Vanneau huppé : ses populations se sont effondrées dans les milieux agricoles

Une remarquable étude à l’échelle du continent européen, cosignée par cinquante chercheurs de divers pays européens, vient d’être publiée. Elle évalue les effets des quatre grandes pressions humaines sur l’évolution des populations d’oiseaux nicheurs communs (la dynamique des populations) : l’intensification agricole, l’urbanisation, le changement de la couverture forestière et le changement climatique (sous l’angle des changements de température). Elle révèle les relations négatives ou positives de ces pressions majeures avec un certain nombre de caractéristiques écologiques des oiseaux (traits écologiques) telles que le régime alimentaire, le comportement migratoire, les préférences d’habitat (espèces des milieux agricoles, forestières, des zones urbaines, …).

Cette étude vient malheureusement confirmer de manière très robuste et rigoureuse ce que nous percevons intuitivement sur le terrain : la prééminence de l’intensification agricole comme facteur majeur pour expliquer le déclin catastrophique des populations d’oiseaux nicheurs communs en Europe.

Devant l’importance d’une telle publication, nous avons choisi de la traduire en l’adaptant le plus possible pour la rendre accessible à un large public et permettre ainsi la diffusion de ses résultats. Nous avons enlevé les passages relatifs aux méthodologies scientifiques utilisées, accessibles à un seul public très expert.

CONTEXTE

Les pressions humaines sur la biodiversité s’intensifient tandis que dans le même temps le déclin de la biodiversité s’accélère. Des réductions globales ont été observées dans une large gamme de groupes incluant les espèces les plus communes et allant des vertébrés marins et terrestres aux insectes. Les oiseaux représentent le groupe le plus représenté en nombre d’espèces de vertébrés et sont fortement affectés par le changement global en cours. Les populations d’oiseaux font l’objet d’une surveillance depuis des décennies dans de nombreux pays et leurs traits (préférence thermique, régime alimentaire, spécialisation d’habitat) sont bien étudiés.

Les tendances majeures des populations indiquant des déclins en termes d’abondance et de diversité ont été observées aussi bien dans des pays spécifiques qu’à l’échelle européenne continentale, par exemple en Europe et en Amérique du Nord. Au-delà de telles approches globales, les analyses de tendances liées aux traits des espèces ont souligné quelles espèces ont été le plus impactées et suggèrent que certaines catégories d’espèces sont plus affectées que d’autres. Par exemple, le déclin généralisé des espèces liées aux habitats agricoles et aux prairies est particulièrement bien documenté tout comme le déclin moins accentué des espèces forestières.

D’autres traits écologiques des espèces tels que la préférence thermique, la spécialisation d’habitat, la synanthropie (i.e. la tendance à choisir positivement de manière sélective les habitats dominés par l’humain), tout comme les stratégies migratoires (longue distance, courte distance, sédentaire) ont été invoquées pour expliquer, dans une certaine mesure, la dynamique à grande échelle et à long terme des populations d’oiseaux. Ces différences dans la réponse des espèces regroupées en fonction d’un critère écologique partagé (par exemple le même type d’habitat) ont été utiles pour dégager les pressions anthropogéniques (liées à l’humain) responsables du déclin de la biodiversité aviaire (des oiseaux).  Les changements d’usage des terres, l’agriculture, l’exploitation des ressources du vivant et le changement climatique figurent parmi les principales menaces.

Plus précisément, des analyses menées à des échelles continentales ont démontré le rôle de l’intensification agricole (i.e. les changements dans les pratiques agricoles conduisant à une hausse des intrants chimiques et à une réduction de l’hétérogénéité de l’habitat) pour expliquer le déclin des oiseaux des paysages agricoles tandis que les changements d’usage des terres tels que le changement de couverture forestière ou l’expansion urbaine et le changement climatique constituaient des pressions importantes sur d’autres groupes d’espèces.

Cependant, les effets relatifs de ces pressions multiples sur la dynamique des populations ont été à peine testées à de larges échelles d’espace.  De plus, les connaissances actuelles sur les réponses des populations d’oiseaux à ces pressions se basent principalement sur des approches indirectes de type corrélatif (mise en relation de faits entre eux), ce qui limite la portée de l’interprétation.

METHODOLOGIE

Dans ce contexte, il manque toujours la compréhension sur comment ces pressions anthropogéniques majeures affectent les dynamiques à grandes échelles (temps et espace) des populations d’oiseaux européens. Pour élargir et compléter les résultats des études à grande échelle précédentes, nous proposons une approche qui vise à :

  • 1) classer par ordre d’importance les pressions selon leur effet global sur la dynamique des populations d’oiseaux
  • 2) renforcer les résultats existants de corrélations sur la relation entre pressions, espèces d’oiseaux et leurs traits écologiques.

