Epilobium hirsutum

24/01/2023 L’épilobe hérissé (eh oui, c’est un nom masculin même si c’est contre-intuitif …) s’impose en massifs luxuriants long des fossés humides en bocage ou dans les zones cultivées  Il nous offre à voir au cœur de l’été, alors que les floraisons commencent à se raréfier, une profusion de belles fleurs rose vif ; un spectacle dont on ne se lasse pas et qui attire son lot de pollinisateurs : un spot très intéressant pour le naturaliste photographe, sans se fatiguer vu que la belle culmine le plus souvent à hauteur d’yeux … Derrière sa vitalité et ses milieux de vie humides se cachent diverses adaptations intéressantes que nous allons explorer. 

Touffe d’épilobe en épi et liseron des haies

Hélophyte 

Un fossé de drainage à massettes au milieu des cultures avec son cortège d’épilobes

Avant d’entamer le portrait de l’épilobe hérissé, commençons par ses exigences écologiques pour savoir où le trouver : bien que commun partout, il reste cantonné aux seuls (ou presque …) milieux humides ; on le qualifie de plante hygrophile (hygros, humide et phyton, plante) ou hygrophyte. Il recherche des sols gorgés d’eau (bien humides presque toute l’année) mais garde la base de ses tiges non immergés (sauf temporairement lors d’inondations : voir ci-dessous) : on le classe de ce fait parmi les hélophytes (helos, marais) que l’on différencie des hydro-hélophytes (plantes semi-aquatiques) qui elles vivent les pieds dans l’eau quasi en permanence (joncs, iris d’eau, massettes, roseaux, …). Il se développe donc juste au-dessus de la « ligne d’eau » affleurante. Nous reviendrons en détail sur ses rapports avec l’eau ci-dessous. 

Fossé le long d’une haie en bocage

Outre l’humidité du sol, il exige de la lumière et ne supporte au plus que des situations semi-ombragées comme par exemple un fossé avec une haie d’un côté et un chemin ou un pré de l’autre. On peut donc le qualifier d’héliophile, « ami de la lumière ». Enfin, compte tenu de son exubérance et de sa stature conséquente qu’il faut reconstruire chaque année, il lui faut des sols riches ce qui le rapproche des plantes rudérales ; de ce fait, il craint les sols acides, pauvres en éléments nutritifs. La présence d’une abondante litière de tiges et feuilles mortes accumulées (dont celles des roseaux poussant à proximité) en cours de décomposition le favorise en lui apportant des matières nutritives. Ceci tend d’ailleurs à le rapprocher des activités humaines productrices de déchets nutritifs ; ainsi, il est noté en nette progression dans toute l’Île-de-France 

Le long d’un canal dans le marais vendéen en compagnie des roseaux

Il prospère sur des substrats argileux, vaseux, limoneux à tourbeux (non acides). Deux éléments minéraux semblent le limiter : les fortes concentrations en fer (au-delà de 50 mg/l) qui l’excluent des sites où sévit la rouille des marais (voir la chronique sur ce processus) et les taux élevés de manganèse (toxique à partir de 5mg/l). Il trouve donc ces conditions réunies dans une large gamme de zones humides à semi-humides : marais à grandes herbes et roselières ; berges basses des cours d’eau ; fossés : un de ses milieux favoris en bocage et dans les plaines agricoles drainées ; bois humides très clairsemés (besoin de lumière) le long des cours d’eau ; lisières humides ; … Parmi les plantes les plus fréquentes qui l’accompagnent, citons le liseron des haies (voir la chronique), la salicaire, la menthe aquatique, la grande massette, le roseau phragmite (voir la chronique), l’eupatoire chanvrine (voir la chronique), la pulicaire dysentérique, l’iris d’eau, … 

Mais, ponctuellement, l’épilobe hérissé se montre capable de s’extraire de ces milieux humides pour aller coloniser des champs humides sur des sols argileux en jachère ou abandonnés. Mieux encore, en bord de mer, il déborde sur les plages de galets et, plus surprenant, il s’installe en individus isolés en pleine ville jusque dans les rues mais reste alors souvent sous forme très basse ou bien dans les cimetières. Ce tempérament de colonisateur tient à sa capacité de dispersion par des graines (voir ci-dessous).  

Rampant 

Il forme des colonies très denses et étalées

Si nous prenons l’exemple des fossés agricoles humides où il est facile à observer, on peut l’y chercher même en plein hiver. En effet, d’une part en automne, toutes ses parties aériennes sèchent sur pied : vu la robustesse de ses tiges, ses colonies souvent fournies persistent presque tout l’hiver. Avec l’habitude, on peut ainsi l’identifier même au cœur de l’hiver.

