Rubia tinctorum

Station « sauvage » de garance au bord de la rase nord de la plaine de Sarliève

Cette chronique concerne l’une des fermes auvergnates gérée par le mouvement Terre de Liens dont les objectifs sont d’enrayer la disparition des terres agricoles, alléger le parcours des agriculteurs qui cherchent à s’installer, et développer l’agriculture biologique et paysanne.

12/05/2021 Décidément, la plaine de Sarliève regorge de fantômes … végétaux. Nous avons déjà évoqué les « fantômes plumeux du lac de Sarliève » avec les roseaux phragmites et voilà qu’aujourd’hui, une découverte botanique nous ouvre une nouvelle fenêtre sur un passé de près de deux siècles : une station « sauvage » de garance tinctoriale au bord d’une des rases de la plaine de Sarliève. Même si vous n’êtes féru de botanique, garance doit vous dire quelque chose ou plutôt le rouge garance, cette teinture qui a longtemps servi pour les uniformes de l’infanterie de l’Armée française (les pantalons « garance ») jusqu’au début de la Première Guerre Mondiale. Nous allons donc ici partager cette découverte et voyager avec elle dans le passé agricole de la plaine de Sarliève. 

Erreur d’expert ! 

La découverte de cette station a eu lieu lors de la venue d’une classe de BTS du lycée de Marmilhat sur le site pour inventorier les bandes herbeuses et les rases. A l’issue de l’atelier, un des groupes a rapporté quelques échantillons végétaux non identifiés avec une étrange tige qui laisse perplexe l’expert botanique que je suis supposé être ! Au premier coup d’œil, il s’agit d’un « gaillet » : on dirait un gaillet gratteron géant ! Faute de trouver sur le champ une solution, je me lance dans une hypothèse fumeuse : il s’agirait d’un gaillet gratteron (très commun le long des rases) qui aurait reçu des phytohormones herbicides ayant provoqué un développement anormal … Pas très convaincant, mais je ne vois rien d’autre. Pourtant un détail aurait dû attirer mon attention : la base de la tige était teintée d’une belle couleur orange vif qu’on ne trouve jamais chez le gratteron et la plante accrochait très peu. 

L’échantillon rapporté et curieusement identifié !

Après le départ du groupe, je visite la rase la plus au nord du site bordée d’une haie ancienne. Et là, stupeur : au milieu des roseaux de la berge de la rase, de hautes tiges vert foncé se dressent et commencent à escalader la végétation, les mêmes exactement que celles rapportées une heure auparavant. Là, enfin, je prends conscience de l’étendue de mon erreur et sans hésitation je reconnais la garance tinctoriale : une belle station sur plusieurs mètres, en pleine forme, voire exubérante ! 

Faux gaillet 

Les garances sont de proches parentes des gaillets dans la famille des Rubiacées ; elles partagent avec eux des tiges carrées avec des étages de « feuilles » (verticilles) groupées par 4 à 6 et portant des épines faibles qui accrochent (voir la chronique sur le gaillet gratteron). La garance tinctoriale se distingue par ses tiges robustes, droites, vaguement grimpantes ou plutôt s’appuyant ou s’accrochant à la végétation environnante et pouvant atteindre un mètre de hauteur. Ces tiges partent d’une souche souterraine (rhizome) profonde, très ramifiée, comme articulée et se cassent facilement à leur base révélant une belle couleur orange vif tirant sur le rouge. Ce caractère vivace explique notamment la capacité de persistance dans le temps de cette espèce (voir aussi ci-dessous à propos de son exploitation).

En juin juillet, les tiges se couvrent d’inflorescences terminales lâches de petites fleurs jaune verdâtre à cinq pétales qui vont donner ensuite de petites baies noires de la taille d’un pois. Le caractère charnu de leur fruit différencie nettement les garances des gaillets qui ont des fruits secs (akènes). 

Baies noires (ici, garance voyageuse)

Nous avons parlé ci-dessus de garances au pluriel : il existe en effet une autre espèce indigène assez proche, la garance voyageuse (voir la chronique sur cette espèce). Elle habite les coteaux et lisières chaudes et ensoleillés sur les pentes volcaniques ou calcaires autour de la plaine de Limagne. Elle tend à former des masses touffues et enchevêtrées mais, contrairement à la garance tinctoriale, ses tiges persistent longtemps, ses feuilles sont coriaces et n’ont pas les nervures secondaires en réseau de sa cousine. 

