Daphne laureola

13/04/2021 Voici un arbrisseau facile à reconnaître qui a suscité une série d’études écologiques à cause de sa sexualité particulière qui en fait une plante modèle pour tester certaines hypothèses évolutives. Faisons donc plus ample connaissance avec celui dont le nom officiel, botanique, est daphné lauréole. 

Faux laurier 

Le « vrai » laurier : le laurier-sauce

Beaucoup d’arbustes ou arbrisseaux portent dans leurs noms populaires le mot laurier dès lors qu’ils possèdent un feuillage persistant (sempervirent). Le laurier qui sert de référence est le laurier sauce (Laurus nobilis) dédié dans l’Antiquité au culte du dieu Apollon, celui dont on ornait la tête des vainqueurs et qui a donné le mot baccalauréat (le laurier produit des baies ou bacca). Lui seul en fait mériterait en toute rigueur cette appellation de laurier.

Les feuilles persistantes du laurier des bois

Du point de vue botanique, le laurier-sauce appartient à la famille des Lauracées et l’attribution de ce nom à d’autres espèces induit des confusions regrettables : partager un feuillage coriace persistant ne signifie en aucun cas être parents d’un point de vue évolutif. Ainsi, parmi les faux-lauriers bien connus : le laurier-cerise est une rosacée (pour les botanistes il est du genre Prunus comme pruniers et cerisiers) ; le laurier-rose est une apocynacée (la famille des pervenches) ; le laurier-tin est une Adoxacée (famille des viornes et sureaux) ; le laurier d’Alexandrie s’apparente étroitement au petit houx ou fragon (voir la chronique) dans la famille des Asparagacées ;  et donc le laurier des bois qui nous concerne, une Thyméléacée, la famille des passerines et des daphnés. 

Même son nom latin Daphne laureola entretient la confusion. Le genre Daphne fait référence à la nymphe Daphné qui, poursuivie par les ardeurs amoureuses du dieu Apollon fut métamorphosée en laurier par son père Pénée dont elle avait imploré l’aide. Et évidemment, laureola en remet une couche sur le laurier (Laurus) ; d’ailleurs, on peut le surnommer lauréole tout court (nom féminin semble t-il). Il est parfois déformé sous la forme auréole !  

Drôle de silhouette

L’architecture du laurier des bois attire tout de suite l’attention avec son port de mini palmier et son feuillage coriace persistant. Sa hauteur varie de 30cm à grand maximum un peu plus d’un mètre (ce qui en fait un arbrisseau) avec des tiges dressées, peu écartées, brunâtres claires, très souples mais pour autant très résistantes à la cassure. Le plus souvent, il y a plusieurs tiges partant de la base mais parfois il présente une tige centrale unique qui fourche plus haut. Chaque tige s’allonge plusieurs années consécutives sans se ramifier (croissance monopodiale) ce qui donne cette architecture assez unique dans notre flore. Au printemps, au sommet de chaque tige, un rameau à longs entre-nœuds (macroblaste) émerge, déployant ses feuilles vert tendre au départ et coiffant ainsi la tige d’un beau plumeau vert tendre. 

Le feuillage persiste toute l’année et tolère bien les froids hivernaux.

Le caractère le plus frappant concerne la répartition des feuilles qui sont regroupées en paquets serrés au sommet des tiges. Les feuilles sont épaisses mais elles aussi souples, allongées (de 3 à 12cm de long), nettement rétrécies vers le pétiole très court ; vert foncé et brillantes dessus, comme vernissées, elles sont plus claires et mates dessous. Sur les jeunes tiges printanières (voir ci-dessus), on voit que les feuilles ont une disposition alterne ; ce caractère devient ensuite très peu évident avec le regroupement des feuilles en bouquets terminaux.  