Touffe sèche d’épilobe hérissé en plein hiver

Un autre indice permet alors de confirmer : au fond du fossé, près de l’eau qui coule ou stagne, on peut voir des belles rosettes de feuilles denticulées d’un vert foncé brillant avec une nervure centrale rougeâtre le plus souvent. Contrairement aux apparences, l’épilobe n’est pas une plante annuelle qui meurt complètement en automne : il conserve, cachées dans le sol ou à la surface, au milieu de la végétation souvent dense, des tiges souterraines. On le qualifie de ce fait de pseudo-annuelle (« fausse » annuelle). 

Sur le fond d’un fossé juste humide, des dizaines de pseudo-rosettes ; dans deux mois, ce sera un massif de deux mètres de haut …

L’épilobe dispose en effet d’un système souterrain complexe grâce auquel il peut développer des capacités de multiplication végétative considérables qui lui permettent, outre sa persistance hivernale, de s’étendre en générant de nouvelles tiges. Ainsi, il peut « envahir » les fossés colonisés ou des petits ruisseaux aux eaux calmes et y former des massifs exubérants parfois sur des dizaines ou des centaines de mètres. La base des tiges au ras du sol, souvent un peu renflée, est ancrée sur une tige souterraine horizontale (rhizome) solidement ancrée dans le sédiment souvent mou par de fortes racines adventives. Cette souche vivace élabore de nombreuses tiges blanches charnues qui rampent très proches de la surface du sol : des stolons hypogés produits surtout en fin d’été ou en automne quand la plante est à son zénith végétatif.

Colonie émergente au printemps au milieu de jeunes orties au fond d’un fossé « sec » en surface

Produits par des bougeons axillaires, ces stolons (voir la chronique) développent à leur tour des racines adventives propres qui les tirent dans le sol où ils se transforment en nouveaux rhizomes qui élaborent en automne des pseudo-rosettes d’hiver. Les « vraies » rosettes sont celles qui se forment suite à la germination de graines qui donnent un nouveau pied, autre processus qui sévit en parallèle du précédent. 

Pied extrait de la vase molle d’un fossé en hiver avec ses gros stolons blancs hypogés

Comme ces rhizomes sont assez minces, une partie d’entre eux se nécrosent si bien que des fragments se retrouvent ainsi séparés du pied mère et deviennent autonomes tout en étant des clones génétiques. 

Vigoureux 

Colonie le long d’un fossé en fin d’été : une biomasse conséquente

Non content de se développer largement sous terre, l’épilobe hérissé se montre en plus très vigoureux dans ses parties aériennes, pourtant reconstruites entièrement chaque année ; il dépasse couramment les deux mètres de hauteur. A partir du printemps, les réserves engrangées dans les rhizomes permettent la croissance rapide d’une multitude de tiges dressées, rigides, puissantes (de 8 à 15mm de diamètre) qui se ramifient rapidement en montant. Elles se couvrent de feuilles abondantes, opposées pour la partie basse des tiges puis devenant alternes au-dessus des premiers nœuds.

D’un vert pâle à jaunâtre, les feuilles sont molles et douces au toucher car elles sont couvertes de longs poils simples clairs étalés sur les deux faces et sur les bords, pilosité qui se retrouve sur les tiges et justifie le qualificatif hérissé (hirsutum). A ces poils nombreux viennent s’en ajouter d’autres de types glanduleux : formés d’une seule cellule allongée avec un pore au sommet et une base un peu élargie à paroi durcie, ils élaborent diverses substances chimiques dont des flavonoïdes (quercétine, myricitrine) qui sont des moyens de défense contre les insectes herbivores. Pour autant, certaines espèces se sont adaptées à contourner ces défenses ; ainsi, on peut observer sur les massifs d’épilobe hérissé l’imposante chenille (6cm en fin de développement) du sphinx de l’épilobe, ornée de points noirs : contrairement à la plupart de ses congénères (voir l’exemple du sphinx à tête de mort), elle ne porte pas de corne au bout de l’abdomen mais, à la place, sur les chenilles à un stade avancé, il y a un disque corné avec un point noir au centre. 

Chenille de sphinx de l’épilobe en train de consommer les jeunes feuilles d’une tige d’épilobe hérissé

Les feuilles ovales allongées (4 à 12cm de long) n’ont pas de pétiole (sessiles) et embrassent à moitié (semi-embrassantes) la tige ; le bord est denté en scie avec des petites dents crochues, incurvées vers l’avant (sous la loupe) et terminées par une petite glande ; elles portent des nervures latérales arquées. 

