Cercope rouge sang (Cercopis vulnerata)

Une petite bête toute noire à taches rouges qui saute comme une puce quand on s’approche : voilà le portrait-robot d’un petit insecte très commun partout y compris dans les jardins (exempts de pesticides bien sûr !) et surtout facile à observer vu sa coloration très voyante : le cercope. Sa biologie révèle quelques surprises intéressantes tant au niveau la reproduction, des modes de communication, des déplacements que des motifs colorés. 

Quatre espèces 

On peut reconnaître un cercope au premier coup d’œil : un corps ovale et allongé d’environ 1cm de long, bombé sur le dos, avec deux ailes dures (élytres) disposées en toit au dessus du corps au repos, une grosse tête dégagée avec des grands yeux ronds, des antennes formées de courts segments avec une longue arête terminale. Tout le corps et les pattes sont d’un noir brillant avec des reflets métalliques sauf trois grands taches rouges symétriques sur les élytres : une triangulaire vers la base, une plutôt carrée au milieu et une dernière vers la pointe.

Ajoutons comme critères d’identification deux traits de comportement ultra-typiques face à votre approche : soit il saute brusquement hors de vue (voir ci-dessous), soit il se tourne de côté sur la tige où il se trouve, jouant en quelque sorte à cache-cache ! 

En fait, cette description générale s’applique à au moins quatre espèces très proches d’aspect et assez répandues : belle occasion de jouer au biodiversitaire (voir la chronique sur ce thème) en apprenant à les identifier avec le critère des taches rouges : une belle clé d’identification dichotomique, réalisée par l’un des grands spécialistes des hémiptères de France, F. Dusoulier, se trouve accessible en ligne (1).  Le cercope des pins (Haematoloma dorsata) se distingue aisément par ses ailes rouges avec des taches noires, soit le schéma coloré inverse des autres ! Cette espèce méridionale inféodée aux pins semble en expansion vers le nord. Le cercope intermédiaire (Cercopis intermedia), plutôt méridional, a les pattes noires avec les genoux rouges et des petites taches rouges sur les élytres. Restent deux espèces jumelles aux pattes entièrement noires que l’on distingue d’après la forme de la troisième tache rouge au bout de l’aile : chez le cercope sanguinolent (C. sanguinolenta), commun mais dans des milieux plus chauds en général, elle est droite et en travers ; chez le cercope rouge sang (C. vulnerata), cette tache forme un V qui suit le bord de l’élytre. Dans la suite de cette chronique, nous allons essentiellement nous référer à ce dernier, de loin le plus commun. 

Extraordinaires sauteurs 

Les deux paires d’ailes

Sous les élytres durs se cache une seconde paire d’ailes membraneuses transparentes qui leur permet de voler très bien ; mais en général, les cercopes n’utilisent le vol qu’en complément de leur principal moyen d’échapper aux prédateurs : leur remarquable capacité à sauter brusquement jusqu’à presque un mètre de distance, soit près de cent fois fois la longueur de leur corps (2) ! Toute la poussée vient de la troisième paire de pattes arrière plus développées, actionnée par des muscles logés dans la partie médiane du thorax (métathorax) ; l’extension se produit en moins de 1milliseconde ce qui suggère qu’en plus des muscles intervient un système de tension élastique confirmé par la présence d’une protéine « caoutchouc » remarquable, la résiline dans le métathorax. La synchronisation de la détente des deux pattes arrière semble assurée par la présence  de plaques de micro-poils sur l’intérieur des hanches de ces pattes qui se trouvent ainsi solidarisées. 

Des études mécaniques menées (3) sur des proches cousines des cercopes (voir ci-dessous), les cicadelles écumeuses, ont étudié la problématique du contrôle de la trajectoire et de la maîtrise de l’atterrissage face à la quasi instantanéité de ces sauts. Cette étude confirme l’extraordinaire synchronisation entre les deux pattes arrière : moins de 70 … microsecondes d’écart au plus au moment de la détente ; toute augmentation de ce décalage nuirait à l’efficacité du saut en abaissant l’énergie libérée. Ces insectes ne contrôlent donc pas leur trajectoire en jouant sur ce décalage droite/gauche qui permettrait de faire varier l’angle de départ ; tout repose sur la structure de leurs tibias et les forces engendrées. 

L’amour à 45° ! 

Les adultes se montrent de (avril) mai à septembre (octobre) et se nourrissent de la sève de diverses plantes, essentiellement des graminées mais aussi des orties, des ombellifères, … Ils piquent les tiges avec leur rostre typique des Hémiptères (comme les punaises, les pucerons ou les cigales) pour prélever la sève circulant dans les vaisseaux. Cette nourriture certes abondante présente un inconvénient majeur : sa richesse en eau ; l’animal éjecte donc régulièrement les surplus d’eau avec ses excréments sous forme de petites gouttes transparentes par l’anus. 