Jeunes feuilles alternes

Ombrageux 

Dans le sous-bois clair d’une chênaie

La lauréole habite les sous-bois et les lisières denses en situation de demi-ombre ou d’ombre forte sur des sols peu acides en général avec une nette préférence pour les substrats calcaires, notamment sur des sites pierreux ou caillouteux pas trop secs. On le trouve donc dans une large gamme de boisements réunissant ces critères : chênaies pubescentes, chênaies-charmaies, hêtraies et forêts mixtes montagnardes jusque dans les fissures des lapiaz, ces étendues calcaires plates sillonnées de profondes crevasses. Nettement plus fréquent en montagne, il monte jusqu’à 2200m et recherche des sites plutôt chauds, bien exposés. En France, il est très dispersé, abondant dans certaines stations et absent sur de vastes surfaces : il devient très localisé vers le Nord et l’Est. En plaine, il se cantonne souvent dans d’anciens parcs de châteaux, peut-être comme relique de cultures anciennes : outre son aspect décoratif, ses baies étaient utilisées comme purgatif autrefois d’où son surnom de laurier purgatif et on extrayait de l’écorce une teinture jaune pâle. 

A l’échelle mondiale, la lauréole se rencontre depuis le Maroc et l’Espagne (voir ci-dessous) et s’étend au nord jusqu’en Angleterre et vers l’Est en Hongrie. Cette vaste répartition avec des populations disjointes a conduit à distinguer des sous-espèces plus ou moins distinctes et dont la validité reste floue. Ainsi, dans les Pyrénées, les lauréoles ont tendance à être plus bas (moins de 60cm), à avoir des feuilles plus petites (3-8cm) et des tiges nettement ramifiées ; on en a fait une sous-espèce (subsp. philippi) désormais contestée car entrant dans la gamme des variations observables ailleurs. 

Accru à noisetiers dans la chaîne des Puys (Auvergne) vers 1000m d’altitude

En Espagne, cette espèce présente une répartition très contrastée avec des populations dans les Pyrénées et la chaîne Cantabrique à l’Ouest, sous un climat atlantique et à l’autre bout du pays, en Andalousie dans la Cordillère bétique côtière, sous un climat fortement méditerranéen. Cette situation disjointe a attiré l’attention des botanistes qui l’ont retenu comme espèce modèle pour tester certaines hypothèses évolutives par rapport à la reproduction notamment en fonction du contexte climatique et en limite de répartition. 

Sexualité variable 

Pied chargé de fruits verts

L’autre intérêt botanique du daphné lauréole concerne son système sexuel. De nombreuses populations, comme ce serait le cas dans une grande partie de la France, sont entièrement hermaphrodites (plantes avec des fleurs dotées à la fois d’étamines et de pistils fonctionnels). Ces fleurs sont de plus auto-fertiles i.e. susceptibles d’être fécondées par leur propre pollen ou celui d’une fleur de la même inflorescence (géitonogamie) ; mais, en pratique, cela se produit peu souvent et la fécondation requiert presque toujours les visites d’insectes pollinisateurs (voir ci-dessous). 

Certaines autres populations en altitude ou en limite de répartition se démarquent par un système mixte : une partie des plantes sont hermaphrodites et les autres sont « mâles stériles » ou « femelles », i.e. que les fleurs ont des pistils fonctionnels, capables de donner des fruits une fois fécondés, et que leurs étamines, encore présentes, restent vestigiales et ne produisent pas de pollen. On parle de gynodioécie : gyno(femelle) pour les pieds femelles et dioécie pour signifier l’existence de deux sexes séparés. Dans ce système, contrairement aux plantes strictement dioïques (pieds mâles et femelles séparés) comme la bryone (voir la chronique) ou le tamier (voir la chronique), tous les individus peuvent donner des fruits. Les pieds femelles disposent a priori d’un avantage adaptatif : elles n’ont pas à produire de pollen, une matière coûteuse en énergie et en matériaux ; leurs stigmates ne risquent pas d’être enduits de leur propre pollen ce qui limite les possibilités de pollinisation croisée ; par contre, pour avoir une descendance, elles dépendent obligatoirement de la visite d’insectes pollinisateurs ! 

Ce système prévaut dans le sud-ouest de l’Espagne où la proportion des pieds femelles varie cependant fortement d’un site à l’autre de 4 à 65% ! Les fleurs des pieds femelles ont des tubes floraux presque moitié plus courts que ceux des pieds hermaphrodites (7,7mm versus 13mm et sont beaucoup plus nombreuses par plante. Plus on monte en altitude dans les sierras espagnoles du sud-ouest, moins il y a de pieds femelles, sans doute en lien avec la raréfaction des pollinisateurs. Dans les populations avec de fortes proportions de pieds femelles (plus de 20%), les pieds hermaphrodites connaissent quand même un meilleur succès reproductif en produisant plus de fruits. Les pieds femelles restent limités par la disponibilité de pollen (qu’elles n’ont pas) apporté par les visites des insectes. Des facteurs écologiques semblent donc moduler de manière très complexe ce système original en pleine évolution. 

