Dictyophara europaea

11/09/2022 Des pans entiers de notre entomofaune restent largement méconnus du grand public et même d’une partie des cercles naturalistes : ce sont des familles ou ordres composés d’espèces de petite taille, pas faciles à observer ni à identifier. Ainsi, au sein du méga-ordre des Hémiptères (voir l’ensemble des chroniques), très diversifié, on ne connaît généralement que le grand groupe des punaises au sens large (Hétéroptères), les pucerons, les cigales et les cicadelles et apparentés. Et pourtant, d’autres familles ou superfamilles fortement méconnues renferment des pépites comme les membracides extravagants (voir la chronique) ou bien les fulgores au surnom intriguant de « portes-lanternes ». Ces derniers, objets de cette chronique, comptent plus de 14000 espèces dans le monde, essentiellement tropicales ; mais notre faune en compte quelques centaines d’espèces. Nous allons nous appuyer sur une des espèces les plus communes et observables (avec beaucoup d’attention) pour faire connaissance avec ce groupe étrange de « grosses têtes ». 

Hémiptères 

Avant de s’intéresser à une espèce représentative, il convient de se positionner au sein de l’immense ordre des Hémiptères : 90 000 espèces réparties dans 140 familles … 

Comme tous les hémiptères, les fulgores sont des insectes dits piqueurs-suceurs (voir l’exemple des gendarmes) qui se nourrissent de sucs liquides, grâce à leur jeu de pièces buccales transformées en long rostre en aiguille, tenu au repos sous le corps, entre les 3 paires de pattes. Ils n’ont pas non plus de palpes maxillaires ou labiaux. Pour se nourrir, ils le rabattent à la verticale en redressant leur corps à l’avant et piquent les tiges, feuilles ou racines dont ils aspirent les sucs nourriciers. Tous les fulgores sont exclusivement végétariens ce qui correspond au trait ancestral de la lignée des Hémiptères ; ultérieurement, notamment au sein des punaises (Hétéroptères), plusieurs lignées ont évolué vers la prédation ou l’hématophagie (sang) tout en conservant l’alimentation piqueuse-suceuse. 

Arbre de parentés des Hémiptères

La position respective des grandes lignées internes aux Hémiptères a connu certaines fluctuations. Une étude de 2012 basée sur 7 séquences d’ADN propose l’arborescence ci-dessous. Elle « casse » l’ancienne division factuelle que l’on faisait entre les Hétéroptères aux ailes semi-membraneuses (d’où la racine hetero du nom : voir la chronique) et les Homoptères, tous les autres, aux ailes entièrement membraneuses (d’où la racine homo). Sur cet arbre, on voit que les Homoptères ne peuvent plus être considérés comme un groupe de parentés puisqu’ils incluaient deux lignées non directement apparentées entre lesquelles viennent s’insérer les Hétéroptères : les Sternorhynques qui incluent les cigales, les cicadelles, les cochenilles et les psylles entre autres ; d’autre part les Auchénorhynques au sein desquels se placent les fulgores. On peut les différencier globalement d’après la position apparente du rostre piqueur : chez les premiers, il semble émerger entre les pattes antérieures (sterno vient de sternon, la poitrine) ; chez les seconds, il semble venir aussi en-dessous mais juste en arrière de la tête (auchên signifie cou ou gorge).

Arbre de parentés des Auchénorhynques

Fulgores au sens large 

Dans cette lignée des Auchénorhynques, on distingue quatre grandes sous-lignées, des superfamilles qui regroupent chacune des dizaines de familles : la plus ancienne est celle des Fulgores s.l. (Fulgoroidea) suivie des Membracides (Membracoidea : voir la chronique), des Cicadelles (Cicadodiea) et des Cicadelles spumeuses (à écume) (Cercopoidea : voir la chronique). 

La relative parenté entre ces quatre superfamilles fait que les espèces se ressemblent globalement un peu et qu’on tend à les confondre. Beaucoup d’entre elles partagent notamment la capacité de sauter. Nos voisins anglo-saxons, toujours aussi pragmatiques et pertinents dans le choix de leurs noms populaires, les appellent donc tous des « hoppers » (sauteurs). Mais, ils les déclinent en quatre versions basées sur leur écologie globale : les membracides sont les « sauteurs des arbres » (treehopper) ; les cicadelles les « sauteurs des feuilles » (leafhopper), les cercopes et apparentées les sauteurs- grenouilles (froghopper) et les fulgores les « sauteurs des plantes » (planthopper). 