En France, la garance tinctoriale se rencontre uniquement à l’état dit naturalisé (échappée de cultures anciennes et persistant à l’état sauvage) au bord des chemins et des haies ou dans des friches au sol enrichi en éléments nutritifs ; le plus souvent, elle est non loin d’anciennes implantations humaines. 

Très ancienne 

Floraison de la garance tinctoriale (J Botanique de la Charme, C-Ferrand)

La garance tinctoriale semble originaire de la partie orientale du bassin méditerranéen et d’Asie mineure mais elle a été propagée par l’Homme, à la fois comme médicinale mais surtout comme tinctoriale, depuis l’antiquité égyptienne et persane. Les Grecs, les Romains et les Gaulois la cultivaient, parfois en grande quantité car elle était alors la source majeure de couleur rouge pour teindre les vêtements. En atteste cet extrait d’un dictionnaire d’agriculture (1) : 

Les Atrebates, qui habitaient, sous Jules César, l’ancienne province d’Artois, étaient très-renommés pour leurs étoffes qu’ils teignaient, comme les Romains, avec la racine de la garance qu’ils cultivaient. D’après une transaction relative à la dima à laquelle cette culture était assujettie, on voit aussi qu’elle était établie, en 1276, dans les environs de Saint-Denis ; et, du temps d’Olivier de Serres , elle était déjà très-répandue en Flandre, qu’il appelle son pays naturel, déclarant que la meilleure garance vient de ce pays, comme de son propre terroir , où elle se plaist par sus tout autre. 

Quatre « grandes » tinctoriales occupaient autrefois le devant de la scène : la garance pour le rouge, le pastel pour le bleu indigo et la gaude (réséda jaunâtre : voir la chronique) ou le genêt des teinturiers pour la couleur jaune. Les mélanges entre ces couleurs primaires permettaient d’obtenir toute une palette de teintes. 

L’importance de la garance ne fit que croître depuis le Moyen-âge pour atteindre son apogée au 19èmesiècle avec notamment la région du Comtat Venaissin comme centre majeur de production. Mais on la cultivait un peu partout jusque dans le Nord ou en Normandie. On l’utilisait entre autres pour teindre les képis et pantalons militaires. La partie utilisée est la « racine » (en fait une tige souterraine ou rhizome) fermentée et broyée : on mettait les étoffes à tremper dans des bains après une succession de traitements pour assurer la fixation avec diverses substances (alun, noix de galle et même crottes de moutons !). Son pouvoir colorant tient à la présence dans son appareil souterrain d’une molécule spécifique de couleur pourpre : l’alizarine. Notons que sa cousine la garance voyageuse en renferme aussi dans ses rhizomes de même que d’autres plantes de cette famille comme les gaillets ou la rubéole des champs (voir la chronique) mais en bien moins grande concentration.  

Base de tige fortement coloré

La garance tinctoriale a aussi été très utilisée comme médicinale et tout particulièrement contre les calculs urinaires contre lesquels elle serait la plante la plus sûre en phytothérapie (sous forme de teinture mère). Autrefois, après avoir fauché les tiges, on les donnait aux vaches qui en étaient avides : cette alimentation colorait leur lait en rouge, le beurre en jaune foncé tout comme la racine teint en rouge les os des animaux qui en sont nourris (directement ou sous forme de poudre). On mentionne de même chez l’homme la coloration des urines, du lait maternel et des os après consommation de la teinture médicinale ! 

Terre à garance 

Après ce tour d’horizon rapide à l’échelle nationale, venons-en à la Limagne et plus particulièrement à la plaine de Sarliève. Voici ce que M.Chassagne, auteur d’une remarquable flore d’Auvergne en 1957 (2) écrivait à propos de la garance tinctoriale : 

Cultivée en grand dès 1838 dans la plaine de Sarliève après des essais intermittents de 1743 à 1780 principalement après l’Arrêt de 1756 qui, à titre d’encouragement, exemptait de toutes taxes et impositions pendant 20 ans les terres destinées à la culture de la garance. En 1841, 100 ha étaient cultivés en Limagne, la terre des marais de Sarliève « grasse et humide » étant particulièrement bonne comme « terre à garance ». Cette exploitation disparut vers 1854 mais jusqu’à nos jours (années 50-60) des souches se maintiennent dans les haies autour de la gare de Sarliève. Diverses autres stations sont citées par d’anciens botanistes, pour la plupart disparues, et toutes en Limagne : environs de Clermont-Ferrand, Riom, Aigueperse, Bellerive, Monton, Chanturgues. Dans Allier, on la signalait naturalisée après culture : St Pourçain, près d’Ebreuil, Moulins ou près de Bayet en 1899. 

