30/03/03 Les champs abandonnés, i.e. sur lesquels cesse toute pratique agricole, connaissent un processus de colonisation rapide par la végétation ligneuse, connu sous le terme populaire d’enfrichement. Les botanistes parlent de succession secondaire à propos de cette installation progressive d’un milieu préforestier. On peut aussi simplement considérer que la nature reprend ses droits, ce qu’on appelle désormais le réensauvagement passif (voir la chronique sur un exemple de champs abandonnés). Mais ce processus naturel, qui ne requiert aucune intervention humaine, soulève de nombreuses oppositions. Parmi les plus virulentes figurent celles de naturalistes/conservateurs de la nature : ils lui reprochent de « fermer le milieu » et d’éliminer la biodiversité associée aux milieux ouverts originels en arguant à partir d’espèces emblématiques ou d’un groupe d’animaux censé être menacé par ce processus. Ils prônent un interventionnisme permanent, coûteux financièrement et avec une empreinte carbone souvent non négligeable, visant à bloquer ce processus naturel et à maintenir coûte que coûte un milieu ouvert.

Parmi les groupes souvent mis en avant comme directement menacés par l’enfrichement des anciennes cultures (champs ou prés), figurent les criquets et sauterelles (Orthoptères : voir la chronique). Une étude anglaise menée sur des cutures abandonnées depuis un peu moins d’une dizaine d’années analyse l’évolution des populations de cette entomofaune particulière (un groupe parmi des centaines d’autres).

Réensauvagement Max

Ancien pré en cours d’ensauvagement passif : des jeunes chênes se sont installés après l’avancée du genêt à balais

Le site de cette étude conduite en 2021 se trouve dans le sud de l’Angleterre : une ancienne ferme de 119 hectares, gérée auparavant depuis des décennies en agriculture intensive, et acquise par une association locale de conservation de la nature. L’abandon des cultures s’est fait progressivement sur huit parcelles de la ferme, après une dernière récolte et un dernier labour. Une parcelle a été abandonnée en 2007 : 14 ans se sont donc écoulés depuis l’abandon ; nous l’appellerons dans la suite la parcelle + 14 ans ; deux autres ont été abandonnées en 2013 (+ 8 ans) et cinq en 2017 (+ 4 ans). Une dizaine de mares ont été creusées en 2010 et plusieurs autres déjà existantes déjà ont été restaurées. Après abandon de la culture, aucune intervention humaine n’a été effectuée sur ces parcelles pas même le pâturage par du bétail comme on le pratique traditionnellement pour « entretenir » ces milieux (voir introduction) et prévenir l’enfrichement. Le site, devenu réserve naturelle, héberge des populations d’herbivores sauvages : des lapins concentrés autour des mares, des lièvres et des ongulés sauvages qui y circulent (chevreuils, cerfs élaphes, daims et muntjacs). On a donc opté pour le « Rewilding Max », le réensauvagement intégral sans introduction de bétail semi-domestique (voir l’exemple de la ferme de Knepp : Rewilding Lite), en pariant sur l’intervention d’herbivores sauvages.

La faune sauvage colonise aussi ces champs abandonnés : ici, une piste tracée par le passage des sangliers et/ou des blaireaux

Criquets et sauterelles, petit segment de l’immense biodiversité animale, constituent de bons bioindicateurs pour évaluer l’impact des transformations naturelles en cours. D’une part, ces insectes occupent une place centrale dans les réseaux alimentaires des écosystèmes herbacés comme proies intéressantes pour nombre d’oiseaux et d’araignées entre autres. Globalement, ils connaissent un très fort déclin dans les milieux d’agriculture intensive dont les prairies artificielles, les prés semi-naturels surpâturés ou les prairies de fauche (une pratique qui leur est très néfaste) : de ce fait, ces ex-milieux agricoles ensauvagés peuvent devenir pour eux des refuges et assurer leur conservation à l’échelle des paysages si on créé des corridors connectant ces milieux entre eux. Enfin, criquets et sauterelles répondent vite au moindre changement dans la structure de la végétation de leur milieu étant presque tous essentiellement herbivores et ils sont représentés par une large gamme d’espèces, chacune avec des exigences différentes tant pour se nourrir que pour se reproduire ou maintenir sa température interne (voir ci-dessous).

Réencouragés

Les résultats de l’étude sont clairement positifs pour la biodiversité des orthoptères au moins.

