Cardueae Carduinea

Chardons à capitules nus dans une prairie alpine

01/11/2022 Nous avons entamé la découverte de la tribu des chardons et alliés en parcourant trois des sous-tribus qui la composent (Carlines, Echinops et Centaurées et alliées) dans une première chronique. Nous avions laissé de côté la dernière sous-tribu, les Carduinae du fait de son importance numérique et de sa diversité : ce sera l’objet de cette seconde chronique.

Cirse glutineux une espèce montagnarde aux capitules jaune clair

Cette sous-tribu des « chardons » ou Carduinae se partage avec celle des Centaurées (Centaureinae : voir la chronique 1) le gros des effectifs d’espèces de la tribu : à elles deux, elles réunissent 2200 espèces, soit 90% de la tribu.

Cirse très épineux, typique des reposoirs de bétail dans les alpages

On peut grossièrement les définir comme les « vrais » chardons mais ceci n’a pas grand sens vu le côté informel de ce terme : ils sont majoritairement épineux au niveau des feuilles et/ou des tiges ainsi que les bractées des involucres. En plus, presque tous ont des capitules avec un seul type de fleurons tubulaires et pas de fleurons rayonnants périphériques, contrairement par exemple aux Centaurées de la sous-tribu suivante. Leurs akènes très durcis portent souvent une caroncule terminale ; le pappus s’insère sur un rebord en anneau. On peut distinguer une série de sous-groupes sur la base de caractères morphologiques originaux et des données moléculaires. 

Jeune capitule de chardon penché : les bractées internes sont colorées et simulent des ligules

Xéranthèmes

Xéranthème annuel cultivé (originaire Méditerranée orientale)

Les xéranthèmes (Xeranthemum, de xero, sec ; 2 esp.) : ces herbacées non épineuses ont des feuilles très veloutées (adaptation aux milieux arides), un réceptacle portant de grandes écailles et un involucre de bractées parcheminées brillantes qui les rapproche des immortelles, terme lui aussi informel qui recouvre plusieurs genres placés dans d’autres tribus que les Cardueae. Cet involucre coloré simule le cercle de fleurs hémiligulées comme chez le tournesol et renforce ainsi l’illusion de la fleur unique. Le pappus est très spécial avec des écailles longues et on trouve souvent deux types d’akènes différents par leur pappus. Ce groupe est parent avec le reste des Carduinae et s’en écarte nettement. 

Bérardie-Stéhéline  

Voici deux genres (Berardia, 1 esp et Staehelina 1 esp) étranges et très différents. La bérardie laineuse est une superbe plante des éboulis des Alpes du sud aux feuilles laineuses veloutées en rosette plaquée ; elle fleurit avec un seul capitule sans tige à base de fleurons jaunâtres. Cette endémique à aire restreinte a migré depuis un refuge glaciaire côtier après la fin de la dernière glaciation. La stéhéline douteuse est un arbrisseau très ramifié des rocailles et garigues du midi à feuilles linéaires sans épines ; ses fleurons rose pourpre sont enchâssés dans un involucre allongé et ont une corolle avec des lobes allongés ; le pappus° des fruits est fait de soies soudées à la base mais divisées en soies capillaires au sommet. 

Ces deux genres que tout oppose semblent pourtant bien apparentés mais sans affinité avec le reste de la sous-tribu si bien qu’on ne sait pas comment ils ont émergé de cette lignée. 

Onopordes 

La stature imposante du chardon aux ânes ; noter les tiges ailées épineuses

Avec les onopordes ou chardons aux ânes, nous rencontrons les premiers « vrais » chardons. (Onopordum, 6 esp.) ; ces grands chardons bisannuels ont des tiges ailées (une espèce acaule, sans tige dans les Pyrénées) épineuses tout comme feuilles et bractées ; leur réceptacle se démarque par l’absence d’écailles et leurs akènes ont un aspect particulier : la surface est piquetée, ridée ou rugueuse. Ce groupe a probablement divergé très récemment au cours du Pliocène-Pléistocène quand le climat méditerranéen est apparu. Leur caractère bisannuel en fait de formidables colonisateurs de friches et espaces ouverts. Le revêtement cotonneux blanchâtre qui recouvre feuilles et tiges apporte une protection contre les risques de dessèchement. 