Dans l’Atlas de la flore d’Auvergne de 2006 (3) qui dresse l’état actuel de la flore d’Auvergne, on reprend les mentions de M. Chassagne en précisant son statut récent : 

elle s’est maintenue çà et là dans le bassin du Puy (Polignac), dans le Haut-Allier (Pébrac) et la Limagne (Nonette, Cournon, secteur de Champeix) ; en régression en Grande Limagne ainsi qu’en Limagne bourbonnaise.

Donc, sa présence à Sarliève encore de nos jours n’a rien de complètement surprenant ; à ce stade de la prospection du site, elle n’a été vue que sur cette station très ponctuelle. 

Garancière 

La disparition de la culture de la garance au cours de la seconde moitié du 19ème siècle à l’échelle nationale résulte de la conjonction de plusieurs crises : la surexploitation des terres dédiées à cette culture, une baisse de qualité par rapport aux garances venues du « Levant » mais le coup de grâce est venu en 1868 avec la mise au point de la synthèse de l’alizarine, la substance colorante, à partir du goudron de houille avec un rendement cent fois supérieur à l’extraction depuis les racines. 

La culture connut son apogée en 1860 en France mais, comme indiqué ci-dessus, ne s’est vraiment développée que sur le tard en Limagne quand on découvrit la grande qualité de ce terroir de terres noires de marais asséchés pour la culture de la garance. Voici un extrait d’archives historiques qui relate cette « révélation » (4) : 

Des expériences faites avec beaucoup de soin par M.Dupasquier, professeur de chimie appliquée aux arts et spécialement à la teinture, à Lyon, ont démontré que les garances obtenues dans le bassin de Sarliève, par M. Comitis, banquier, sont supérieures et produisent un rouge plus vif et plus franc que les garances de l’Alsace, du midi de la France et du département de l’Allier. Encouragée par ces résultats, une société a été formée, pour la culture de la garance, dans la Limagne, et d’abord dans le bassin de Sarliève … Vers la fin de décembre 1839, la Société a publié un long mémoire qui fait connaître ses recherches et ses expériences. 

Quant à la disparition de la garance, elle est relatée dans un dossier en ligne rédigé par le Cercle historique et généalogique d’Aubière (commune voisine) (5), repris ici partiellement : 

A l’avènement d’Henri IV, ce dernier, voulant encourager l’agriculture en France, favorisa les dessèchements des marais et marécages de France, pour les transformer en terres fertiles. Les hollandais furent intéressés et vinrent réaliser en France ce qu’ils avaient fait dans leur pays. C’est ainsi que Octavio de Strada, venu de Hollande, acheta le lac de Sarliève et en termina le desséchement (vers 1626). Il créa le domaine de Sarliève que ses descendants conservèrent jusqu’en 1818 ; mais de 1803 à 1818, le dernier héritier de la propriété, Sébastien de Strada, qui menait grande vie à Paris et avait de gros besoins d’argent, vendit, morceaux par morceaux tout le domaine. Les acheteurs furent d’abord les paysans d’Aubière, Pérignat ou La Roche Blanche, déjà locataires de ces terrains, qu’ils acquirent en morcelant toute la partie nord-ouest du domaine en minuscules parcelles. Puis des terrains de plus grande étendue furent achetés par de riches propriétaires ou des banquiers, tels que la Comtesse de Castellane, M. Narjot de Toucy, surtout vers l’est du domaine, près des bâtiments déjà construits, …

C’est ainsi qu’en 1845, une banque clermontoise fit faillite : la Banque Comitis et Marche. Les biens de M. Comitis furent vendus par adjudication. Ils comprenaient une centaine d’hectares de terre, situés à Sarliève, ainsi qu’un château, des communs et un bâtiment appelé « Garancière », où l’on entreposait, pour les sécher, les racines de la garance, cultivée à Sarliève. Cette partie du domaine fut achetée par M. Léon Blanc, banquier clermontois qui continua cette industrie jusqu’en 1850, date où, sur les conseils du duc de Morny, propriétaire de la sucrerie Bourdon, la Garancière fut remplacée par une sucrerie, qui demeura en activité jusqu’en 1879. La culture de la betterave à sucre succéda à celle de la garance. Il est probable que tous les petits propriétaires des terrains du nord-ouest de Sarliève, y ont cultivé de la garance puis de la betterave à sucre, à cette époque, vu la proximité des débouchés pour écouler leur production.

