A gauche un bois issu d’une recolonisation ancienne et, à droite, …un fourré de prunelliers qui s’est installé en moins de dix ans sur une zone enherbée abandonnée, complètement engloutie

13/03/2023 Quand des terres agricoles cessent d’être cultivées, elles ne tardent pas à être colonisées par une végétation naturelle dominée par des ligneux (arbres et arbustes). Si ce processus se déroule sans aucune intervention humaine (plantation, semis, contrôle de la végétation, pâturage par des animaux domestiques, …), cette recolonisation conduit au retour d’une végétation spontanée « sauvage » : une forêt dite secondaire s’installe. Parallèlement à cette évolution, la faune sauvage va aussi coloniser ce nouvel environnement en pleine évolution : on parle de réensauvagement passif, i.e. sans interventions orientées par l’homme (voir la chronique sur le réensauvagement agricole) . 

Cette friche en cours de boisement, près de chez moi, était complètement ouverte et entièrement herbacée il y a moins de vingt ans

Dans le contexte du fort déclin de la biodiversité dans les paysages agricoles, ce processus naturel devient un outil intéressant pour restaurer la biodiversité. Il aboutit, au bout de plusieurs décades, à la formation de nouveaux habitats boisés aptes, par ailleurs, à stocker du carbone et mieux réguler le cycle de l’eau (voir la chronique sur les arbres, ingénieurs hydrauliques). Cependant, on ne dispose que de peu de données scientifiques par rapport au déroulement de ce processus … vu le pas de temps sur lequel il a lieu et l’anticipation que cela suppose pour réaliser un suivi régulier. En plus, la majeure partie des études déjà effectuées concernent des cas très favorables où les terres réensauvagées étaient déjà entourées ou parsemées de boisements, sources décisives de graines et fruits nécessaires pour la colonisation ligneuse qui va alors très vite. Nous allons donc ici découvrir une étude de cas en Angleterre où l’on a suivi de 1988 à 2021 l’évolution d’une exploitation agricole abandonnée et située au beau milieu d’un paysage d’agriculture intensive presque sans arbres sources. 

Cette ex-pelouse s’est colonisée en moins de dix ans après abandon de toute intervention humaine

NB Les illustrations qui suivent concernent des habitats en début d’enfrichement en Auvergne qui donnent une idée du processus 

33 ans 

Ancienne pâture abandonnée : ronciers et jeunes arbres spontanés partent à l’assaut

Nous sommes dans le nord-est de l’Angleterre dans une région aux terres fertiles, dominée par des paysages d’agriculture intensive. Le site de Noddle Hill, devenu depuis une réserve naturelle, se situe à la périphérie de la ville de Kingston-upon-Hull : il s’agit d’une ancienne exploitation agricole d’une surface de vingt-cinq hectares et composée de sept parcelles contiguës cloisonnées par un réseau de 5 km de bordures sous forme de haies vives et de fossés. Conduite en ferme laitière mixte jusqu’en 1980, elle comprenait des prairies humides semi-naturelles, des prairies artificielles et des champs cultivés. En 1988, ces terres furent remblayées sur plus de 70% de leur surface par des déblais de chantier sur une épaisseur moyenne de deux mètres (jusqu’à six mètres par endroit). Le site était ainsi devenu un patchwork de sol nu remblayé, des prés avec quelques petites zones humides et d’anciennes cultures. L’échec du projet d’aménagement paysager initialement prévu a conduit à l’abandon définitif de toute activité humaine et le site a ainsi évolué « librement » depuis 1988. Comme le dernier suivi (voir ci-dessous) a été effectué en 2021, on dispose donc ici d’un exemple de réensauvagement passif sur trente-trois ans (qui se poursuit depuis …)

État des lieux 

Au stade initial, il n’y avait pratiquement pas d’arbres sur le site, à part un grand saule fragile, des aubépines et des ronces dans les haies. Dans un rayon d’un kilomètre, on ne trouve qu’un boisement mature de cinq hectares (soit 1% de la surface considérée), composé de frênes, de chênes pédonculés et d’érables sycomores et un réseau de haies dominées par des aubépines du même type que celui du site. On se trouve donc bien dans un contexte très pauvre en ligneux sources pour la recolonisation passive. 

Jeunes frênes et jeunes érables sycomores colonisent rapidement ce pré non pâturé depuis la lisière toute proche

Dans ce périmètre d’un kilomètre, hormis les aubépines, on ne trouve qu’un petit nombre de ligneux matures susceptibles de produire des fruits/graines : surtout des saules cendrés, sureaux noirs, églantiers et prunelliers ; et en petit nombre : hêtres, peupliers hybrides, aulnes, pins sylvestres, saules marsaults, rosiers des champs et pommiers sauvages. 