Nous avons donc mené une analyse originale combinée basée sur des tendances et des séries temporelles. Plusieurs méthodes scientifiques peuvent aider à s’approcher des liens de causalité entre causes et réponses des espèces, notamment celles dites par accumulation de preuves ou la suppression des facteurs de confusion. Une autre option consiste à utiliser l’analyse de séries temporelles de données appuyées par de la cartographie. Cette approche fournit donc un moyen d’évaluer les influences des facteurs spécifiques qui est complémentaire de l’analyse des tendances, vu que les influences sont estimées pour chaque espèce et peuvent être reliées aux traits de chaque espèce.

Dans cette étude, nous évaluons les effets de quatre pressions anthropogéniques majeures sur la dynamique à grande échelle dans le temps et l’espace des populations d’oiseaux européens :

  • 1) l’intensification agricole mesurée d’après la couverture spatiale des fermes avec un haut niveau d’usage de pesticides et d’engrais de synthèse 
  • 2) l’usage des terres avec les changements de couverture forestière (déboisements versus reboisements) 
  • 3) l’expansion urbaine
  • 4) le changement climatique mesuré d’après les changements de température.

Nous utilisons la plus grande masse de données disponible provenant de Suivis standardisés d’oiseaux nicheurs (comptages par points d’écoute) réalisés dans 28 pays entre 1980 et 2016 (représentant les 170 espèces communes d’oiseaux suivis sur plus de 20 000 sites avec des protocoles standardisés) de manière à :

  • 1) établir la dynamique à grande échelle (temps et espace) des populations d’oiseaux européens sur 37 ans
  • 2) la mettre en relation avec la dynamique globale (temps et espace) des quatre pressions (ci-dessus) au cours des dernières décennies
  • 3) étudier si et quelles combinaisons des traits des espèces étaient les plus enclins à être influés positivement ou négativement.

RESULTATS

Populations d’oiseaux et dynamique des pressions

Les séries temporelles de données sur les oiseaux en Europe montrent un déclin général de leur abondance entre 1980 et 2016 de l’ordre de – 25,4%. Ce déclin n’est pas réparti de manière égale entre les différents groupes d’espèces.

De manière spécifique, les populations des espèces des milieux agricoles ont été les plus impactées (−56.8%) que celles des autres groupes d’oiseaux communs tels que les oiseaux forestiers (−17.7%) ou les oiseaux des milieux urbains (−27.8%) ou que les oiseaux habitant des milieux « froids » (−39.7%) versus milieux chauds (−17.1%).

En Europe de l’Ouest au moins, le bruant ortolan a connu un véritable crash de ses populations en milieu agricole ; l’espèce est menacée de disparition dans ces milieux

De plus, les espèces des milieux agricoles et des régions froides ont décliné de manière universelle dans presque tous les pays européens., sauf pour certains pays de l’Est pour lesquels des données de suivi ne sont disponibles que sur une période plus courte, tandis que les tendances sont plus diverses entre pays concernant les oiseaux des forêts et des zones urbaines.

Il existe entre pays une hétérogénéité significative dans les causes potentielles des changements des populations d’oiseaux, notamment en ce qui concerne le type et l’intensité des changements d’usage des terres. Par exemple, l’intensification agricole (+2.1%) entre 2007 et 2016 et l’urbanisation (+0.4%) sont plus marquées dans les pays d’Europe de l’Ouest que ceux de l’Est. Le changement de température est plus rapide aux hautes latitudes (+13.2%) entre 1996 et 2016 alors que la progression des forêts naturelles ou des plantations forestières dépend des pays (+2.1% entre 1996 et 2016).

Effets des pressions anthropiques sur les populations d’oiseaux

L’analyse des tendances révèle que l’intensification agricole est la principale pression négativement associée aux tendances par espèces. La couverture de l’urbanisation croissante est aussi négativement associée aux tendances par espèces. Le changement de couvert forestier n’est pas associé à un changement positif ou négatif global chez les oiseaux communs. Le changement de température est associé négativement aux tendances par espèces.