Explosion florale 

La floraison s’étale sur près d’un mètre de hauteur

Quand arrive l’été (juillet-août), les massifs se couvrent, dans la moitié supérieure des tiges, de milliers de superbes fleurs d’un rose vif soutenu et de belle taille (jusqu’à 2,5cm de diamètre). Insérées une par une, elles forment de longues grappes terminales ; elles semblent « perchées » au sommet d’un long pédoncule arqué, teinté de rougeâtre, qui est en fait l’ovaire très allongé en forme de tige, un caractère propre aux épilobes. Cet ovaire se compose de quatre loges donc tout en longueur et qui renferment les ovules, les futures graines. Le calice se compose de quatre sépales pointus, rougeâtres, glanduleux, très écartés. La belle corolle compte quatre pétales égaux, échancrés en deux lobes, étalés et dressés en forme d’entonnoir évasé

L’intérieur de la fleur, i.e. les organes sexuels, n’est pas en reste avec une belle teinte crème qui tranche sur le fond rose intense : huit étamines aux anthères crème apparaissent à mi-hauteur de l’entonnoir de la corolle tandis qu’au centre monte le long pistil avec ses quatre stigmates très voyants. Pour une fleur donnée, les étamines mûrissent en premier et libèrent leur pollen tandis que les stigmates haut perchés restent regroupés et non réceptifs. On parle donc de fleur protandre (« d’abord mâle », sous-entendu les étamines) ; la nette séparation dans l’espace des étamines et des stigmates est un dispositif de protection qui limite l’autopollinisation : on parle d’herkogamie (herkos, barrière et gamos, mariage). Dans un second temps, après que les étamines commencent à faner, presque vides de pollen, les stigmates se déploient et s’étalent en une belle croix blanc crème très contrastée : les grains de pollen apportés depuis d’autres fleurs par les insectes visiteurs peuvent désormais être captés et germer pour aller féconder les ovules, loin en-dessous dans le long ovaire. Nos voisins anglais ont concocté un nom populaire qui fait allusion à cette couleur : codlins and cream, ce qui signifie « pomme cuite et crème » ; très belle image savoureuse.

Les longs ovaires, souvent teintés de rougeâtre, font penser à de longs pédoncules floraux

Ces massifs fleuris attirent surtout des abeilles et des syrphes et constituent une manne bienvenue en plein été quand les floraisons commencent à baisser. Cependant, l’autofécondation reste possible physiologiquement même si les graines produites sont peu nombreuses et de piètre qualité. 

Abeille domestique récoltant le pollen des étamines ; avec son ventre, elle frotte les stigmates déployés

Anémochore 

Peuplement en fruits le long d’un fossé dans l’Aubrac

Les fleurs fécondées fanent : la corolle et le calice tombent mais il reste l’ovaire qui s’allonge et grossit et se transforme en un fuit sec allongé, une capsule qui devient sèche à maturité. Elle s’ouvre depuis le sommet en quatre valves qui s’écartent progressivement, laissant apparaître des rangées de petites graines (1 à 1,5mm, un peu aplaties, surmontées chacune d’une touffe de longs poils blancs. Ainsi exposées, elles sont rapidement arrachées au premier coup de vent qui peut les entraîner à longue distance selon le principe de l’anémochorie, i.e. la dispersion par le vent. Cependant, sur le terrain, on observe que la plus grande majorité des graines atterrissent très près des pieds mères : elles assurent le renouvellement des colonies. Il suffit de quelques évènements rares de dispersion à longue distance pour réussir à coloniser de nouveaux milieux. 

Des milliers de graines : jusqu’à 70 000 par pied …

En dépit des ressemblances, ces graines plumeuses, qui sortent de fruits secs, n’ont rien à voir avec les fruits plumeux des composées (voir la chronique sur la tribu des chardons) : chez les épilobes c’est la graine qui produit au sommet des poils fins ; chez les cirses et chardons par exemple, c’est calice reste accroché sur le fruit sec élémentaire (un akène avec une seule graine) qui se transforme en aigrette plumeuse (pappus). Bel exemple de convergence évolutive non homologue. 

Une étude suédoise a comparé justement la capacité de dispersion de l’épilobe velu et du cirse des champs (qui vit souvent aussi à ses côtés) : les temps de chute des graines de l’épilobe sont 2 à 4 fois plus longs que ceux des fruits du cirse : donc, 2 à 4 fois plus de temps et de chances d’être prises en charge par un courant d’air porteur. La légèreté des graines y est sans doute pour beaucoup. 

Fleurs juste fanées avec le fruit vert ; noter au sommet la cicatrice de l’emplacement de la « fleur »

Dans cette même étude, les chercheurs ont comparé des populations d’épilobe sur le continent avec celles des îles de la Baltique : le temps de chute des graines des secondes est sensiblement supérieur à celui des premières. Ce trait d’origine génétique a probablement été sélectionné par le fait que les îles sont colonisées depuis le continent et que donc les graines voyageant le plus loin ont atteint plus facilement les îles. 

