commens-goelbat

Les goélands se fixent de plus en plus dans les ports de pêche où ils trouvent une nourriture abondante mais ils continuent aussi de suivre les bateaux en mer pendant la pêche

L’espèce humaine, depuis l’avènement de l’agriculture et la sédentarisation suivis de son expansion planétaire, a cristallisé la mise en place de nombreuses interactions en à peine 10 000 ans. Devant l’envahissement et la transformation généralisée de leurs milieux de vie, de nombreuses espèces animales se sont adaptées au nouvel environnement créé par cette « drôle d’espèce ». La fourniture de ressources alimentaires immenses via les cultures, les élevages, les déchets, d’abris nouveaux via les constructions ou de moyens de déplacement à grande échelle via les transports n’a pas manqué avec le jeu de la sélection naturelle de générer donc de nouvelles interactions orientées vers cet hôte omniprésent. Ainsi parle t’on couramment des espèces commensales de l’Homme y compris en archéologie avec en tête des mammifères tels que la souris grise, le rat noir, le rat surmulot ou des oiseaux tels que le moineau domestique, le pigeon ramier ou la tourterelle turque pour ne parler que des vertébrés plus visibles et plus familiers. L’ancienne définition des espèces commensales renvoyait en fait surtout aux espèces vivant dans les maisons, soit en permanence ou de manière occasionnelle, allant et venant avec l’extérieur.

Mais dès lors que l’on intègre l’homme et les nouveaux milieux qu’il créé, tout devient plus compliqué ; nous devons chercher de nouveaux repères par rapport aux milieux naturels et introduire beaucoup de nuances dans les mots choisis. Ces espèces dites commensales entretiennent-elles vraiment avec l’espèce humaine des interactions relevant du commensalisme ? Nous allons ici explorer cette question à partir des réflexions exposées dans un très récent article de synthèse (1).

Vraiment des commensaux ?

La notion de commensalisme est définie dans une chronique de présentation générale. Situons le décor : on parle ici des animaux vivant dans les environnements créés et entretenus par les humains (environnements anthropogéniques) dans lesquels les fluctuations naturelles (et notamment saisonnières) des ressources se trouvent complètement changées par rapport aux milieux dits naturels, peu ou pas trop transformés ou perturbés par les activités humaines. Ces environnements anthropogéniques recouvrent les milieux agricoles et les milieux urbains et péri-urbains. Dans ce contexte, quand on parle d’espèces commensales de l’Homme, on parle en fait d’espèces capables d’exploiter ces nouveaux environnements et qui en dépendent plus ou moins. Tant que ces espèces se maintiennent en faible nombre, leur impact sur l’Homme reste très limité voire nul et on entre alors bien dans la définition du commensalisme (voir la chronique sur sa définition). Mais, dès lors que leurs populations s’accroissent, tôt ou tard, ces espèces entrent en « conflit ou en compétition » avec l’Homme soit parce qu’elles consomment des aliments ou des cultures, qu’elles véhiculent des maladies, dégradent des constructions ou objets ou créent des nuisances diverses. On quitterait alors clairement le champ du commensalisme. Est-ce vraiment le cas d’un point de vue écologique et évolutif ?

Si on considère par exemple la propagation de maladies infectieuses par les commensaux, ce n’est qu’un effet indirect ; le rat noir qui véhiculait le bacille de la peste ne transmettait pas la maladie à l’homme en lui inoculant ! Pour la consommation de nourriture, qui peut être considérée comme une forme de compétition (interaction négative) nous, humains, sommes capables de limiter cet impact par divers moyens : à partir de quel niveau cela devient-il « insupportable » ou problématique ? Une même espèce dite commensale peut avoir des effets négatifs d’un côté mais positifs de l’autre : les chats harets (semi-sauvages) véhiculent la toxoplamose dangereuse pour l’homme mais capturent des souris et des rats vecteurs eux d’autres maladies et responsables de dégâts. On voit bien que la définition des espèces commensales doit s’affranchir de ce lien avec le commensalisme au sens strict et intégrer d’autres critères pour être utilisée dans le cadre de l’évolution.

Une progression dans la dépendance

Une meilleure approche consiste à plutôt considérer la manière dont ces espèces interagissent avec les environnements créés par l’Homme à l’échelle de leurs populations ; en effet, au sein d’une même espèce, différentes populations peuvent adopter des comportements différents et développer des adaptations plus ou moins marquées. Il faut donc distinguer plusieurs situations selon le degré de dépendance vis-à-vis des environnements anthropogéniques.

