer entre eux sans être repérés. C’est la stridulation, assez rudimentaire dans sa composition mais efficace puisque bien audible, d’un gros criquet hôte de ces milieux : le criquet ensanglanté. Pas de panique, il n’est pas sanguinaire : il porte simplement des taches rouge sang. 

Il adore jouer à cache-cache avec l’observateur …

Assez constant et régulier dans toutes sortes de zones humides et leurs bordures, cette belle espèce, facile à observer et à identifier, connaît dans plusieurs pays d’Europe occidentale un fort déclin, ce qui en fait une espèce iconique de ces habitats en voie de disparition accélérée. Il a donc fait l’objet de diverses études qui ont cherché quelles pratiques de gestion des milieux pouvaient le favoriser et enrayer son déclin. 

Hygrophile 

Habitat typique : prairie humide pâturée en bocage

Contrairement aux sauterelles et alliées (Ensifères) qui peuplent surtout des milieux buissonnants ou arborés (d’où leur nom anglais de bush-cricket : voir les exemples de la sauterelle ponctuée ou de la sauterelle verte), la majorité des criquets au sens large (Caelifères) habitent des milieux herbacés et le plus souvent secs à très secs (voir les exemples de l’œdipode turquoise ou de l’aïolope automnale). Un petit groupe d’espèces de notre faune s’est par contre spécialisé dans les milieux humides dont le criquet ensanglanté. 

Les tourbières ouvertes sont des milieux très favorables ; ici, dans le Cantal

Effectivement, ce criquet est exclusif des milieux humides et de leurs bordures immédiates et se range donc dans le groupe des espèces hygrophiles (qui aiment l’humidité). On peut le rencontrer dans une large gamme de zones humides : prairies humides semi-naturelles pâturées ou fauchées, formations herbacées sur les berges des cours d’eau et des plans d’eau, roselières, le long des fossés humides bien pourvus en végétation aquatique, marais et tourbières. Il peut se contenter de tout petits milieux sous forme de taches isolées au sein de milieux plus secs : par exemple, un tout petit marais lié à une source en haut d’un pré en pente ou une petite bande de végétation amphibie au bord d’un étang artificiel. De ce fait, il reste encore relativement répandu en France aussi bien en plaine qu’en montagne où il atteint 2400m d’altitude dans les Alpes ; dans le Midi, il se confine en altitude. En Europe, on le trouve depuis l’Irlande à l’Ouest jusqu’au nord de l’Espagne et de l’Italie au sud et jusqu’en Sibérie vers l’Est et au nord jusque dans une partie de la Scandinavie.

Mais cette relative fréquence ne sera sans doute très bientôt plus qu’un souvenir devant le recul constant des zones humides, petites ou grandes, face au drainage généralisé des terres agricoles, à la transformation des prairies naturelles en prairies artificielles semées et à l’artificialisation des milieux associée à l’urbanisation galopante et au développement des infrastructures routières. Dans plusieurs pays d’Europe centrale et du nord (Allemagne, Suisse, …), le criquet ensanglanté est classé espèce vulnérable et y connaît une très forte régression. 

Ancienne prairie naturelle labourée et semée pour devenir une prairie artificielle : la diversité des orthoptères y devient quasiment nulle

Double identification

Contrairement à nombre de ses congénères à l’identification délicate, le criquet ensanglanté est une espèce assez facile à identifier à la fois à la vue et à l’oreille. 

D’abord, il se laisse assez facilement observer de près pourvu que l’on reste immobile ou que l’on s’approche doucement ; on peut assez facilement lui tirer le portrait en gros plan. Par ailleurs, comme le font de nombreux criquets et sauterelles, il « joue à cache-cache » avec l’observateur en se plaçant derrière une tige qui le dissimule en partie ; si vous essayez de le contourner, il tourne doucement en sens inverse pour échapper à votre regard tout en vous fixant de ses gros yeux.