Précoce 

Fleurs verdâtres au milieu des bouquets de feuilles terminaux

Venons-en justement aux fleurs de la lauréole. Elles apparaissent au milieu des bouquets de feuilles terminaux (voir ci-dessus) en petites grappes très compactes, émergeant à peine entre les feuilles serrées. Penchées sur un très court pédoncule, ces fleurs en tube jaune verdâtre, quasi inodores, se terminent par quatre lobes triangulaires étalés ; à la gorge du tube, on voit les anthères des étamines. Elles éclosent de manière très synchrone au sein d’une plante donnée. 

Comme son proche cousin le bois-gentil (Daphne mezereum), une espèce plutôt montagnarde, la lauréole fleurit très tôt : dès janvier dans le midi, en février-mars ailleurs et jusqu’en juin à plus haute altitude. A cette époque, même en plaine, la météorologie reste encore très largement fluctuante et souvent très défavorable pour les sorties des insectes pollinisateurs, quasi indispensables (voir ci-dessus) pour la production de fruits. En contrepartie, à l’instar des quelques plantes à floraison hivernale (voir l’exemple de l’hellébore fétide), il bénéficie alors s’une quasi-exclusivité vu la rareté des floraisons. Par ailleurs, il compense les épisodes défavorables, parfois très longs, de deux manières. D’une part, les fleurs restent ouvertes presque un mois, une longévité remarquable. D’autre part, il semble très généraliste et visité par une large gamme de pollinisateurs. En Espagne, on a noté des papillons de jour très précoces (comme le citron chez nous), quelques rares abeilles, des papillons nocturnes le soir (mais qui ne semblent pas intervenir de manière efficace) et de minuscules scarabées noir brillant très communs, des méligèthes, mangeurs de pollen. Ces derniers seraient en fait les pollinisateurs les plus efficaces : leur abondance doit compenser leurs piètres performances de butineurs vu qu’ils se contentent de brouter les étamines, s’enduisant au passage de pollen. 

En situation peu ombragée, les fleurs se teintent de rosé

Fruits tardifs

Les jeunes fruits verts pointus nés des fleurs fécondées se transforment très lentement en petites « olives » noires, ovales, de 5 à 10mm de long avec une chair verdâtre un peu juteuse. Ils renferment un noyau unique arrondi d’un côté et pointu de l’autre, assez gros (6mm de long). La maturité complète n’est atteinte qu’au cœur de l’été en dépit de la floraison précoce, un signe typique d’une dispersion par les oiseaux. En Europe de l’ouest, on a observé comme agents de dispersion des rouges-gorges qui pillent ces fruits avant la fin de juillet dès leur maturité ; ceci laisse à penser qu’ils sont donc attractifs. En Espagne, on a noté plusieurs espèces locales et des migrateurs qui traversent ces régions comme consommateurs de ces fruits charnus : les graines se trouvent ainsi dispersées quand elles sont rejetées intactes dans les excréments selon le principe de l’endozoochorie (voir la chronique). Dans mon jardin, où j’ai introduit un seul pied de lauréole, en vingt ans, j’en ai trouvé une dizaine de pieds apparus spontanément au long des haies, dispersés visiblement par les oiseaux locaux. Certains passereaux peuvent par contre se comporter en prédateurs destructeurs des graines comme les verdiers qui consomment les fruits verts en broyant le noyau avec leur bec puissant ; le gros-bec (voir la chronique) peut aussi consommer les noyaux. 

De manière assez inattendue de la part d’une espèce chez nous peu abondante, le daphné lauréole introduit outre-Atlantique y est devenu fortement invasif dans les forêts côtières de l’Ouest des USA/Canada sous un climat plutôt doux et arrosé ; il semble avoir profité de la dispersion par des oiseaux autochtones qui ont adopté ses fruits produits en abondance.  

