Teucrium scorodonia

22/12/2023 La germandrée scorodoine est une plante forestière commune dans presque tout le pays, visible toute l’année, très facile à identifier et aux fleurs photogéniques : un bon cocktail de traits avantageux pour s’y intéresser !

Germandrée

Ce nom sonne « ancien » et remonte effectivement au 12ème siècle. Il serait issu du latin chamaedrys qui signifie petit-chêne (chamae, nain et drys, chêne) et est l’épithète du nom d’espèce de la germandrée petit-chêne que l’on trouve aussi sous une autre forme latine, camedria. On ne sait pas trop par quelle succession de déformations on est passé de l’un à l’autre ; certains auteurs évoquent une altération du latin médiéval calamandria qui désignait aussi la germandrée petit-chêne (calamandrier) et serait un croisement entre le camedria ci-dessus et calamantum, une sorte de menthe (calament). Cette référence insistante à la germandrée petit-chêne s’explique sans doute par la grande réputation médicinale dont bénéficiait cette plante. Elle n’a pas du tout le même port (plante rampante tapissante), ni la même couleur des fleurs (rouges) mais par contre les fleurs partagent bien la même structure très originale, presque unique au sein de la famille des Labiées ou Lamiacées (voir ci-dessous).

Dès l’Antiquité, les germandrées étaient désignées par le nom de Teucrium qui s’appliquait à des espèces méditerranéennes très connues pour leurs propriétés médicinales. Ce nom dérive de Teucros, nom grec ancien dans la mythologie grecque soit du demi-frère d’Ajax, archer célèbre, ou soit d’un ancêtre de la famille royale de Troie qui aurait utilisé une de ces plantes pour soigner son beau-fils Dardanos (un des fils de Zeus).

Labiée

Le genre Teucrium, donc les germandrées, se classe dans la grande famille diversifiée des Labiées ou Lamiacées qui, dans notre flore, compte plus d’une trentaine de genres différents dont les lamiers (Lamium) , le marrube (Marrubium), le lierre terrestre (Glechoma), les épiaires (Stachys) et bien d’autres. La plupart d’entre elles arborent des fleurs avec une corolle très irrégulière (dite zygomorphe) à deux lèvres comme chez les sauges (Salvia).

Pour autant, les germandrées se distinguent au premier coup d’œil (quand elles sont fleuries !) de tous les autres genres par un critère unique : la lèvre supérieure est complètement absente ce qui donne l’impression que la fleur a été amputée. Il y a bien une lèvre inférieure mais contrairement à la norme habituelle (trois lobes) elle se compose de cinq lobes. En fait, les deux lobes les plus externes (et les plus petits) sont les vestiges de la lèvre supérieure réduite donc à deux petits lobes intégrés en dessous !

Bugle rampant

Il n’y a qu’un seul autre genre de Labiée qui s’approche fortement de cette morphologie : le genre bugle avec, par exemple, la bugle rampante, espèce forestière commune. Chez les bugles, la lèvre supérieure est très réduite à une languette bidentée, vestige des deux lobes supérieurs. D’ailleurs le nom latin du genre Ajuga (a, privatif et jugum, joug) y fait allusion : le joug est placé en position supérieure sur les animaux comme la lèvre réduite chez ces fleurs.

Fleurs uniques

En France, nous avons 17 espèces de germandrées partageant ce critère de la corolle à une seule lèvre. La germandrée scorodoine se démarque rapidement du lot à partir de deux critères simples.

D’abord la disposition de ses nombreuses fleurs en une inflorescence allongée avec toutes les fleurs groupées par paires en étages successifs mais tournées toutes du même côté : on parle d’inflorescence unilatérale. Les étages de paires de fleurs sont accompagnés de petites feuilles (bractées) jusqu’au sommet.

Second critère décisif facile à observer : la structure du calice nettement à deux lèvres ; les dents qui correspondent aux lobes soudés sont très inégales avec une dent supérieure hypertrophiée typique ; la base est ventrue. Ce caractère singulier s’observe même sur les tiges forales sèches en hiver : les corolles sont tombées depuis longtemps mais les calices persistent.