Premier trait décisif : il s’agit d’un « gros » criquet (pour notre faune) ; les mâles mesurent de 12 à 25mm de long tandis que les femelles se situent entre 26 et 40mm, soit une belle taille. Si la teinte générale varie (comme chez la plupart des criquets, ce qui ne facilite pas la tâche du naturaliste) du brun clair au vert olive, on rencontre souvent soit des femelles maculées de rouge pourpre ou lie-de-vin (en fin d’été notamment) soit des mâles teintés de jaune vif et de vert très « flashy ». Trois critères colorés constants attirent l’attention : le long des ailes antérieures durcies (tegmina : voir la chronique sur les Orthoptères), il y a une strie jaune bien visible ; la face inférieure des fémurs des pattes postérieures (les « cuisses ») est teintée de rouge vif (rarement de jaune) frappant ; les tibias postérieurs (les « jambes ») sont jaunes avec trois anneaux noirs et sont armés d’épines noires tournées vers l’arrière. Tout ceci lui confère une apparence bigarrée qui en fait un beau sujet pour le photographe. Si vous arrivez à le voir par-dessus, notez que le pronotum (le bouclier qui recouvre le thorax) porte deux lignes droites (carènes) parallèles en avant. 

Mais on peut aussi facilement le repérer à l’ouïe au moins en fin d’été quand les individus ont atteint le stade adulte. Les mâles émettent alors des petits clics (voir le clicker en introduction) audibles de loin (jusqu’à 10m), répétés de manière irrégulière et qui servent de stridulation ; comme ils se répondent entre eux, on a la sensation d’être entouré de clickers. Pour émettre ces sons, les mâles, posés sur une herbe, relèvent une ou les deux pattes postérieures puis détendent brusquement le ou les tibias vers l’arrière dont les épines (voir ci-dessus) frottent alors sur le bord des tegminas allongés le long du corps. Les femelles peuvent aussi émettre ces clics en cas d’alerte.

Mâle en train de chanter : une des pattes postérieures se lève

Vous pouvez écouter l’effet sonore produit via cet enregistrement fourni par le site du Muséum de Paris (MNHN).  

Cycle de vie 

T’es qui toi, avec ton appareil noir qui claque …

La période du chant et des accouplements s’étale de juillet à septembre dès que les individus ont atteint le dernier stade de développement et sont devenus adultes. Chez les criquets, les femelles ont un organe de ponte (oviscapte) bien plus réduit que chez les sauterelles (voir l’exemple de la sauterelle verte) : il se compose de deux valves superposées. Elles pondent des œufs groupés en paquets (jusqu’à 15 œufs à la fois) ou oothèques allongées, déposées soit au niveau du sol, soit enterrées à la base des plantes. Ces pontes passeront ainsi l’hiver et l’éclosion n’a lieu que fin mai à début juin, donnant naissance à des jeunes criquets semblables aux adultes mais sans ailes. Ils vont subir cinq mues successives au cours desquelles ils grandissent et voient leurs ailes se développer progressivement. Tous les adultes meurent après la reproduction même si on peut encore en voir quelques-uns jusqu’en octobre voire début novembre. 

Il se place derrière une herbe pour se fondre … oubliant qu’on voit alors bien ses fémurs rouges …

Pendant la longue période printanière avant l’éclosion, les embryons se développent dans les œufs. Pour cela ils ont besoin d’une humidité atmosphérique élevée et permanente : la dessication leur est fatale ; c’est pourquoi les femelles choisissent comme sites de ponte des endroits très mouillés au sein de leurs habitats, inondés en hiver et se découvrant au printemps tout en conservant une forte humidité. De plus, il leur faut de la chaleur : pour cela, il faut une végétation clairsemée qui laisse le soleil atteindre le sol et le chauffer. A l’éclosion, les jeunes des premiers stades ont une mobilité très réduite et ont alors besoin d’un couvert hétérogène laissant le soleil pénétrer : si le milieu est trop dense et élevé, ils seront défavorisés. 