Neuf espèces ont été détectées à l’occasion des recensements le long de transects parcourus régulièrement sur les différentes parcelles. On y trouve des espèces communes de deux types : des espèces répandues partout et ubiquistes des milieux herbacés, le criquet des pâtures et le criquet duettiste ; des espèces en pleine expansion générale du fait de la crise climatique : le conocéphale bigarré plus lié aux milieux un peu humides et la decticelle bariolée. Ces deux espèces pionnières bénéficient de milieux herbacés non gérés : le conocéphale bigarré représente ainsi 40% des contacts dans les champs + 4ans tombant à 11% dans les + 8ans.

Criquet marginé femelle ; noter le trait blanc le long de l’aile

Mais la bonne surprise vient de la présence de plusieurs espèces bien moins communes : l’apparition du criquet verdelet, espèce rare en Grande-Bretagne et en nette régression (voir ci-dessous) ; le criquet marginé qui est lui aussi en expansion récente mais était rare auparavant ; deux espèces de Tétrix, des criquets terrestres méconnus et peu communs (voir ci-dessous) ; et une rareté, la decticelle cendrée (voir la chronique sur cette espèce), très présente dans la parcelle + 14 ans : elle affectionne les milieux préforestiers dont les ronciers et milieux buissonnants.

En plus de ces neuf espèces, deux autres ont été observées sur le site en dehors des transects de suivi ; il s’agit de petites sauterelles arborescentes, favorisées nettement par l’évolution globale de la végétation : le méconème du chêne (voir la chronique) et la sauterelle ponctuée (voir la chronique sur cette espèce commune). La richesse globale (nombre d’espèces) de ce site surpasse très nettement celle des milieux agricoles environnants encore en activité ce qui confirme le grand intérêt de telles parcelles ensauvagées pour la conservation de la biodiversité des orthoptères.

Les données sur l’abondance sont encore plus éloquentes : la densité globale est de 234 individus (toutes espèces confondues) /ha contre à peine 100 dans les zones agricoles intensives. L’ensauvagement permet la mise en place de grosses populations et ce dès les premiers stades de la recolonisation. Ces nouveaux milieux en libre évolution peuvent donc fonctionner comme des sources majeures pour repeupler via la dispersion les milieux appauvris périphériques. 

Effet mares

Les berges de terre nue et les bords humides et moussus sont le terrain d’élection des Tétrix

Les nombreuses mares sur les parcelles étudiées ont clairement influé sur l’évolution du peuplement d’orthoptères et tout particulièrement pour les deux espèces de Tétrix. Ces petits criquets appartiennent à une famille originale, les Tétrigidés ou criquets géophiles, i.e. des criquets très liés au sol nu. Leur teinte brune les rend très mimétiques au sol et difficiles à détecter pour les non-initiés. Deux espèces occupent le site : le tétrix riverain, adepte des milieux humides et le tétrix des clairières, plus répandu et peuplant divers milieux avec des plages de végétation rase.

Pour ces deux espèces, les bords des mares couvertes de mousse et à végétation basse constituent un milieu idéal. En plus, la fréquentation par les lapins créé des plages de sol nu via les grattées et terriers et entretiennent une végétation rase en grignotant les herbes. Sans ces mares associées aux lapins, les tétrix ne seraient sans doute pas venus sur ce site (notamment le tétrix riverain) ou tout au moins en nombre très réduit. Ils ont aussi besoin de ces plages de sol nu pour se chauffer au soleil et comme sites de ponte où leurs œufs seront suffisamment chauffés pour assurer le développement des embryons.

Par contre, on sait que ces mêmes espèces qui habitent par ailleurs les vallées alluviales ont aussi besoin près des sites humides avec du sol nu de hautes herbes où pouvoir se réfugier en cas d’inondation brutale et ne pas être emportés par l’écoulement d’eau. On commence à discerner la subtilité des besoins écologiques de ces insectes avec des exigences contradictoires en apparence (végétation rase versus végétation haute) qui varient selon les stades de leur cycle de vie.

Retour du verdelet

L’arrivée du criquet verdelet sur ce site fut une belle surprise pour les scientifiques, l’espèce ayant complètement disparu des zones agricoles intensives, l’ancienne vocation des parcelles concernées. Il s’est installé aussi bien dans les champs +4 ans que +8 ans et a colonisé sept parcelles sur les huit. Ceci change sensiblement la vision que l’on avait de cette espèce : on considérait que sa capacité de colonisation de nouveaux sites était très lente et on le croyait restreint aux seuls prés non améliorés. Son retour a peut-être été favorisé par une très ancienne haie doublée de bordures herbeuses qui longe le site et a pu servir de corridor de dispersion. La population principale a d’abord colonisé les champs +8 ans à partir desquels, ensuite, elle a gagné les champs + 4 ans. Non loin du site se trouve une prairie non améliorée ancienne qui a peut-être aussi servi de source. Tout ceci souligne l’importance des corridors pour accompagner ce réensauvagement passif et le rendre encore plus efficace. Ainsi, le champ le plus proche de la rivière locale renferme les plus fortes populations de cinq des autres espèces : ce serait une conséquence de la forte connectivité entre cette parcelle et ce corridor linéaire favorable à la circulation.