Autre point initial important : la rareté des vertébrés herbivores qui auraient pu contrarier l’installation des ligneux en broutant ou grignotant les jeunes plants : quelques lapins et lièvres seulement et un pâturage intermittent localisé par des poneys sans impact significatif. A noter que des chevreuils, très gourmands de jeunes pousses, ne sont arrivés sur le site qu’en cours de colonisation avec cinq individus installés en 2021 à la fin de la période de suivi. 

Ces frênes âgés de trois ans se sont installés dans une jachère non cultivée ; les fruits ailés sont venus d’arbres adultes dans la grande haie au-dessus

On notera qu’une partie de ces arbres/arbustes sont anémochores (voir la chronique), i.e. que leurs fruits/graines sont dispersés à plus ou moins grande distance par le vent (frêne ; érables : voir la chronique ; peupliers, saules : voir la chronique ; pins : voir la chronique ; aulnes). Les autres ont des fruits charnus : ils peuvent être dispersés après consommation dans les excréments des animaux frugivores (endozoochorie : voir la chronique) : aubépines, ronces (voir la chronique), églantiers, prunellier, sureau, pommier sauvage ; ou bien ils sont transportés pour être cachés au sol en vue de faire des provisions d’hiver (voir l’exemple iconique du geai des chênes ou celui du noisetier) : hêtre et chêne.

Colonisation par des jeunes aubépines en lisière d’un bois ; les graines ont été déposées avec les excréments d’oiseaux frugivores

Suivis 

Ce qui fait tout l’intérêt scientifique de cet exemple, c’est le suivi dont il a fait l’objet, un scénario rarissime. Le site a été inventorié tant pour sa végétation que pour son avifaune à trois reprises en trente-trois ans : en 1992 (4ème année), en 2001/02 (13-14ème années) et en 2021, (33ème année). Parmi les modalités de suivi, on a utilisé pour les deux derniers suivis le LIDAR, la télédétection avec un laser aéroporté qui permet l’acquisition de données tridimensionnelles à haute résolution ; on peut ainsi modéliser à dix centimètres près la végétation en hauteur et identifier individuellement les canopées des ligneux : un outil d’une remarquable précision, complété ici par des relevés visuels au sol.

Pour l’avifaune, on a effectué des comptages en période de nidification le long d’un transect de deux kilomètres qui traversait les terres concernées. L’avifaune des environs immédiats qui ont la même structure que la ferme avant son abandon a aussi été échantillonnée afin de discerner les changements induits par ce réensauvagement passif. Comme l’étude s’étale sur trois décennies, on a aussi pris en compte des données régionales de suivi temporel de l’avifaune afin d’intégrer les évolutions possibles globales de certaines espèces sans lien avec le changement de milieu. 

Mosaïque 

Souvent, les ronces s’installent bien avant l’abandon définitif : ici, dans un pré en pente, sous-pâturé

Nous allons donc suivre en trois temps sur trois décennies l’évolution de la végétation ligneuse sur cette ferme « remblayée » et abandonnée. La végétation herbacée des prés et des anciens champs cultivés évolue bien sûr de son côté mais n’a pas été prise en compte car son impact sur l’avifaune reste très limité. 

Pré abandonné récemment encore au stade de friche herbacée

Au bout de quatre ans, on ne discerne pas vraiment de changements si ce n’est l’apparition de nouveaux arbustes le long des haies préexistantes : des ronciers et des aubépines commencent à se développer à partir du pool local. 

Au bout de quatorze ans, les anciens champs ont évolué vers des prairies sur des sols un peu appauvris, dites mésotrophes, mais la végétation ligneuse n’a colonisé que … 0,5 hectares, sous forme buissonnante. Un point intéressant : le réseau de haies commence à être englobé par les fourrés naissants. 

Extrait de la publication anglaise (Biblio)
Grassland : prés ; Hedgerow : haies ; Bramble thicket : roncier ; Shrubs and trees : arbustes et arbres ; Wetland : zone humide ; Colonisation of woody vegetation : Colonisation par les ligneux

En 2021, à la trente-troisième année, on commence, « enfin », à sentir une montée en puissance des ligneux : un tiers du site est couvert de ronciers très denses et un cinquième de fourrés d’arbres et arbustes ; les champs sont occupés à moitié de leur surface ouverte initiale : leur couverture ligneuse varie de 22 à 67%. Mais cette nouvelle végétation reste globalement basse en-dessous de la hauteur moyenne des haies originelles qui continuent de « se dissoudre » ; 88% de la végétation des haies et des ex-champs a une hauteur de moins de quatre mètres. On ne trouve des arbres que sous forme de jeunes plants (frênes, saules) et très épars.