Un pionnier par excellence des friches, terrains vagues , … : ici sur un campus universitaire

Cardons 

Cardons cultivés

Ce groupe est bien connu par les artichauts (Cynara ; 2 esp.) dont on consomme le réceptacle charnu et la base des bractées de l’involucre et les cardons dont on consomme les côtes des feuilles. Ces plantes « géantes » portent de très gros capitules de fleurons rouge pourpre et ont des feuilles amples épineuses tout comme les bractées coriaces de l’involucre. Ils sont très proches des chardons classiques qui suivent.

Les cardons sont originaires de l’Est du bassin méditerranéen où ils sont très diversifiés en espèces endémiques à aire restreinte tandis que les Ptilostemon (qui signifie « à fils plumeux », allusion aux soies du pappus ; 2 esp.) ont la majorité de leurs espèces dans l’Ouest de la Méditerranée avec le chardon de Casabone en Corse à épines jaunes groupées par trois. 

Chardon de Casabone

Cirses et Chardons 

Détail de feuille de cirse à capitules laineux avec ses épines orientées en tous sens

Nous entrons ici au cœur du grand complexe de « chardons » épineux, les « intouchables », que ce soit au niveau des feuilles, des tiges ou des capitules. L’involucre se compose de bractées externes épineuses souvent recourbées et des internes souvent colorées.

Capitule de chardon penché ; noter les poils aranéeux de l’involucre et la coloration des bractées
Petits capitules du cirse des champs

Les fleurons tous tubulaires sont rouges, pourpres, roses ou plus rarement blancs.

L’akène est souvent doté d’un rebord en anneau au sommet, d’une petite caroncule conique qui fonctionne comme un élaïosome (i.e. un appendice chargé de lipides qui attire les fourmis, lesquelles participent à la dispersion selon le processus de la myrmécochorie) et d’un nectaire apical. Le pappus formé de soies plumeuses ou lisses tombe souvent en une seule pièce, un caractère typique de ce groupe. On voit au passage que les transformations au sein des lignées touchent non seulement les fleurs et capitules mais tout autant les fruits ou akènes, même si cela reste bien moins visible. On trouve dans ce groupe au moins six genres de chardons présents en France. 

En nombre d’espèces représentées, viennent largement en tête les cirses (Cirsium 24 esp.) et les chardons au sens strict (Carduus, 15 esp.). On les confond très souvent mais il existe un critère distinctif assez simple si les plantes portent des fruits : les soies du pappus des akènes des cirses sont plumeuses « dentées » versus les soies lisses des chardons.

Cinq espèces de cirses sont très communes dans notre flore : le cirse des champs (le moins épineux relativement), le cirse vulgaire, le cirse à capitules laineux remarquable avec les poils aranéeux qui parsèment son involucre, le cirse des marais aux petits capitules qui tendent à s’agglomérer et le cirse sans tige des pelouses. En région méditerranéenne, notons le cirse féroce (tout est dit) surprenant par ses fleurons le plus souvent entièrement blancs. De même, il existe quelques espèces à fleurons jaunes : le cirse glutineux et le cirse maraicher.

Côté chardons, trois espèces dominent : le chardon à petites fleurs, le chardon penché avec les bractées internes de l’involucre teintées de rose, le chardon crépu qui ressemble fortement aux cirses. 

Chardons Marie repérables de loin aux marbrures blanches du feuillage très volumineux

Le chardon-Marie (Sylibum, 1 esp.) se reconnaît facilement à ses opulentes touffes de très grandes feuilles fortement épineuses et marbrées de blanc laiteux ; les bractées externes de l’involucre sont armées de fortes épines doublées de petites épines latérales ; lui aussi a un pappus avec des soies dentées. Il forme de grosses colonies et tend à se répandre vers le nord depuis ses bastions méditerranéens jusqu’en bordure des cultures. On le cultive en grand dans certains pays comme source de substances médicamenteuses (sylibine et sylimarine) très efficaces comme traitement des hépatites chroniques ou dans les empoisonnements par des amanites phalloïdes. 