Les populations anthropophobiques ne tolèrent pas les nouveaux environnements urbains ou agricoles ; elles n’exploitent pas les ressources procurées par l’homme et ses activités ou ne trouvent plus dans ces nouveaux milieux les ressources nécessaires si elles sont spécialisées. Ces espèces disparaissent rapidement dès l’urbanisation d’une ancienne zone naturelle. Parmi les oiseaux, c’est le cas par exemple des pies-grièches ou d’espèces forestières inféodées aux peuplements matures comme le pic cendré ou le pic mar.

Les populations synanthropiques ou synurbaines se maintiennent dans des environnements où elles vivaient à l’origine et qui ont été colonisés et transformés par les hommes ; ces populations ont plus ou moins modifié leur comportement, leur mode d’alimentation ou leur régime alimentaire pour réussir à se maintenir mais elles n’interagissent pas beaucoup avec les ressources d’origine humaine. C’est le cas par exemple de nombreux oiseaux tels que le merle noir ou la mésange bleue, espèces d’origine forestière et qui se maintiennent bien dans les parcs et jardins ou les zones périurbaines à la faveur de la présence d’arbres et arbustes ; elles n’ont pratiquement aps d’impact négatif sur l’homme … sauf quelques fruits glanés par les merles dans les jardins ? Parallèlement à ces populations de merles urbains, les populations forestières originelles et naturelles prospèrent toujours.

Les populations anthropophiles consomment régulièrement des ressources liées aux environnements humains mais tout dans leur comportement indique qu’elles ne sont pas particulièrement dépendantes de ces ressources ; on pourrait les qualifier d’opportunistes. C’est le cas par exemple des milans noirs qui viennent ramasser des cadavres de petits animaux écrasés par la circulation aux abords des villes.

Les anthrodépendants

Restent donc les populations devenues largement dépendantes des ressources créées par l’homme, qui ont pu, au début de leur rapprochement avec l’homme, avoir une relation réellement commensale (sans effet négatif sur l’homme) mais qui ont pu devenir suffisamment nombreuses pour avoir un part d’impact négatif. Pour contourner cet obstacle lié à l’évolution de la relation commensale, les auteurs de l’article (1) proposent un nouveau terme : les anthropodépendants ou anthrodépendants. On peut tout au plus, au cas par cas, évaluer leur degré de « nuisance » vis-à-vis de l’Homme qui peut varier largement selon les contextes socio-économiques et les pratiques humaines locales.

 

Cependant, cette dépendance n’exclut pas que ces populations puissent aussi interagir en dehors des environnements humains grâce au rayon d’action plus ou moins étendu. Ainsi, des populations de renard roux urbaines mais victimes de persécutions, installent leurs terriers à la périphérie, loin des dérangements etdes actions de destruction ; la nuit venue, ils « descendent en ville faire les poubelles et chasser les rats et souris ». De même, on a pu montrer par radio-tracking que des populations de surmulots installées dans des paysages agricoles pouvaient parcourir chaque jusqu’à 3 à 6km pour aller se nourrir sur des décharges dont ils dépendent. Ils sont bien anthrodépendants bien que ne vivant pas « sur place ». De même, au moment de la récolte des céréales qui supprime brusquement une ressource alimentaire, les souris domestiques migrent vers les lieux de stockages (granges et silos) ou les zones urbaines voire même les sites boisés !

Des ressources très fluctuantes

Cette dernière remarque à propos des souris va à l’encontre d’une idée reçue bien ancrée à propos des commensaux, pardon, des anthrodépendants : les environnements humains fourniraient en permanence des ressources illimitées ; les animaux y seraient affranchis des variations saisonnières importantes mais régulières qui existent dans les milieux naturels. Or, il n’en est rien et c’est même plutôt le contraire avec un inconvénient supplémentaire : l’imprévisibilité des fluctuations.

Prenons d’abord le cas des milieux agricoles et la culture des céréales : la moisson signifie qu’en quelques heures, toute la ressource disparaît et part pour être stockée plus ou moins loin dans un silo ou exportée directement ; le labour qui suit souvent dans la foulée signifie le retournement complet du sol qui pouvait servir de lieu de refuge. D’une année à l’autre, ce ne sera pas forcément la même culture et passer du blé à la betterave, ce n’est pas vraiment pareil en termes d’abris, de dérangements liés aux activités d’entretien et de ressource alimentaire ! Globalement, la diversité des cultures reste faible tout autant que la biodiversité associée (mauvaises herbes, adventices, ..) et n’offre guère de solution de remplacement.