Herbivorie 

Les feuilles persistantes de la lauréole sont consommées par plusieurs espèces de chenilles de papillons de nuit, des noctuelles ; au moins sept espèces différentes ont ainsi été observées dans les populations espagnoles étudiées (voir ci-dessus). Il s’agit de chenilles généralistes qui consomment une large gamme de plantes appartenant à des familles très différentes comme les hellébores ou les primevères. Ces chenilles consomment le feuillage de la lauréole dès la fin de l’hiver sous climat méditerranéen, profitant de la persistance du feuillage, jusqu’au début de l’été. Le jour, elles se cachent au sol près des plantes et les escaladent de nuit pour s’installer au cœur d’un des paquets de feuilles au sommet d’une tige. 

L’architecture des daphnés influe sur leurs choix. L’incidence des chenilles est directement liée au nombre de paquets de feuilles et d’autant plus forte que la tige basale est moins forte (et donc l’arbrisseau oins haut). Au sein d’une plante donnée, elles préfèrent consommer les feuilles supportées par des rameaux courts et placés au plus près de la tige principale. Tout se passe comme si elles économisaient ainsi leurs « frais » de déplacement pour, chaque début de nuit, escalader la plante. On pense que les femelles papillons seraient sensibles aux signaux visuels renvoyés par la silhouette de la plante pour choisir celles sur lesquelles elles vont pondre ! La composition en nutriments des feuilles influe aussi sur les choix des chenilles. 

Par ailleurs, on a identifié plusieurs substances chimiques de la famille des coumarines, des substances odorantes connues comme moyens de défense chimiques des plantes. On en trouve des concentrations de 60 à 120 mg/gramme de poids sec de feuilles. Des tests en laboratoire ont montré que les différentes espèces de chenilles de noctuelles consommant les lauréoles réagissaient différemment face à la présence de ces coumarines : certaines les évitent alors que d’autres sont indifférentes. On a montré que dans les populations gynodioïques, avec des pieds femelles et des pieds hermaphrodites, les premiers avaient de plus fortes concentrations en coumarines : ce fait confirme l’hypothèse que chez entretenir des étamines (partie mâle de la reproduction) a un coût et que les plantes femelles qui s’en sont affranchies peuvent ainsi allouer plus de dépenses à leur défense chimique contre les herbivores.  

On pressent donc que d’une population à l’autre, au gré des conditions climatiques et écologiques (dont la pression des herbivores), tel ou tel caractère risque d’être sélectionné comme la présence de pieds femelles ou la richesse en coumarine ; mais les scénarios évolutifs varieront d’un site à un autre et dans le temps : c’est le principe de la mosaïque géographique de coévolution.

Bibliographie 

Early Blooming’s Challenges: Extended Flowering Season, Diverse Pollinator Assemblage and the Reproductive Success of Gynodioecious Daphne laureola. CONCHITA ALONSO Annals of Botany 93: 61±66, 2004

Ecological Context of Breeding System Variation: Sex, Size and Pollination in a (Predominantly) Gynodioecious Shrub. CONCHITA ALONSO, PIA MUTIKAINEN and CARLOS M. HERRERA Annals of Botany 100: 1547–1556, 2007

GENDER DIMORPHISM AND ALTITUDINAL VARIATION OF SECONDARY COMPOUNDS IN LEAVES OF THE GYNODIOECIOUS SHRUB Daphne laureola. CONCHITA ALONSO et al. Journal of Chemical Ecology, Vol. 31, No. 1, January 2005 

Herbivores do not discriminate between leaves of female and hermaphrodite individuals of gynodioecious Daphne laureola (Thymelaeaceae). – Alonso, C. 2003. Oikos 101: 505–510. 

NEITHER VEGETATIVE NOR REPRODUCTIVE ADVANTAGES ACCOUNT FOR HIGH FREQUENCY OF MALE-STERILES IN SPANISH GYNODIOECIOUS DAPHNE LAUREOLA (THYMELAEACEAE) CONCHITA ALONSO AND CARLOS M. HERRERA American Journal of Botany 88(6): 1016–1024. 2001. 

Variability in the behavioural responses of three generalist herbivores to the most abundant coumarin in Daphne laureola leaves. Conchita Alonso, Isabel M. García, Nelson Zapata & Ricardo Pérez. Entomologia Experimentalis et Applicata132:76–83, 2009