Ancien pré abandonné avec de grosses touffes d’herbes

En France, le criquet verdelet est surtout commun en montagne et est l’hôte typique dominant des prairies alpestres modérément humides. Contrairement à de nombreux autres criquets (voir ci-dessous), il recherche une végétation à base de grandes herbes. D’ailleurs, sur un autre site protégé d’Angleterre, le criquet verdelet a été éliminé par l’action des lapins qui entretiennent des plages de végétation rase avec peu de couvert. Il trouve donc dans ces champs en cours d’enfrichement un contexte très favorable inattendu. L’expérience du réensauvagement de la ferme de Knepp (voir la chronique) est riche de divers autres exemples du même type où on a vu arriver des espèces peu communes, voire presque disparues localement, s’installer en force alors que la connaissance écologique de ces espèces ne le laissait pas prévoir. Nous avons encore beaucoup à apprendre de ce processus, habitués que nous sommes à se référer aux processus où l’humain contrôle par sa gestion.

Mosaïque

Criquet duettiste mâle

Pour mieux comprendre la complexité de cette évolution, considérons maintenant deux des espèces les plus communes sur le site : le criquet duettiste et le criquet des pâtures, deux espèces très généralistes des milieux herbacés.

Généralistes, oui, … mais pas sans certaines exigences ! Ainsi, ils demandent une hauteur optimale d’herbe de 10 à 20cm (l’inverse de ce que demande le verdelet ci-dessus) ; ils ont par ailleurs besoin des plages de sol nu ou très peu végétalisés pour soit se chauffer au soleil en début de saison ou soit pour pondre. Mais, en plein été, ces endroits deviennent vite intenables et ils cherchent alors à se réfugier vers des hautes touffes denses plus « fraîches » en leur centre. Bref, des besoins pleins de contradictions et qui ne peuvent être satisfaits que via une certaine hétérogénéité de la végétation.

Ancien pré abandonné avec une végétation spontanée à structure en mosaïque ; noter la grande fourmilière (fourmi des bois)

Si l’enfrichement se manifeste visuellement par l’installation de ligneux (ronces, arbustes, jeunes arbres), il s’accompagne aussi de changements importants dans la végétation herbacée. Globalement, la richesse en espèces de plantes à fleurs augmente avec le vieillissement. Sur les cinq espèces de graminées les plus abondantes, deux deviennent significativement plus nombreuses dans les champs au-delà de huit ans : l’agrostide stolonifère, qui tend à se développer en grandes colonies, et la fétuque rouge. Or, ces deux graminées partagent des feuilles fines. Elles génèrent de larges taches avec une structure plus ouverte au sein de peuplements de touffes de hautes herbes. Ainsi, alors que la hauteur moyenne de la végétation herbacée (plus de 30cm) dans ces parcelles dépasse nettement l’optimum des deux criquets, ils y retrouvent leur compte via les taches plus basses de graminées à feuilles fines. Une gestion humaine classique (par exemple le pâturage) induit au contraire une uniformisation et ne répond vraiment qu’à un seul des trois besoins de ces criquets (hauteur moyenne limitée).

Perturbations

En France, le sanglier est sans aucun doute le « perturbateur » le plus actif via ses boutis : il retourne la terre sur de grandes surfaces et réinitialise la succession secondaire ; des sites de ponte idéals pour les criquets

Pour qu’une telle structure en mosaïque s’installe, cela suppose, outre des différences spatiales dans la nature des sols et leur humidité, des intervenants naturels qui, par leurs activités, engendrent des perturbations ponctuelles capables de rompre l’uniformisation. Trois groupes majeurs de « perturbateurs » biologiques bienvenus ont été ici identifiés.

Fourmilière de terre en dôme dans un pré : un microrelief non négligeable qui émerge

La première contribution, celle à laquelle on aurait le moins pensé, vient des fourmis terricoles qui creusent des fourmilières sous terre dans les zones herbeuses et amassent les grains de terre extraits en dômes ; parmi les espèces connues pour cette pratique figurent la petite fourmi jaune ou la fourmi noire des jardins, qualifiées d’ingénieurs de l’écosystème (voir la chronique sur cette notion). Ses fourmilières bombées qui augmentent de volume au fil des ans créent des micro-oasis de terre nue noire qui absorbe ainsi fortement la chaleur tout en étant abritée du vent par le couvert herbacé. Les deux criquets ci-dessus (ainsi que le verdelet) utilisent volontiers ces monticules comme sites pour se chauffer et surtout pour pondre leurs œufs (bénéficiant peut-être en plus de la protection des fourmis ?) ; les jeunes qui éclosent restent près de ces ilots dénudés avant ensuite de gagner la végétation plus haute toute proche. Le pâturage par du bétail détruirait une partie de ces fourmilières.