Les relevés LIDAR ont permis de compter presque 8000 arbres et arbustes avec une densité de 300/ha dans les anciens champs avec 38% de buissons dont presque deux-tiers de ronces. La colonisation ligneuse n’est pas du tout uniforme et donne un paysage mosaïque de fourrés séparés par des espaces enherbés et des vestiges de haies. La richesse en espèces de ligneux reste basse dominée par les ronces, aubépines et églantiers qui étaient en fait déjà présents dans les haies et ont colonisé les champs autour. 

A noter les curieuses fluctuations des petites zones humides sous forme de creux dans les champs, peuplées de roseaux ou de massettes, ou de petites zones inondées en marge de fossés : leur surface globale a augmenté à mi-parcours sans doute suite à l’obstruction des fossés abandonnés avant de rebaisser … mais dans un contexte climatique de sécheresse. 

Lent retour 

On observe donc ici un retour très lent des ligneux et encore essentiellement sous forme de fourrés d’arbustes épineux (aubépines, églantiers, ronces et prunelliers) : pratiquement pas de jeunes arbres. La perspective d’un milieu vraiment forestier semble donc encore lointaine même si l’on pressent une inflexion nette en train de se dessiner. 

Rien à voir avec ce qui se passe sur des terres abandonnées près de zones boisées ailleurs en Angleterre : là, on atteint une couverture par la canopée des arbres et arbustes de 35 à 97% en 18-40 ans, dans un contexte de forte pression de populations fournies d’herbivores. Cela dit, une étude aux Pays-Bas a montré que ceux-ci ne limitent en fait la colonisation ligneuse que de 8% sur 29 ans dans des champs abandonnés. En plus, ici, la présence d’un sol épais retourné récemment (remblais) était pourtant une situation très favorable pour la colonisation ligneuse. Alors, pourquoi cette lenteur relative ici ? 

Cette quasi absence (pour l’instant) de colonisation par des arbres s’explique facilement par la rareté des sources de graines (voir ci-dessus la description du site) ; même les fruits ailés dispersés par le vent n’ont visiblement pas atteint le site ou tout au moins en nombre trop faible pour réussir à s’implanter. Quelques rares jeunes chênes pédonculés sont apparus : l’absence de geai de chênes et la rareté des écureuils gris dans ce secteur constituent un obstacle décisif à sa progression et on pense que ce sont des corbeaux freux qui les ont apportés incidemment (voir la chronique). La colonisation très hétérogène des champs (des ilots de fourrés) suggère que même la dispersion in situ depuis les haies se fait de manière assez « chaotique » mais peut-être aussi en fonction des sols et de leur ancien usage ou de la microtopographie.

La colonisation ligneuse n’est que rarement uniforme : ici, la partie centrale en creux humide résiste et la progression se fait depuis les lisières

On peut penser par contre qu’à partir de ce stade essentiellement buissonnant la situation va basculer vers une arrivée croissante d’arbres via des transports par des animaux désormais attirés par ce nouveau milieu plus fermé et onc plus sûr : des mammifères carnivores (voir l’exemple avec les merisiers), des sangliers (voir la chronique), de nouvelles espèces d’oiseaux « pré-forestiers » (voir ci-dessous). De plus, les fourrés buissonnants, dont les ronciers, exercent un effet « nounou » (voir la chronique sur les ronces ou celle sur l’effet nounou) en favorisant la croissance initiale de jeunes arbres abrités et protégés des herbivores. Finalement, on devrait finir par obtenir un boisement où les fourrés buissonnants deviendront une strate en sous-bois et finiront à long terme par péricliter et régresser. La colonisation ultérieure du sous-bois fera appel à d’autres formes de dispersion : voir la chronique sur ce sujet.

Avifaune changée 

Pour autant, la structure de l’habitat n’en a pas moins profondément été transformée : à cet égard, les oiseaux constituent d’excellents indicateurs pour évaluer l’impact sur la biodiversité animale. 

Les suivis montrent clairement un net changement en réponse au réensauvagement passif : les oiseaux des milieux ouverts baissent significativement tandis que des espèces forestières ou de milieux arbustifs s’installent ; cette compensation fait que globalement la richesse en espèces (le nombre d’espèces nicheuses) ne change pratiquement pas et reste au même niveau qu’à l’échelle régionale. En fait, seules deux espèces ont disparu entièrement, la perdrix grise et le bruant proyer mais dans un contexte de fort déclin global. 

La nouvelle communauté d’oiseaux diffère par contre radicalement dans sa composition en espèces. L’alouette des champs a connu une évolution typique : dans un premier temps, ses populations ont augmenté, favorisées par l’évolution des champs vers des prairies avant de fortement décliner, cette espèce en supportant pas la fermeture des milieux et la prédation associée (elle niche au sol) ; de la même manière, le pipit farlouse (voir la chronique sur les pipits) a lui aussi nettement régressé. La mosaïque buissonnante a vu par exemple s’installer le bouvreuil pivoine ou l’épervier d’Europe tandis que la sarcelle d’hiver a adopté les petites zones humides ensauvagées. Une riche communauté de passereaux associée aux milieux buissonnants s’est développée : fauvettes grisette, babillarde, à tête noire, des jardins ; pouillots véloce et fitis ; locustelle tachetée ; chardonneret ; verdier ; accenteur mouchet ; … Des espèces plus nettement forestières augmentent : merle noir, grive musicienne, pinson des arbres, tourterelle des bois, troglodyte (qui « explose »). 