La lignée des fulgores au sens large réunit une vingtaine de familles actuelles (plus une dizaine de familles fossiles disparues) dont onze d’entre elles ont au moins une espèce présente en France. Elles se ressemblent plus ou moins tout en ayant chacune leurs originalités propres. 

Fulgore porte-lanterne (Cliché Bernard Dupont ; CC BY-SA 4.0)

Mais la famille type qui a servi à nommer la super-famille, celle des fulgores au sens strict (Fulgoridés), n’a aucun représentant en Europe : l’essentiel des espèces sont tropicales et subtropicales. Ce sont eux qui, de loin, sont les plus spectaculaires par leurs couleurs vives, leurs formes étonnantes et, pour certains, leur taille considérable pour des insectes : certains atteignent une envergure de 20cm. L’une des espèces les plus impressionnantes est le porte-lanterne (Fulgora laternaria) des forêts d’Amérique centrale et du sud (dont la Guyane) : il porte sur la tête une protubérance faisant penser à une cacahuète (d’où son nom anglais de peanut bug) et sur ses ailes postérieures deux gros ocelles simulant des yeux. Autrefois, on prétendait à tort que cette protubérance émettait de la lumière d’où ce surnom de porte-lanterne qui a donné fulgore (1791) à partir du latin fulgor (éclat, éclair) que l’on retrouve dans fulgurant. Chez une autre espèce proche, surnommée mouche-scie (Cathedra serrata), la protubérance de la tête ressemble à une scie à la manière du requin-scie.  

Mouche-scie (Cliché Bernard Dupont ; CC BY-SA 4.0)

Désolé mais nous allons quitter ces « vrais » fulgores si extraordinaires pour désormais nous concentrer sur les « faux » fulgores de notre faune, i.e. ceux qui se classent dans les autres familles qui composent la superfamille des Fulgores au sens large. 

Un autre exemple de Fulgore tropical : Laternaria intricata d’Indonésie (Cliché Bernard Dupont ; CC BY-SA 4.0)

Fulgore d’Europe

Découvrons donc l’une des espèces les plus communes, le fulgore d’Europe, dans la famille des Dictyopharidés (600 espèces dont 6 en France). Entièrement vert, ce petit insecte (9 à 13mm de long) se reconnaît au premier coup d’œil à la longue protubérance conique qui prolonge sa tête en avant et qui lui donne une allure unique. Un autre critère interpelle : ses deux gros yeux latéraux marqués d’irisations concentriques claires ; les yeux se voient même par derrière tant ils sont protubérants. La tête porte aussi deux courtes antennes fines en forme de soie (aristées), insérées en arrière sous les yeux sur un pédoncule dilaté. Elles portent des organes sensoriels élémentaires ou sensilles placoïdes (olfactives et gustatives) et l’organe de Bourgoin. Dessous, on note le long rostre vert rangé entre les pattes (voir ci-dessus). 

Vu de dessus, on remarque trois carènes en long sur la tête et le thorax et les ailes grandes, transparentes à nombreuses nervures réticulées soulignées de vert qui délimitent de nombreuses cellules. De profil, à la base des ailes, il y a une petite écaille chevauchante, la tégula (nom latin qui désigne une tuile). Les pattes sont assez longues et robustes avec les postérieures un peu plus développées avec des tibias épineux ; les tarses au bout des pattes (les « doigts ») affichent une teinte roux clair. Il saute très bien, par bonds accompagnés de courts vols planés. 

Avec de tels critères, ce fulgore s’identifie très facilement mais il existe une autre espèce proche D. multireticulatus, plus méridionale avec une première paire de pattes jaunes et les cellules de la pointe des ailes plus petites. 

Cycle de vie 

Le fulgore d’Europe vit dans la végétation basse herbacée ou arbustive de milieux souvent perturbés par les activités humaines dont les cultures ou les friches. Il recherche des sites ensoleillés et chauds et d’ailleurs il est plus commun dans la moitié sud du pays ; on le trouve en Europe occidentale, méridionale et centrale mais il manque dans le nord et ne monte guère au-delà de 500m d’altitude. Les adultes sont visibles sur une longue période allant de juin à octobre avec un pic d’abondance en août. 