Les quatre derniers genres sont plus strictement méditerranéens : Notobasis (1 esp., très rare), Picnomon (1 esp. des friches avec sous l’involucre un cercle de feuilles formant un faux involucre), Tyrimnus avec une espèce le chardon à taches blanches (soies du pappus dentées) et les Galactites (2 esp. dont une commune G. tomentosus). Ces derniers sont surnommés chardons laiteux car eux aussi ont des marbrures blanches sur les feuilles mais moins marquées que celles du chardon-Marie (galacto pour lait) ; ils se démarquent nettement de tous les autres chardons de ce groupe par leurs capitules avec des fleurons périphériques rayonnants stériles comme ceux que l’on retrouve dans la tribu des Centaurées. Leur place dans ce groupe n’est d’ailleurs pas confirmée par les données moléculaires.

Notobasis syriaca (cliché Zeynel Cebeci, CC 0-4)

Il ressort de ce tour d’horizon rapide de ce groupe épineux un parfum de Méditerranée où à tout le moins de milieux secs et ouverts où ils prospèrent en actifs colonisateurs. 

Bardanes

Grande bardane

Les bardanes (Arctium ; 4 esp.) sont des plantes très familières même aux non botanistes à cause de leurs infrutescences (capitules fructifiés) accrocheuses connues sous le nom de teignes ou grattons : chaque bractée de l’involucre se termine par un crochet redoutable d’efficacité pour s’arrimer dans un pelage ou sur des vêtements. A maturité, quand ils sont complètement secs, ces capitules chargés d’akènes serrés finissent par « s’ouvrir » progressivement si bien que le moindre accrochage en fera tomber une partie ; mais le plus souvent, c’est tout l’ensemble qui se détache et reste fortement ancré à son support assurant ainsi la dispersion à longue distance selon les déplacements du porteur malgré lui jusqu’à ce qu’il s’en débarrasse (épizoochorie). On notera donc qu’ici c’est l’infrutescence entière qui est dispersée i.e. que le capitule fonctionne aussi pour ses fruits comme une seule fleur. Par ailleurs, les espèces de ce groupe partagent des fleurs tubulaires, des akènes porteurs de rayures sinueuses plus sombres et un pappus de soies libres caduques (versus en un seul bloc chez les chardons ci-dessus). Les bardanes se remarquent aussi par leurs feuilles de très grande taille avec de forts pétioles côtelés.

Grande bardane : plante géante démesurée
Petite bardane et ses inflorescences allongées

Mais dans ce groupe, il y a un autre genre non représenté chez nous et très spectaculaire par sa diversité, Cousinia : ce genre est de loin le plus fourni en espèces de toute la tribu des Cardueae avec au moins … 600 espèces ; il figure d’ailleurs dans le top 50 des genres les plus diversifiés au sein de l’ensemble des plantes à fleurs. Mais le plus extraordinaire est que toute cette diversité d’espèces se répartit sur un territoire restreint à l’échelle planétaire : la région irano-touranienne (Iran, Irak, Afghanistan et Turkestan) réunit à elle seule 500 de ces espèces ; autant dire qu’il s’agit d’endémiques à aire très localisée au sein de cet ensemble de steppes et semi-déserts. Les ancêtres de cette lignée ont visiblement trouvé là un territoire auquel ils étaient bien adaptés et sans doute avec peu de concurrence initiale pour « exploser » évolutivement ainsi.  Régulièrement, on décrit de nouvelles espèces. Le reste se répartit plus à l’Est jusqu’au tibet et Népal ou Mongolie. Les feuilles sont souvent épineuses au bord ainsi que les bractées des involucres. On estime que cette lignée se serait détachée des autres il y a environ 10 Ma : elle a donc une histoire assez longue par rapport à d’autres comme par exemple les onopordes (voir ci-dessus).

Cousinia sp (cliché CT Johansson ; CC 3-0)

Jurinées et Saussurées 

Avec ce dernier groupe, nous quittons complètement les épineuses avec des plantes basses à feuilles souvent argentées soyeuses dessous et des akènes mous à paroi non durcie ; ceux-ci portent un pappus de soies très longues (dépassant nettement les bractées de l’involucre), d’un blanc pur et de ce fait très voyantes ; ces soies sont soudées à leur base en anneau. 