En milieu urbain, certes la ressource est immense avec essentiellement les déchets (miettes de nourriture, débris, …) rejetés dans les rues et les déchets ménagers dans les poubelles ; à cela il faut ajouter le nourrissage artificiel ou hivernal fréquent en ville et les espaces verts. Mais cette ressource surabondante peut d’un instant à l’autre être enlevée ou changer complètement d’une année à l’autre si par exemple un quartier est réhabilité. La destruction d’une friche urbaine pour y construire un bâtiment signifie la perte brutale d’un environnement riche en biodiversité. La nature des nouvelles constructions peut aussi entièrement changer les possibilités d’abri ou de sites de nidification notamment pour les oiseaux liés aux habitations comme hirondelles et martinets. Pensez aussi à la tonte des pelouses dans les jardins ou aux travaux d’aménagements divers qui bouleversent en quelques jours le paysage.

Donc, être anthrodépendant signifie en fait, d’un point de vue adaptatif, être capable de faire face à ces brusques variations de ressources et à entrer en compétition avec d’autres populations d’autres espèces qui se trouvent confrontées aux mêmes aléas.

Des trajectoires évolutives

S’il existe, pour une même espèce, des populations différentes quant à leur dépendance vis-à-vis des ressources apportées par l’homme dans ses environnements, alors on doit pouvoir observer des tendances évolutives vers une commensalité accrue (disons donc plutôt une anthropodépendance croissante). C’est le cas avec le merle noir en milieu urbain (2). On a comparé des populations urbaines et forestières de cette espèce au niveau de leur cycle physiologique de reproduction et leur propension à migrer ou pas. Chez les mâles de première année, on montre une moindre accumulation de graisse en automne chez les merles urbains ce qui indique une moindre disposition à migrer ; les merles urbains évoluent vers une plus grande sédentarité. En outre, ces mêmes oiseaux montrent au printemps un développement plus précoce de leurs glandes sexuelles, ce qui donne une saison de reproduction plus longue et donc plus de possibilité d’avoir des descendants. Le fait majeur, c’est que ces transformations sont transmises génétiquement donc héréditaires : des merles capturés très jeunes au nid en milieu urbain et élevés en milieu artificiel conservent ces deux tendances physiologiques qui semblent donc bien être des adaptations à la vie en milieu urbain.

Autrement dit, on assiste là à l’ébauche (bien avancée !) d’une évolution d’une population synanthropique (urbaine mais encore proche de ses habitudes forestières) vers une population anthropophile plus liée au milieu urbain, plus dépendante de celui-ci et de ses contraintes. Et pourquoi pas si le processus se poursuit ainsi (et toujours dans la même direction, ce qui n’est pas obligatoire avec par exemple les effets du changement climatique), on pourrait aboutir à des populations de merle noir anthropodépendantes strictement confinées au milieu urbain.

Il ne faut pas croire pour autant que adopter ce nouveau milieu de vie ne présente que des avantages : comme tous les environnements, le milieu urbain génère des inconvénients et y vivre implique des coûts du côté des commensaux. L’éclairage public par exemple perturbe le comportement reproducteur des merles et induit des effets négatifs et positifs (voir la chronique sur ce sujet). Le déclin récent du moineau domestique lié entre autres à la pollution atmosphérique et aux changements dans les aménagements urbains illustre aussi ce point (voir la chronique sur ce sujet).

Et si ces changements s’accompagnaient de modifications par exemple des manifestations vocales (du chant) à cause de l’environnement sonore de la ville, conduire à un isolement reproducteur de ces populations et aller vers une « nouvelle » espèce, le merle urbain !

Cette chronique s’est centrée sur les animaux et tout particulièrement sur les oiseaux et les mammifères mais on pourrait tout aussi bien l’étendre aux milliers d’espèces d’insectes et autres petites « bêtes » (voir la chronique sur le méconème fragile) ou à la flore même si pour cette dernière on parle plutôt de plantes compagnes de l’homme mais la notion reste la même (voir la chronique sur le Top ten des plantes spontanées en ville).

BIBLIOGRAPHIE

  1. An Ecological and Evolutionary Framework for Commensalism in Anthropogenic Environments. Ardern Hulme-Beaman , Keith Dobney, Thomas Cucchi, Jeremy B. Searle. Trends in ecology and evolution. Volume 31, Issue 8, p633–645, August 2016
  2. Increased sedentariness in European Blackbirds following urbanization: a consequence of local adaptation? Partecke J, Gwinner E. Ecology. 2007 Apr;88(4):882-90.

A retrouver dans nos ouvrages

Découvrez les oiseaux des villes
Page(s) : 220-253 Le guide de la nature en ville
Découvrez les mammifères des villes
Page(s) : 254-260 Le guide de la nature en ville