La floraison a lieu au cœur de l’été entre juillet et septembre et attire de nombreux insectes pollinisateurs : abeilles domestiques et solitaires, bourdons, syrphes et papillons de jour s’y pressent d’autant que l’accès au nectar au fond de la corolle est facilité par l’absence de lèvre supérieure. En plus, le fait que la floraison soit estivale est un plus car à ce moment de l’année, les ressources florales commencent à se raréfier.

De la corolle largement béante, on voit sortir deux des quatre étamines brunes très saillantes et donc à même de déposer du pollen sur les visiteurs.

Après la pollinisation, les corolles tombent et l’ovaire donne un fruit sec en quatre parties, typique de toutes les Labiées, un tétrakène, niché au fond du calice qui persiste donc longtemps.

Fausse sauge

La germandrée scorodoine est une vivace de grande longévité qui s’étend en colonies denses grâce à son rhizome rampant très superficiel et des pousses latérales (stolons). Les touffes prennent un aspect de petit buisson pouvant atteindre plus de 50cm de haut.

Les tiges dressées, mollement pubescentes (poils plaqués), ont quatre angles, critère commun à presque toutes les Labiées. Elles portent des feuilles étagées, pétiolées, disposées en paires opposées ; longues de 3 à 7cm, dentées crénelées elles sont un peu en cœur à la base. Elles attirent l’attention par leur aspect très ridé et leur toucher doux (pubescentes). Dessous, on notera les nervures en réseau très saillantes et la teinte d’un vert plus clair que le dessus.

Cet aspect a suscité le surnom de sauge des bois par rapprochement avec les feuilles de la sauge officinale (une Labiée elle aussi), repris en anglais sous le nom de wood sage.

Le feuillage et les tiges se maintiennent une bonne partie de l’hiver ; les feuilles virent souvent au rouge foncé, puis au violacé foncé. Les feuilles finissent par tomber dans l’hiver et la plante se reconstitue au printemps à partir de sa souche.

Au froissement, elles répandent une faible odeur perçue comme proche des ails ou du houblon : c’est ce qui lui a valu ce qualificatif peu transparent de scorodoine : skorodon désignait l’ail en grec ancien. En fait, l’odeur reste très peu marquée et renvoie surtout à une autre espèce de germandrée, bien plus rare, inféodée aux zones humides, la germandrée des marais (T. scordium), réputée comme médicinale.

A cet égard, la germandrée scorodoine n’a pas une telle aura et elle a été peu utilisée comme médicinale par le passé. A Jersey, on signale son usage comme ersatz du houblon pour aromatiser et clarifier la bière.

La panthère : bien nommée !

Au moins deux espèces de papillons nocturnes ont des chenilles qui se nourrissent de cette plante : une phalène très commune, la panthère facile à identifier et un papillon-plume, le ptérophore de la scorodoine (Capperia britanniodactylus).

Germandrée des bois

La germandrée scorodoine est une espèce typiquement forestière des boisements relativement secs. Son besoin de lumière la confine sur les bordures (ourlets et lisières), les talus des allées forestières, les boisements clairsemés, les landes à bruyères ou à genêts, les affleurements rocheux au sein des peuplements, … cependant, elle tolère les situations semi-ombragées en compensant le manque de luminosité par l’augmentation du nombre de feuilles sur les tiges. Elle est une composante régulière de la flore des talus dans les zones de bocage ancien, à ambiance presque forestière. Dans toutes ces stations, elle forme souvent de grandes colonies denses, très attractives au moment de leur floraison en été.

En compagnie de la digitale pourpre, autre acidophile notoire

Elle montre une forte préférence pour les sols acides pauvres en éléments nutritifs mais peut se retrouver sur des substrats calcaires dont les sols ont subi une décalcification superficielle par lessivage.

Néanmoins, on peut aussi la retrouver dans des stations très inhabituelles non forestières comme des pelouses sur des dalles rocheuses acides (grès) ; plus surprenant, elle se montre dans des sites rocheux très calcaires et donc diamétralement opposés à sa préférence pour des sols acides : des lapiaz et des éboulis en stations chaudes. Dans ce dernier cas, il s’agirait d’un écotype spécialisé (mutant génétique) tout en se rappelant que dans de telles stations, le lessivage (entraînement des minéraux par les précipitations) peut être intense et donc rendre le substrat appauvri en calcium en surface au moins.