Il semble se nourrir sur une large gamme de plantes herbacées (dont des graminées) ou arbustives (polyphage) avec néanmoins des plantes préférées qui varient selon les régions : l’achillée millefeuille, les amarantes, les orties ou bien la clématite sauvage (voir la chronique) dans les régions de vignobles (voir ci-dessous).

Comme de nombreux autres hémiptères, le fulgore communique en période de reproduction via des vibrations émises sur des plantes dont les tiges servent de voies de propagation. Ces vibrations sont produites par des contractions sous l’abdomen (timbale), soit un dispositif radicalement différent de celui des cigales par exemple où elles proviennent du dos (cymbale). Inaudible par l’oreille humaine, le signal d’appel des mâles répète la même note pendant deux secondes avec un brusque changement d’amplitude en plein milieu de la strophe. La femelle qui capte ces appels transmis par les tiges des plantes sur lesquelles elle est posée répond par de courtes phrases de 0,5s avec des vibrations identiques à celles des mâles. Le mâle répond alors par un signal de parade presque identique à celui de la femelle. En Asie centrale, le fulgore d’Europe côtoie une autre espèce morphologiquement bien différente, le fulgore de Pannonie : et pourtant, les appels des mâles semblent parfaitement identiques. On ne sait pas comment ces deux espèces réussissent pourtant à ne pas s’hybrider : peut-être que les appels des femelles sont par contre différents ? 

La ponte se fait sur du sol nu ce qui explique que l’espèce recherche des sites à végétation clairsemée ; il les trouve dans les jardins « nature » qu’il fréquente. Les œufs pondus par petits groupes de 2 à 4 sont d’abord enrobés de particules de sol et ensuite déposés en surface : ils sont ainsi camouflés et quasi indétectables par les prédateurs du sol. On pense qu’en plus que le vent peut disperser ces œufs groupés enrobés, surtout dans des milieux très ouverts. 

Les larves éclosent au printemps. Elles aussi ont un aspect étrange : la tête est moins allongée que celle des adultes mais avec les yeux « globuleux » ; les ailes ne se développent que progressivement (exoptérygotes). Les segments du corps et les ébauches des ailes portent des taches blanches en réseau et en bandes longitudinales. Le développement passe par cinq stades avant le stade adulte aux ailes complètes. 

Les adultes volent bien et peuvent ainsi se disperser à grande distance en fin d’été et coloniser des sites favorables. Ils tendent à se regrouper sur certaines plantes résistantes à la sécheresse. 

Vecteur ?

Ce n’est pas par hasard si le cycle de vie de cet insecte est connu avec autant de détails : on le suspecte en effet de transmettre, via ses piqûres sur les plantes pour se nourrir, une maladie de la vigne : la flavescence dorée ou jaunisse des vignes. Voici ce qu’en dit l’Institut Français de la Vigne et du Vin 

… une maladie de quarantaine soumise à déclaration obligatoire présente en France depuis plusieurs dizaines d’années. Il s’agit d’une jaunisse à phytoplasme (bactérie sans paroi) transmise à la vigne soit lors du greffage, …, soit par un insecte vecteur qui se nourrit de la sève contaminée d’une plante porteuse et l’inocule ensuite à un cep sain au cours d’une prise alimentaire ultérieure. Tous les vignobles de France sont atteints, sauf à ce jour la Champagne et l’Alsace. Hormis le traitement des bois avant plantation, il n’existe aucun moyen de lutte directe. Le seul moyen de lutte actuel consiste à limiter les populations de l’insecte vecteur : la cicadelle Scaphoïdeus titanus.… Sa propagation peut entraîner en quelques années la destruction de parcelles entières … La maladie est aujourd’hui en recrudescence dans de nombreux vignobles … A ce jour, la pérennité de l’ensemble de la production viticole est mise en péril.

Or, on a pu transmettre expérimentalement un des variants de la maladie à des ceps sains avec des fulgores naturellement infestés par après s’être nourris sur des clématites ; or ces plantes poussent souvent près des vignes (voir la chronique sur les clématites). Par ailleurs, au moins dans certains pays d’Europe centrale et méridionale, on a montré que des populations de fulgores portaient effectivement ce phytoplasme. Comme il est polyphage, mobile et présent sur une longue période (voir ci-dessus), on pense qu’il pourrait être un autre vecteur potentiel. Néanmoins, une étude suisse n’a trouvé aucune trace d’infestation sur 248 fulgores collectés ; de plus, aucun n’a été observé sur la vigne alors qu’il est présent dans les milieux avoisinants.  