Cette capacité de dispersion à grande distance associée à la puissance de sa multiplication végétative (voir ci-dessus) en font un redoutable compétiteur (dans les limites des conditions de milieu : voir ci-dessous) et une espèce potentiellement invasive. C’est le cas aux USA et au Canada où il se montre très agressif et conquérante dans les zones humides souvent en compagnie d’une autre invasive européenne inattendue, la salicaire. Il est classé là-bas parmi les espèces invasives redoutables. 

Par ailleurs, les graines qui ne germent pas et atterrissent dans des zones trop denses peuvent rester dormantes de longues années dans l’attente d’une perturbation favorable à la germination (ouverture du milieu). 

Hygrophyte mais …

Les épilobes s’installent surtout au-dessus de la ligne d’eau dans ce fossé humide

Nous avons vu dans le premier paragraphe que l’épilobe velu fréquentait certes des milieux humides mais tendait à se cantonner juste au-dessus de la limite de l’eau libre. De ce fait, on en a fait une espèce modèle pour tester l’influence du niveau d’eau sur sa croissance et son développement. 

Une étude menée en Corée du sud (où l’espèce est classée comme « en danger » ..) confirme l’importance de l’humidité dans le sol : le nombre des stolons (voir ci-dessus) est maximal pour une humidité supérieure à 25% ; par contre, le nombre de fleurs n’atteint un maximum qu’au-dessus de 75% d’humidité ce qui est plus difficile à atteindre en plein été. 

Plusieurs études hollandaises ont évalué expérimentalement l’impact du niveau d’eau. Dans des sols engorgés, les épilobes investissent fortement dans des racines adventives qui cherchent la moindre quantité d’oxygène qui se raréfie. Par ailleurs, la base des tiges se renfle et développe à l’intérieur un tissu plein de vides (aérenchyme) qui améliore ainsi la diffusion d’oxygène vers les racines en risque d’asphyxie. Il réussit ainsi à surmonter une telle situation mais néanmoins ce n’est visiblement pas son idéal. En situation carrément inondée, on observe en plus une tendance des rhizomes à devenir plus minces et à s’orienter vers le haut ; ainsi, ils émergent en surface et peuvent espérer capter de l’oxygène. Ses rhizomes relativement minces ne lui permettent pas de tenir longtemps en anoxie faute de réserves de sucres suffisantes permettant de compenser. 

L’inondation du milieu de vie élimine les jeunes plantules qui sont le seul stade très vulnérable ; la germination ne se fait que si le sol est libre d’eau en surface. les plantes adultes allongent leurs tiges de manière à en placer le plus possible hors de l’eau. Donc, en fait, l’épilobe est éliminé des milieux inondés faute de pouvoir s’y implanter. 

Autres épilobes 

Le genre épilobe ne compte pas moins de 19 espèces en France et leur identification est loin d’être aisée. Deux autres espèces communes sont susceptibles de se rencontrer dans les mêmes milieux ou proches de l’épilobe hérissé et d’être confondues avec lui.

L’épilobe à feuilles étroites est très commun, en populations couvrant parfois des hectares en moyenne montagne. Très grand, vivant en colonies très denses et possédant lui aussi de grandes fleurs, il s’en distingue par ses longues feuilles étroites (comme des feuilles de saule ou de pêcher) toutes alternes non veloutées et ses fleurs légèrement dissymétriques à pétales entiers et d’un rose mauve différent ; normalement, il ne colonise pas les zones humides mais peut s’en approcher.

L’autre espèce la plus proche et assez commune qui fréquente les mêmes milieux est l’épilobe à petites fleurs qui partage en plus le critère des stigmates étalés en croix à maturité et les tiges un peu velues. L’épilobe à petites fleurs a des fleurs rose clair plus petites, des feuilles médianes non embrassantes, très brièvement pétiolées et il ne se propage pas par stolons si bien qu’il ne forme pas de colonies denses mais au plus des touffes isolées. 

Bibliographie 

Variation in dispersability among mainland and island populations of three wind dispersed plant species B. Fresnillo, B. K. Ehlers Pl Syst Evol 270: 243–255 (2008) 

Effect of nutrient and moisture on the growth and reproduction of Epilobium hirsutum L., an endangered plant Lee et al. Journal of Ecology and Environment (2017) 41:35 

Vegetative reproduction by species with different adaptations to shallow-flooded habitats J. P. M. LENSSEN et al. New Phytol. (2000), 145, 61–70 

The effect of flooding on the recruitment of reed marsh and tall forb plant species J. P. M. Lenssen et al. Plant Ecology 139: 13–23, 1998.