Conservation 

On peut donc dresser un bilan des impacts de ce réensauvagement passif et évaluer son intérêt par rapport à la conservation de la biodiversité. 

On note déjà qu’en dépit des changements profonds de l’avifaune et la perte de certaines espèces (comme l’alouette des champs), la richesse globale reste la même ; des espèces sensibles en déclin local y trouvent refuge, surtout dans ce contexte de paysage agricole intensif. Il n’est pas question ici de réensauvagement global mais de la création par ce biais d’ilots très favorables à la biodiversité animale dont celle liée aux milieux arborés ou buissonnants. La présence de zones humides qui s’ensauvagent elles aussi ajoute un plus considérable et, en dehors des oiseaux, des espèces comme le triton crêté, le rat des moissons ainsi que seize espèces de libellules en ont profité. Si l’on arrive ainsi à recréer une mosaïque d’ilots forestiers ou subforestiers dispersés au sein de la matrice agricole dominante, on limitera considérablement l’effondrement de la biodiversité. 

La perte des haies (voir ci-dessus) peut aussi être vécue comme négative vu leur importance culturelle. Mais, en contrepartie, ces nouveaux milieux deviennent, via leurs riches populations de passereaux, des « oasis sonores » où l’on peut retrouver des ambiances sonores … d’antan … Or, on sait qu’écouter des chœurs de chants d’oiseaux dans la nature procure du bien-être et incite plus le public à s’engager envers la conservation de la nature. D’ailleurs, dans l’exemple présent, ce site devenu réserve naturelle remplit ce rôle social de puits pour s’immerger dans la nature. 

L’abondance des arbustes à fruits charnus comestibles (prunelles, cynorhodons, cenelles, mûres, pommes sauvages, …) peut aussi devenir un centre d’attraction comme site de cueillette pour le public et retisser ainsi des liens avec la nature proche. La structure dense et épineuse de ces milieux limite considérablement les risques de dérangement de la faune par les visiteurs tenus de facto à distance le long des cheminements. Ces fruits sont aussi une ressource majeure pour les oiseaux locaux et les migrateurs de passage. 

Enfin, les mêmes arbustes épineux dominants fournissent une succession de floraisons étalées sur quatre mois avec dans l’ordre chronologique les prunelliers (épine noire), les aubépines (épine blanche), les églantiers et enfin les ronces. Ils représentent donc une ressource majeure en pollen et nectar pour de nombreux pollinisateurs, très à la peine dans ces paysages et dont on sait qu’ils rendent un service majeur vis-à-vis des cultures.

Nous voyons donc qu’il n’y a rien à craindre du réensauvagement passif des cultures abandonnées au milieu de zones en agriculture intensive, bien au contraire. Certains naturalistes se montrent parfois réticents en arguant de la disparition de certaines espèces d’oiseaux agricoles défavorisés par ce processus (voir l’alouette des champs). Si nous raisonnons non par espèces mais globalement, on voit bien qu’il s’agit au contraire d’un processus très intéressant pour restaurer une partie de l’énorme biodiversité perdue dans ces paysages « massacrés » depuis des décennies. Cet exemple a de quoi rassurer les craintes quand on voit la lenteur et la progressivité du processus ; si on laisse évoluer de tels sites en mosaïque temporelle et spatiale au sein de vastes paysages, les espèces défavorisées auront de quoi trouver des refuges dans des sites voisins à un stade plus précoce. 

Une étude européenne récente démontre que les cultures destinées à produire des biocarburants ont un bilan carbone nettement défavorable et que le réensauvagement des terres dédiées à ces productions serait bien plus efficace pour lutter contre le dérèglement climatique. Alors, quand se décide-t-on enfin à favoriser de telles vraies mesures simples, sans aucun coût écologique, pour les plus grands bénéfices envers la biodiversité des campagnes. 

Bibliographie  

Slow development of woodland vegetation and bird communities during 33 years of passive rewilding in open farmland. Broughton RK, Bullock JM, George C, Gerard F, Maziarz M, Payne WE, et al. (2022) PLoS ONE 17(11): e0277545. 

The Carbon and Food Opportunity Costs of Biofuels in the EU27 plus the UK. Horst Fehrenbach, Silvana Bürck, Annika Wehrle. 2023. ifeu Wilckensstraße 3 69120 Heidelberg