Les lapins sont les seconds agents perturbateurs : leurs mœurs sociales les concentrent en certains points où ils grattent, creusent, grignotent l’herbe entretenant ainsi des clairières très ouvertes (voir au bord des mares). Ils modifient aussi la composition de la végétation favorisant certaines graminées moins vigoureuses comme la fétuque ovine au feuillage très fin ; ces secteurs produisent ainsi bien moins de litière de feuilles mortes qui s’accumulent au sol, laissant le soleil atteindre le sol et chauffer les sites de ponte.

Enfin, il reste les « grands » herbivores allant des lièvres aux cerfs. Ceux-ci attaquent les jeunes ligneux dont ils limitent le développement. Par ailleurs, les cerfs entretiennent des sentiers par leurs passages réguliers, créant ainsi des coulées linéaires plus ouvertes au milieu de zones denses ; de même, ils couchent l’herbe de manière significative sur des sites où ils se reposent pour ruminer. Les chevreuils mâles, quant à eux, grattent le sol au printemps au pied d’arbustes qu’ils frottent de leurs bois : ils créent aussi de microhabitats très ouverts avec du sol nu.

Là encore, pour que cette faune « perturbatrice » s’exprime vraiment, cela suppose qu’ils se sentent en sécurité : le développement des ronciers et des fourrés assure cette fonction protectrice et les incite à venir circuler et mener leurs activités dans ces lieux.

Grattée de mâle de chevreuil au pied d’un érable dans une friche boisée ; noter la tige écorcée par le frottement

Réensauvagement versus interventionnisme

Ce qui est intéressant dans cette étude, c’est que les auteurs sont en fait initialement des partisans de l’approche interventionniste par des opérations de gestion répétées (pâturage, fauche, débroussaillage, rotovator, …) et ils raisonnent par espèces. Or, les faits ici leur montrent des résultats inattendus et soulignent surtout l’infinie complexité des besoins réels des différentes espèces envisagées. Imaginons qu’on ait ici décidé que telle espèce de criquet inféodée aux sites ouverts était prioritaire : on aurait entrepris une gestion allant dans ce sens mais d’une part sans forcément assurer tout ce dont il avait besoin selon les stades de son cycle mais surtout aux détriments d’autres espèces comme par exemple le criquet verdelet … qui ne se serait pas installé ! D’autres groupes comme les sauterelles liées aux buissons progressent car ici nous sommes dans la phase initiale de la succession (20 premières années : voir l’exemple de réensauvagement passif). Par ailleurs, ces « fourrés » attirent divers oiseaux nicheurs eux-mêmes en déclin comme le rossignol ou la tourterelle des bois …

Autrement dit, il faut considérer la biodiversité dans sa globalité et comme un tout qui ne cesse d’évoluer dans le temps (des espèces s’installent d’autres partent…), sans se focaliser sur telles ou telles espèces (et pourquoi pas telles autres ?) : on laisse alors évoluer le milieu selon les processus naturels. Et au passage, on conserve une empreinte carbone minimale, un point majeur dans le contexte actuel : dépenser de l’énergie pour entretenir la nature devient une contradiction totale, sans parler des effets destructeurs directs souvent associés.

Les interventions ne se limitent plus qu’à la création ou la renaturation de corridors permettant les échanges et la circulation des espèces vers d’autres sites du même genre mais à un stade d’évolution différent. 

En fait, tout ceci suppose de « lâcher prise » et de cesser de vouloir dominer la nature, de la contrôler pour qu’elle aille vers une direction définie « d’en haut » selon des critères complètement subjectifs (choix d’espèces prioritaires). En plus, la crise climatique en cours rebat les cartes à propos de nos connaissances sur les exigences précises des espèces : peut-être par exemple que les grosses touffes de graminées (souvent décriées auparavant) offrant un refuge contre les chaleurs excessives vont devenir cruciales ?

C’est quand même très gênant de se dire que, nous, naturalistes, nous nous comporterions en fait comme les aménageurs que nous condamnons même si nous le faisons pour le « bien » de la nature … suprême vanité ! La nature se débrouille très bien toute seule : il suffit de la regarder faire et accepter son pas de temps parfois très lent.

Bibliographie

Orthoptera in the early stages of post-arable rewilding in south-east England T.Gardiner, D. Casey Journal of Orthoptera Research 2022, 31(2): 163–172

Site de la ferme de Knepp