Ces deux genres (Jurinea, 1 esp et Saussurea, 3 esp.) ne sont représentés chez nous que par quelques espèces : la jurinée humble des basses montagnes méditerranéennes et trois espèces de Saussurée dont la Saussurée des Alpes des hautes pelouses d’altitude. Mais, si change de focale, on découvre que ces deux genres sont en fait très diversifiés : plus de 100 espèces de Jurinées dans le bassin méditerranéen de l’Iran à l’Espagne et l’Afrique du nord ; plus de 400 espèces de Saussurées avec un centre majeur de diversité en Asie centrale et dans l’Himalaya. Plusieurs dizaines de ces espèces sont très recherchés localement pour leurs nombreux usages comme médicinales, tinctoriales, alimentaires, religieuses, … On connaît une espèce indigène en … Australie qui intrigue grandement les botanistes : comment est-elle arrivée là-bas ? 

Ces deux derniers groupes illustrent combien nous n’avons très souvent très souvent qu’une vision tronquée des genres ou familles si nous nous limitons aux seuls représentants de notre flore ouest-européenne. La biodiversité des astéracées reste époustouflante et donne le vertige : cents vies ne suffiraient pas pour toutes les croiser au moins une fois (et l’empreinte carbone serait salée pour ce faire). 

Chardons multiples 

Cirse à capitules laineux

En prenant en compte l’ensemble des quatre sous-tribus des Cardueae (voir la chronique 1), il en ressort une « nouvelle » image de ce qu’on appelle au sens large des astéracées qualifiées de chardons, i.e. des espèces herbacées épineuses. On peut dire que le modèle chardon a été réinventé à de multiples reprises au sein de la tribu des Cardueae. Certes, la sous-tribu des Carduinae en reste le bastion principal avec ses multiples genres et espèces presque tous épineux mais des chardons ont aussi émergé dans les sous-tribus des Carlines et des Echinops mais aussi au sein de celle des Centaurées et alliées à travers les Carthames mais aussi au sein même du genre Centaurée avec le chardon béni ou la centaurée chausse-trape. Alors pourquoi une telle réitération de ce port au sein de cette tribu ? 

Pâture envahie de cirses communs non broutés

Nous avons vu à plusieurs reprises que la majorité des lignées des Cardueae avait émergé soit dans le bassin méditerranéen, soit dans les steppes et semi-déserts d’Asie centrale et proche-orientale, autrement sous des conditions dominées par l’aridité et dans des milieux très ouverts où la pression des grands herbivores peut être importante. Dans ce contexte, l’acquisition du port épineux devient un atout de défense anti-herbivores comme en attestent les refus à base de chardons dans les pâturages ou l’invasion parfois massive des pâturages australiens ou américains par des espèces introduites.

Pâturage d’Aubrac envahi de cirses à capitules laineux

En plus, le port épineux procure indirectement un autre avantage indirect contre la sécheresse : il sclérifie et durcit une partie des tissus ce qui réduit les pertes en eau et atténue les risques de fanaison. Plusieurs genres dont les onopordes ont développé des ailes épineuses sur leurs tiges ce qui augmente les surfaces dédiées à la photosynthèse, avec une orientation différente de celle des feuilles. Mais cette stratégie a un inconvénient : le cout énergétique et en matériaux pour élaborer ces structures défensives. Nous avons vu à ce propos que les centaurées (voir la chronique 1) avaient plutôt opté pour les défenses chimiques renforcées.

Le port épineux n’est pas en plus une exclusivité des Cardueae au sein des astéracées puisqu’il apparaît dans d’autres tribus sous des formes plus ou moins accentuées ; dans la tribu des Cichorieae : le feuillage spinescent des laiterons, les nervures épineuses de la laitue scariole , les feuilles nettement épineuses comme les Scolymes ; dans la tribu des Heliantheae, la lampourde épineuse n’a rien à envier aux chardons. 

Bibliographie 

Cardueae (Carduoideae) Alfonso Susanna and Núria Garcia-Jacas Chapitre 20 Systematics, Evolution, and Biogeography of Compositae 2009