Nous avons trouvé que la plupart des espèces sont affectés négativement par la couverture des zones agricoles à hautes doses d’intrants (31 sur 50 des espèces pour qui un impact a été identifié). Cette analyse confirme aussi l’influence négative de l’urbanisation pour 21 séries temporelles spécifiques (12 négativement et 9 positivement). De manière contrastée, les séries temporelles en milieu forestier semblent plus positives : 16 sur 25 affectées positivement et 9 négativement. Finalement, les séries par rapport à l’effet des changements températures sont équilibrées entre 27 à effet négatif et 28 à effet positif.

Syndrome de trait

Il faut noter que pour chaque pression, certaines espèces peuvent toujours en tirer profit, tandis que de nombreuses autres sont affectées négativement. Nous avons donc analysé les traits écologiques spécifiques partagés entre espèces impactées par des pressions.

Nous avons trouvé essentiellement une influence négative de la couverte des zones agricoles intensives non seulement pour les espèces liées aux milieux cultivés mais aussi pour des espèces avec un régime au moins en partie basé sur des invertébrés durant la saison de reproduction, pour les migrateurs de longue distance et les oiseaux forestiers, soit une grande majorité des oiseaux communs. La couverture forestière influe principalement de manière positive les migrateurs de longue distance. Les espèces des milieux agricoles, les granivores et les espèces à régime basé sur des invertébrés ont été principalement impactées par l’urbanisation. Finalement, l’influence du changement de température a été le plus souvent positive pour les oiseaux de régions chaudes, ceux des zones urbaines et les spécialistes mais a été principalement négative pour les oiseaux des régions froides, les migrateurs de longue distance, les espèces des milieux agricoles, les généralistes et les espèces à régime à base d’invertébrés ou granivores.

DISCUSSION

A notre connaissance, notre étude fournit l’une des analyses les plus complètes, à l’échelle continentale européenne, sur l’effet des pressions anthropogéniques sur la dynamique des populations d’oiseaux nicheurs communs. Là où les études précédentes ont constitué un pas essentiel vers la compréhension du déclin des populations d’oiseaux à grande échelle, notre étude fournit deux développements cruciaux en mesurant l’importance relative des quatre grandes pressions à grande échelle et avec des estimations sur les causes possibles.

Intensification agricole

A l’échelle continentale européenne, la relation négative entre usage des pesticides et des engrais de synthèse correspond au principal facteur causal du déclin des populations d’oiseaux. Jusqu’à maintenant, la préférence d’habitat d’une espèce donnée a été un facteur principal pour évaluer l’impact des pressions anthropogéniques. En particulier, le fort déclin des oiseaux des milieux agricoles a été de plus en plus relié à l’intensification agricole et spécialement à l’usage des pesticides, en Europe et en Amérique du nord. Ici, deux méthodes d’analyse des données démontrent que l’agriculture intensive avec de fortes quantités d’intrants reste la pression qui agit le plus pour expliquer les changements de populations d’oiseaux et pas seulement pour les oiseaux liés aux milieux agricoles. Cet effet négatif se voit aussi dans des pays avec une intensité agricole moyenne moindre vu que l’effet de l’intensification est même plus grand dans ces pays.

De plus, les populations d’oiseaux dans les pays avec des unités de production agricole plus petites affichent une meilleure situation, indiquant que l’accroissement de la taille des unités de production, une autre aspect clé de l’intensification agricole, contribue aussi au déclin des populations d’oiseaux, probablement en diminuant l’hétérogénéité de l’habitat.

Nous admettons que les données sur l’usage des intrants chimiques (pesticides et engrais de synthèse) sont toujours très grossières et que ceci ne nous permet pas, par exemple, de comprendre les mécanismes complexes derrière cette relation causale que nous dévoilons. Vu l’importance cruciale de cette pression, la législation sur la disponibilité de telles données sur l’usage des intrants à une échelle précise dans le temps et l’espace pour tous les pays européens devrait être renforcée.

Néanmoins, nombre des impacts délétères de l’intensification agricole sont connus, spécifiquement ceux des pesticides et engrais sur les insectes et autres invertébrés susceptibles d’impliquer des cascades trophiques (via les réseaux alimentaires) sur les oiseaux. Les invertébrés représentent une part importante du régime alimentaire de nombreux oiseaux au moins pour certains de leurs stades de développement (par exemple l’élevage des jeunes). Ils sont particulièrement cruciaux pendant la période de reproduction pour 143 espèces sur les 170 étudiées pour lesquelles, par exemple, une réduction des ressources alimentaires disponibles est susceptible d’impacter le succès reproductif en modifiant le comportement des parents et la survie des poussins en plus de la contamination directe par consommation de graines et l’accumulation des toxiques au long des chaînes alimentaires avec des effets subléthaux.