L’autre raison de ce projecteur braqué sur notre fulgore c’est que diverses autres espèces de fulgores au sens large sont tristement célèbres comme bioagresseurs des cultures (« ravageurs »). Voici à ce propos un extrait de la présentation du site FLOW d’université de la Sorbonne dédié aux Fulgores du monde entier : 

Les maladies que ces insectes occasionnent sont si importantes qu’ils ont été désignés comme l’un des principaux obstacles au succès de la révolution verte en Asie de Sud Est avec des pertes estimées à plusieurs centaines de millions de dollars. Ainsi le riz, qui est la nourriture de base pour 60% de la population mondiale, est la plante-hôte d’un petit Delphacidé (une des familles de fulgores s.l.), Nilaparvata lugens. Les dégâts sont tels que cette espèce y est considérée comme le plus important des ravageurs pour cette culture. Actuellement, plus de 150 différentes espèces de fulgores appartenant à diverses familles ont été répertoriées comme ravageurs pour les 99 premières cultures d’intérêt économique.

Autres fulgores

Pour terminer, nous allons parcourir quelques-unes des autres familles de fulgores illustrées à chaque fois avec une espèce observable.

Dans la famille du fulgore d’Europe (Dictyopharidés), on trouve une autre espèce encore plus étrange : le fulgore de Dutour (Bursinia genei) doté d’une corne céphalique en forme de bonnet phrygien et des yeux en « soucoupes » avec des cercles d’irisations ; il s’observe sur les panicauts ou chardon-Roland (voir la chronique) et se remarque aussi à sa position très dressée, presque verticale.

La famille des Cixiidés est représentée par 35 petites espèces en France présentant un aspect de mini-cigales ; outre les pattes postérieures épineuses, elles ont des élytres repliés en toit avec des nervures soulignées de soies et de taches noires. La ponte se fait dans le sol et les œufs sont enduits de cire blanche ; les larves vivent dans le sol ou sous les feuilles mortes. 

La famille des Delphacidés compte près de 140 espèces en France que l’on confond souvent avec les cicadelles. Petites (2 à 10mm), elles ont un corps allongé et une tête courte ; elles se distinguent par la présence d’un large éperon à l’extrémité des tibias postérieurs. Le delphacide à corne (Asicara clavicornis) habite les friches et pelouses sèches et chaudes, très ensoleillées. Ses antennes sont surprenantes avec une partie basale large puis une soie fine terminale ; à noter aussi les pattes antérieures élargies. 

Isside commun

La famille des Issidés compte une vingtaine de représentants avec une espèce assez commune y compris dans les jardins où elle s’observe facilement tout l’été surtout sur les arbustes et arbres : l’Isside commun (Issus coleoptratus). Les adultes sont trapus et font penser à de petits coléoptères sauteurs (voir le nom latin). Les larves ont de quoi surprendre avec leur touffe terminale de cirres blanches au bout de l’abdomen ; leurs pattes postérieures sont dotées d’un mécanisme de couplage qui leur permet des bonds spectaculaires très bien maîtrisés. 

Grand diable (Cicadellidé)

Attention : quelques cicadelles présentent un aspect inhabituel comme le grand diable (Ledra aurita) ou cicadelle grise qui porte une excroissance thoracique 

Bibliographie 

Hémiptères de France. R. Garrouste. Ed. Delachaux et niestlé 2015

Higher-level phylogeny of the insect order Hemiptera: is Auchenorrhyncha really paraphyletic? J. R . C R Y A N and J. M . U R B A N Systematic Entomology (2012), 37, 7–21

Dictyophara europaea (Hemiptera: Fulgoromorpha: Dictyopharidae): description of immatures, biology and host plant associations Oliver Krstic et al. Bulletin of Entomological Research 2017

Dictyophara europaea: un vecteur potentiel de la flavescence dorée en Suisse? Christian LINDER, Matteo CAVADINI et Santiago SCHAERER Revue suisse Viticulture, Arboriculture, Horticulture | Vol. 46 (4) : 216–219, 2014 

Host plants and seasonal presence of Dictyophara europaea in the vineyard agroecosystem Federico LESSIO, Alberto ALMA Bulletin of Insectology 61 (1): 199200, 2008 

Site de l’Institut Français de la Vigne et du Vin

Site FLOW (Fulgoromorpha Lists On the Web)