En dépit de sa coloration vive et bigarrée, il se fond bien dans la végétation hygrophile hétérogène

Les adultes quant à eux bénéficient aussi d’une végétation hétérogène qui leur permet de mieux supporter des températures fluctuantes en se réfugiant dans certains secteurs plus humides et ombragés par exemple en période très chaude. Ils se cantonnent aussi dans des secteurs humides mais sans doute parce que c’est là qu’ils trouveront les sites de ponte ad hoc. 

Fauche et pâturage

Dans les marais de l’Ouest, le pâturage bovin est déterminant pour nombre d’espèces des prairies humides

On voit donc que le criquet ensanglanté a des exigences assez étroites ; or, ses habitats étaient au moins autrefois souvent exploités de manière extensive (basse intensité) soit comme zones de pâturages ou comme prairies de fauche (récolte du foin). Avec l’abandon généralisé de ces pratiques agricoles (déprise agricole) sur des parcelles marginales, peu productives par nature, les milieux concernés tendent à être colonisés rapidement par des buissons et des arbres qui ferment progressivement le milieu, les rendant ainsi impropres au maintien de cette espèce (et de nombreux autres insectes avec une écologie du même type). Ces deux pratiques, selon leur intensité, leur fréquence et leur mode de conduite peuvent avoir des impacts très différents avec des effets parfois contradictoires (négatifs et positifs) ; pour assurer la conservation à long terme de cette espèce, il faut donc les doser et les programmer de manière très subtile pour que l’espèce en tire le plus de bénéfices possibles. Voici résumées les préconisations formulées dans une synthèse des données sur ce thème. 

Le pâturage et la fauche sont deux moyens valables de maintenir une végétation avec une structure ouverte et variée (hétérogène), deux caractères clés pour le criquet ensanglanté (voir ci-dessus). Le pâturage ne devrait se faire qu’à basse intensité et autant que possible sur des périodes limitées tout en maintenant autour ou au sein des parcelles pâturées des secteurs refuges non pâturés où les criquets peuvent se réfugier temporairement. Les charges en bétail ne devraient pas dépasser 0,5 à 2 Unités de Pâturage (une unité équivaut au pâturage d’une vache laitière produisant 3000 litres de lait/an). Un pâturage plus prolongé mais toujours de basse intensité est préconisé en été sur les bordures plus sèches des sites humides pour limiter l’embroussaillement ou la dominance de quelques grandes graminées formant des grosses touffes. Par contre, proscrire le pâturage dans les secteurs très humides détrempés en permanence à cause des problèmes de piétinement qui affectent aussi bien les sites de ponte que les plantes rares associées à ces zones. 

Prairies de fauche dans un vallon humide

Pour la fauche, une coupe par an est l’idéal ou deux au plus selon le type de végétation. Si la fauche est tôt en saison (juin), elle devrait se faire avant la période d’éclosion (soit avant mi-juin) ; si elle est tardive (par exemple en septembre après un épisode estival de pâturage), elle devrait se faire après la période de ponte soit au-delà de mi-septembre. Pour faucher, on utilise une faucheuse avec une barre de coupe en avant, levée au minimum à 10cm de hauteur, préconisation en plus indispensable pour épargner les jeunes des oiseaux nicheurs au sol. Ne faucher que par temps chaud et ensoleillé pour les criquets soient capables de voler et s’échapper (animaux à « sang froid ») ; progresser du centre vers les bordures et laisser quelques bandes non fauchées (refuges) ; laisser sécher le foin quelques jours avant de le récolter. 

On voit que tout ceci demande une attitude très volontariste et soucieuse de la protection des animaux et de l’environnement. De telles pratiques extensives peuvent être subventionnés par aides financières dans le cadre de programmes agroenvironnementaux qui peuvent concerner diverses espèces sensibles en même temps. En tout cas, ceci démontre aussi qu’on peut trouver un modus vivendi convenable autant pour les hommes que pour les non-humains, y compris les végétaux. 