Urbanisation

Au-delà des pratiques agricoles, d’autres facteurs causaux sont à l’œuvre. L’urbanisation, qui a augmenté dans tous les pays européens, peut aussi être associée au déclin global de l’avifaune. Même si une analyse spécifique détaillée sur le lien entre urbanisation et chaque espèce demanderait des séries temporelles plus précises pour l’urbanisation, les données disponibles suggèrent un impact négatif pour la plupart des espèces.

Couverture forestière

Gobe-mouches noir (jeune) : oiseau forestier migrateur de longue distance ; au retour au printemps, l’espèce se trouve de plus en plus décalée par rapport aux pic des chenilles défoliatrices base de la nourriture des poussins.

La dynamique de la couverture forestière tend à être essentiellement associée à une augmentation des populations d’oiseaux, mais l’augmentation globale de la couverture forestière ne se reflète dans la dynamique des populations d’espèces forestières, pas plus qu’elle n’est visible dans les tendances de l’ensemble des espèces. L’augmentation du couvert forestier en Europe au cours des dernières décades peut cacher d’autres changements, notamment dans la qualité du milieu forestier, tel que le déclin des forêts anciennes qui sont essentielles pour de nombreuses espèces sédentaires forestières. Plus largement, on s’attend à des impacts différents sur les oiseaux entre la reforestation dans le cadre de forêts gérées et la reconquête naturelle après abandon agricole, et la fermeture des habitats qui s’en suit risque de ne pas bénéficier aux espèces d’habitats ouverts.

Changement climatique

Finalement, le changement de température a eu un impact global négatif sur l’avifaune commune dans son ensemble, mais impacte de manière contrastée d’un côté positivement des espèces, surtout celles des régions chaudes et de l’autre, négativement, essentiellement celles des régions froides. L’effet du changement de température doit donc de ce fait être considéré en parallèle de la capacité des espèces à suivre le changement de température à la fois dans le temps et dans l’espace.

La dette climatique de la réponse des oiseaux au changement climatique, due à un décalage dans le temps dans leur déplacement géographique, se trouve amplifiée par l’écart qui sépare ce groupe et la réponse des autres espèces avec lesquelles elles interagissent directement. Ceci est particulièrement problématique pour les espèces migratrices, avec les migrateurs de longue distance plus fortement et négativement impactés par la température que les migrateurs de courte distance et les sédentaires. Le glissement dans la disponibilité en ressources alimentaires et les conditions environnementales optimales causées par le changement climatique a déjà été documenté pour des sous-groupes précis d’espèces, de périodes et de pays pris en compte dans notre étude. Par exemple, il a été démontré que les espèces forestières migratrices ont un temps de retard sur la disponibilité des ressources pendant la saison de reproduction, probablement à cause du changement dans le calendrier de développement des ressources (phénologie ; par exemple, le pic d’éclosion des chenilles). 

Hirondelle rustique : espèce migratrice de longue distance, affectée par l’urbanisation et l’intensification agricole

D’autres études ont souligné le changement graduel dans la composition en espèces de la communauté locale par rapport au succès relatif des espèces de régions chaudes. Nos résultats suggèrent que le changement climatique au niveau des températures a été un facteur dominant dans la dynamique des populations d’oiseaux à une échelle continentale au cours des dernières décennies. Nous confirmons aussi que cet effet a été même plus prononcé dans les pays sous des hautes latitudes (pays froids). Globalement, alors que le changement de température peut conduire à une augmentation de la répartition et de l’abondance de certaines espèces, pour celles (spécialement ceux des régions froides) déjà affectées par d’autres pressions anthropogéniques, le changement de température constitue une double charge agissant directement sur leur cycle annuel.

Conclusion

Le formidable impact négatif de l’intensification agricole sur les oiseaux a été depuis longtemps repéré en particulier pour les oiseaux des milieux agricoles et les insectivores, mais notre étude fournit une preuve robuste de l’effet directe et prédominant des pratiques agricoles à une grande échelle continentale.

En considérant à la fois l’impact énorme de l’intensification agricole et l’homogénéisation induite par les changements de températures et d’usage des terres, nos résultats suggèrent que le sort de nombreuses populations d’oiseaux européens communs dépend de la mise en œuvre rapide d’une transformation profonde des sociétés européennes, et tout spécialement de la réforme agricole.

Bibliographie

Farmland practices are driving bird population decline across Europe Stanislas Rigal et al. PNAS  2023  Vol. 120  No. 21  e2216573120

Lien vers le site du PNAS où l’on peut télécharger le pdf de l’article avec les graphiques et annexes