La période des accouplements suit rapidement les premières émergences comme le montre une étude réalisée en Allemagne (4) sur l’espèce jumelle, le cercope sanguinolent. Les mâles émergent en premier et se montrent très mobiles, se déplaçant dans un rayon de presque cent mètres, contrairement aux femelles qui sortent plus tard et restent confinées sur quelques mètres carrés ; ils cherchent activement les femelles dès que ces dernières apparaissent. Pour attirer les femelles, ils émettent par ailleurs des signaux d’appel inaudibles par l’oreille humaine (5) (fréquence entre 40 et 300 Hz) à la manière des cigales (par cymbalisation) : une phrase de 3 à 6 secondes avec de courtes syllabes espacées de 50 ms, tout en faisant vibrer leur abdomen ce qui engendre des ondes susceptibles de se propager au long des tiges et d’être perçues par les femelles ! Ils émettent par ailleurs d’autres appels irréguliers en se déplaçant qui seraient des signaux territoriaux ; en cas de danger extrême (par exemple quand on les manipule en main), ils émettent un cri de détresse ! 

Prélude à l’accouplement

L’accouplement se fait selon un protocole original très typique : mâle et femelle se tiennent côte à côte, les pointes des abdomens se touchant pour la mise en contact des organes génitaux, leurs corps faisant un angle de 45° ; on parle d’accouplement oblique ! Il peut durer jusqu’à 5 heures : une belle occasion pour le photographe ! A cette occasion, on peut noter une légère différence de taille confirmée par les études (4) : les mâles sont un peu plus grands que les femelles (9,61mm versus 9,13mm) ; plus ils sont grands, plus ils ont de chances de s’accoupler ce qui semble lié à leur meilleure capacité de mobilité. 

Cercopes accouplés

Crachats souterrains 

Crachats de coucou fabriqués par les larves de la cicadelle écumeuse du saule

Les mâles meurent rapidement après les accouplements tandis que les femelles vivent plus longtemps, notamment le temps de pondre leurs œufs. La ponte se fait dans des crevasses du sol : les larves blanchâtres qui émergent s’enfoncent jusqu’à 15-20cm de profondeur et s’installent en petites colonies sur des racines à la faveur de petites cavités du sol autour de celles-ci. Comme les adultes, elles se nourrissent de la sève brute pompée en piquant les racines. Mais, à la différence des adultes (voir ci-dessus), l’excédent d’eau rejeté avec les excréments et additionné de protéines secrétées est injecté d’air à sa sortie ce qui le transforme en un amas d’écume. On retrouve ce comportement en bien plus visible chez les cicadelles écumeuses de la famille des Aphrophoridés, les plus parentes des Cercopidés, sous la forme des « crachats de coucou », ces amas d’écume accrochés cette fois à l’air libre, aux tiges des plantes herbacées ou aux rameaux des arbres, parfois en grandes quantités. Si on écarte doucement cette écume faite de bulles, on y trouve une ou des larves ou nymphes vertes ou brunes de petits insectes dont l’espèce la plus commune est la cicadelle écumeuse (Philaenus spumarius). Ce manchon leur sert apparemment de protection contre la déshydratation et les cachent à la vue d’une partie de leurs prédateurs ; cependant dans le cas des cercopes, vu leur vie souterraine, cette fonction doit être plus limitée ce qui indiquerait que ce mode de vie serait dérivé de celui des cicadelles écumeuses. 

Les larves grandissent par mues et se transforment en nymphes qui leur ressemblent mais avec les ailes qui se développent ; au printemps suivant, elles donnent naissance aux adultes qui émergent. 

Ordinaires 

Cercope au jardin sur un pavot de Californie

Les cercopes sont de beaux exemples de ce que l’on appelle la biodiversité ordinaire faite d’espèces communes ou assez communes et vivant dans divers milieux (généralistes ou peu spécialisées). On les trouve surtout dans les milieux herbacés (sauf le cercope des pins : voir ci-dessus) que ce soit des pelouses ou des prairies humides ou sèches et sur les lisières ou dans les clairières forestières. Ils fréquentent volontiers les jardins « nature » avec de la végétation haute et montrent une certaine préférence pour les sites ensoleillés. En cas de très forte abondance, ils pourraient provoquer des dégâts sur certaines plantes comme les arbres fruitiers  via leurs larves suçeuses des racines : mais, bon, pas de quoi s’affoler et sortir la sulfateuse ! En tout cas, au jardin, ce sont d’adorables compagnons à montrer impérativement aux enfants … en leur apprenant à s’en approcher doucement (voir la chronique sur l’expérience de la nature) ! On peut notamment les voir excréter leurs gouttelettes de sève un peu comme le miellat des pucerons ! Ce sont aussi de merveilleux sujets de dessin : deux couleurs suffisent ! 