Dispersion 

La disparition des milieux de vie du criquet ensanglanté (voir ci-dessus) a pour corollaire leur fragmentation croissante dans l’espace : des taches isolées au sein de paysages transformés « hostiles » (cultures, milieux urbanisés, routes, …), éloignées les unes des autres. Cette situation nouvelle pose le problème de la dispersion de cette espèce, i.e. la capacité des individus à coloniser de nouveaux habitats distants de leur milieu d’origine.

Le criquet ensanglanté est doté d’ailes bien développées

Sur le terrain, les criquets ensanglantés volent bien pour fuir devant notre approche mais sur de courtes distances ou bien ils se contentent le plus souvent de sauter ; on a observé que devant une faucheuse en action, arrivent ainsi à fuir au loin à condition que le temps soit chaud et ensoleillé (voir ci-dessus). Mais cela suffit-il pour aller s’installer dans une autre parcelle distante qui de 500m ou de quelques kilomètres ? 

Classiquement, mais sans réelle vérification, on rangeait le criquet ensanglanté dans la catégorie des espèces à capacité de dispersion limitée : un rayon moyen de 250m avec une donnée exceptionnelle à 1500m. Récemment, dans le Sud- Ouest de l’Allemagne, on a constaté une légère augmentation des populations avec la colonisation de nouveaux sites abandonnés auparavant ; on a alors émis l’hypothèse que cette recolonisation avait été rendue possible par le réchauffement climatique en cours avec des printemps plus humides et plus chauds qui favoriseraient les évènements de dispersion à longue distance. Une étude conduite en Bavière a invalidé cette hypothèse : avec la méthode de marquage/recapture, les chercheurs ont montré que les adultes des deux sexes effectuent en fait des déplacements chaotiques qualifiés de mouvements de routine et qui correspondent à l’activité de recherche de partenaire sexuel à l’intérieur des sites habités. Dans les populations étudiées, des zones adjacentes favorables n’ont pas été colonisées à cause de la simple présence d’un rideau d’aulnes le long d’un cours d’eau, agissant comme une barrière infranchissable. Les nouveaux habitats colonisés se situaient à moins de 400m de la population source et seulement en l’absence de toute barrière : rideau d’arbre, haie ou route.  Pour assurer la conservation de l’espèce, il va donc falloir protéger impérativement les milieux encore existants habités et y développer une gestion favorable (voir ci-dessus) pour favoriser le développement des populations et peut-être envisager des opérations de réintroduction sur des sites favorables abandonnés ou nouvellement recréés. 

C’est pas fini ces dérangements …. je voudrais bien être tranquille

Les auteurs de cette étude proposent une hypothèse évolutive pour expliquer ce manque de dispersion chez une espèce a priori dotée de capacités voilières correctes. Originellement, ces grands criquets avaient sans doute des capacités et des comportements de dispersion plus étendus ; mais, comme les milieux favorables étaient très répandus dans les paysages non cultivés, l’espèce aurait progressivement perdu une partie de ces capacités sous la pression de la sélection qui favorise les comportements les moins coûteux en énergie et en risque. Dans des habitats fragmentés comme actuellement, au sein de paysages avec de nombreuses barrières, avoir une dispersion limitée est un avantage car la probabilité d’individus migrants d’atteindre un nouveau milieu devient très hasardeuse … sauf que à long terme, cette stratégie peut devenir suicidaire si les milieux habités continuent de disparaitre ou de se dégrader. 

Bibliographie 

Guide des sauterelles et criquets d’Europe occidentale. H. Bellmann. G. Luquet. Ed. Delachaux et Niestlé. 1995

The effects of grazing and mowing on large marsh grasshopper, Stethophyma grossum (Orthoptera: Acrididae), populations in Western Europe: a review Jacqui Miller, Tim Gardiner journal of Orthoptera Research 2018, 27(1): 91-916 

Habitat use and dispersal characteristic by Stethophyma grossum: the role of habitat isolation and stable habitat conditions towards low dispersal Andre Bogdan Bonsel ; Anne-Gesine Sonneck J. Insect Conserv. (2011) 15:455–463 

Pour voir l’ensemble des chroniques consacrées aux Orthoptères, suivre ce lien