Dur labeur

Pour mieux se replonger dans cette lointaine époque, nous terminerons par l’évocation de certaines modalités laborieuses de la culture de la garance tinctoriale (d’après 1) : clairement, ce n’était pas une partie de plaisir ! 

L’ameublissement du sol à une grande profondeur est une condition aussi essentielle que sa fertilisation. La terre doit y être amenée par un premier labour, aussi profond que l’épaisseur de la couche végétale et la force des instruments aratoires pourront le permettre , et qui doit être donné le plus tôt possible en automne , avec la pioche et le hoyau pour les petites cultures, et pour les grandes avec une seule charrue très forte, ou avec deux charrues qui se suivent immédiatement dans la même raie, de manière à défoncer le terrain à une grande profondeur, parce que le succès de cette culture en dépend essentiellement, La terre, se trouvant ainsi exposée aux bénignes influences de l’hiver, sera d’une culture facile aux approches du printemps. Alors, un second labour, précédé et suivi des hersages et roulages nécessaires, deviendra fort utile, et il sera suivi d’un troisième à l’époque de la plantation ; mais ils exigent un travail particulier, que nous devons détailler ici, surtout si l’on a à redouter l’excès d’humidité. 

Lorsque l’époque qu’on croit la plus convenable pour l’extirpation des racines est arrivée on peut récolter la semence dont on peut avoir besoin et dont la maturité s’annonce par sa couleur noire extérieurement, après avoir fauché les tiges. Après avoir enfin choisi le temps le plus favorable possible, on peut procéder de deux manières à cette récolte, soit avec une très-forte charrue qui puisse atteindre la profondeur des racines, soit avec une pioche ou tout autre instrument équivalent qui ouvre une tranchée large et profonde. Le premier moyen est rarement praticable, parce qu’il est très-difficile qu’une seule charrue pénètre du premier trait jusqu’à la profondeur des racines pivotantes, qui sont les plus précieuses pour la teinture, ainsi que toutes celles qui avoisinent le collet de la plante, comme l’observe Duhamel ; un assez grand nombre doit être perdu ou mutilé par ce moyen ; Il est d’ailleurs nécessaire que des hersages répétés et un second labour même suivent le premier, pour diminuer la perte. Il peut cependant être employé quelquefois avec avantage, comme il l’a été. Le second moyen, qui est généralement usité, met assez aisément, quoique longuement, toutes les racines à découvert, et on doit les enlever à mesure qu’elles sont dégagées. Il est essentiel de les débarrasser de toute la terre qui peut les envelopper, et on peut y parvenir par le lavage ; mais outre qu’il rend la dessiccation plus difficile, il a encore l’inconvénient de leur enlever une portion de leur principe colorant. 

La présence de cette plante encore aujourd’hui nous replonge au cœur de l’histoire décidément passionnante de la plaine de Sarliève et tisse un pont entre le passé agricole et le futur plein de promesses à venir avec le projet de la ferme de Sarliève. 

Un grand merci à B. Corbara, président de Terre de liens Auvergne, qui m’a communiqué les résultats de ses recherches bibliographiques historiques locales. 

Bibliographie 

1- Dictionnaire raisonné et universel d’agriculture. tome quinzième, SUC-UTI. A.Thouin ; A-H. Tessier ; Ed. Déterville/Paris 1821-1823

2- Inventaire analytique de la flore d’Auvergne. M. Chassage. 1957 Ed . Lechevallier.

3-Atlas de la flore d’Auvergne. P. Antonetti et al. 2006 CBNMC.

4- Tablettes historiques de l’Auvergne. J.B. Bouillet Tome 1 1840. P. 182-3 

5- Cultures industrielles à Aubière (19ème siècle) : site du Cercle généalogique et historique d’Aubière.