Sang et noir 

Cercope côtoyant une punaise arlequin ou graphosome

Nous avons affirmé que les cercopes se reconnaissaient au premier coup d’œil ; pour autant, ils ne sont pas sans rappeler d’autres insectes de par leur coloration noire à taches rouges ou vice-versa ; on peut penser aux coccinelles (coléoptères) et surtout à de nombreuses espèces de punaises (elles aussi des Hémiptères comme les cercopes) rouges et noires telles que le gendarme (voir la chronique) ou le graphosome (voir la chronique). Or, chez ces punaises, on a pu mettre en évidence que cette même coloration commune et très voyante constituait un moyen de protection envers certains de leurs prédateurs principaux dont les oiseaux : certaines de ces espèces rouges et noires (ou l’inverse !) fabriquent des substances toxiques ou des substances volatiles malodorantes qui les rendent inconsommables ; les jeunes oiseaux apprennent à les reconnaître après quelques expériences malheureuses et les évitent ensuite. C’est le principe de l’aposématisme (voir la chronique sur ce thème), ou la manière de signaler préventivement que l’on « n’est pas bon » en affichant des signaux visuels très lisibles du même type par mimétisme. Par extension, il apparaît que d’autres espèces non apparentées mais présentant la même coloration et pas forcément toxiques ou immangeables profitent de cette protection indirecte. 

Qu’en est-il pour les cercopes ? Une étude sur de tels insectes rouge et noir dont des cercopes mis en présence d’oiseaux (6) montre qu’ils semblent bénéficier de cette protection via leur couleur mais avec quand même des variations fortes selon les oiseaux. Par ailleurs, on sait que certaines espèces de cercopidés peuvent effectuer des saignées réflexes au niveau de leurs pattes, comme les crache-sangs (voir la chronique sur ces grosses chrysomèles) et que le liquide alors exsudé (hémolymphe) aurait un gout désagréable ce qui renforcerait cette hypothèse de livrée aposématique. 

Mini-cigales

Cicadette (petite cigale continentale) ; noter les pattes antérieures élargies

A deux reprises nous avons fait un rapprochement avec les cigales via leur allure générale et les émissions sonores. Ce n’est pas un hasard : au sein de l’immense groupe des Hémiptères (qui inclut notamment les punaises, les pucerons, les cochenilles, …) la famille des cercopes, les Cercopidés, se classe dans un sous-groupe appelé les Cicadomorphes, i.e. « ceux qui ont une forme de cigale » qui regroupe à lui seul au moins 35000 espèces ! Vertiges de la biodiversité ! Ils partagent notamment un tube digestif transformé avec une chambre filtrante qui permet d’éliminer l’excès d’eau, à la manière des pucerons mais de manière indépendante et convergente. Ils ont comme plus proches parents les Membracidés, autres insectes extravagants et sauteurs auxquels nous avons consacré une chronique

Par ailleurs, la famille des cercopidés se classe dans la super-famille des Cercopoïdés aux côtés de la famille des Aphrophoridés citée ci-dessus, qui comme elle possède des larves « cracheurs d’écume ». 

Attention toutefois à ne pas confondre cercopes et cicadelles écumeuses avec les « vraies » cicadelles classées dans une autre super-famille les Cicadelloïdés plus proche des Membracides. Leurs larves ne font pas d’écume et on peut les distinguer au stade adulte par la présence de nombreuses épines mobiles sur leurs tibias carénés alors que les cercopes en ont au plus deux ; elles sautent aussi mais sans avoir des pattes postérieures développées dédiées au saut. 

BIBLIOGRAPHIE

1) Clé d’identification des Cercopidés : http://hemiptera.free.fr/Cle_Cercopidae.html

2) The jumping mechanism of cicada Cercopis vulnerata (Auchenorrhyncha, Cercopidae) : skeleton–muscle organisation, frictional surfaces, and inverse-kinematic model of leg movements ; Stanislav N.Gorb. Arthropod structure & development 33(3):201-20 · August 2004

3) The mechanics of azimuth control in jumping by froghopper insects.G. P. Sutton* and M. Burrows
The Journal of Experimental Biology 213, 1406-1416 2010

4) Mating success in the spittlebug Cercopis sanguinolenta (Scopoli, 1763) (Homoptera, Cercopidae): the role of body size and mobility. Robert Biedermann J Ethol (2002) 20:13–18 

5) Vibrational communication in Cercopoidea and Fulgoroidea (Homoptera: Cicadina) with notes on classification of higher taxa.D. Yu. Tishechkin Russian Entomol. J. 12(2): 129-181 

6) European birds and aposematic Heteroptera: review of comparative experiments. Alice EXNEROVÁ et al. Bulletin of Insectology 61 (1): 163-165, 2008