10/12/2020 Depuis quelques décennies, on a pris conscience de l’importance de la quantité et de la qualité du bois mort sous ses multiples formes dans les milieux forestiers pour le maintien de la biodiversité associée ; sont directement concernées les milliers d’espèces d’organismes exploitant le bois mort et participant à sa décomposition, réunis sous le terme global de cortège saproxylique (sapros = putride et xylos = bois) : bactéries et autres « microbes », algues, mousses, champignons, insectes, acariens, cloportes, myriapodes, …

Outre le bois mort présent sur les arbres encore en vie (voir la chronique : une mégalopole de microhabitats), on distingue un autre ensemble, les débris ligneux grossiers (Coarse Wood Debris des anglo-saxons) qui regroupent les arbres morts sur pieds (les chandelles), les branches et troncs morts tombés ou laissés au sol après exploitation et les souches. Ces dernières peuvent représenter une part majeure du bois mort dans les boisements exploités et elles abritent alors une bonne part de la biodiversité saproxylique des boisements. Bienvenue donc dans le monde surprenant des souches souvent ignorées et au plus considérées, à tort, comme des « déchets » sans intérêt ! 

Débris Ligneux Grossiers : souche, restes de troncs, branches mortes ….

Le langage des souches 

Le mot souche remonte à la fin du 11ème siècle sous la forme çoche et désigne la partie restante du tronc avec les racines quand un arbre a été coupé ; au 13ème, on l’emploie aussi pour désigner le pied d’une plante (arbre ou pas) enfoui dans la terre. A partir du 14ème est apparu par ailleurs le second sens de ce mot pour désigner la base d’une construction comme la souche d’un clocher ou celle d’une cheminée. Son emploi dans des expressions telles que « faire souche » ou « de vieille souche » traduit bien l’idée d’ancrage solide, d’enracinement associée à la souche d’arbre. 

Coupe récente

La définition officielle renvoie donc à la seule intervention humaine quand on coupe des arbres. C’est effectivement l’image classique qui vient à l’esprit : un tronc coupé bien droit à ras du sol ou presque, avec les racines qui affleurent ou pas autour. Mais, selon l’âge de l’arbre coupé et surtout selon son espèce, le devenir de cette souche pourra être radicalement différent. Pour un certain nombre de feuillus dont les chênes, charmes, châtaigniers, hêtres, frênes, saules, … si le tronc n’est pas trop âgé, la souche va fabriquer des rejets à partir de bourgeons dormants, susceptibles de devenir à moyen terme de nouveaux troncs, donnant naissance à une cépée ; autrement dit, la souche ressuscite un nouvel arbre. Par contre, chez la majorité des conifères et certains feuillus ou des feuillus trop âgés ou malades, la souche ne va pas rejeter : soit, elle meurt rapidement ou soit elle reste en vie encore un certain temps (parfois très long) en échangeant notamment via des connexions souterraines entre ses racines et celles des autres arbres voisins de la même espèce (anastomoses). Ici, nous n’aborderons donc que le devenir des souches mortes qui se décomposent. 

En pratique, on trouve aussi des souches mortes issues de processus naturels. Les coups de vent ou tempêtes renversent des arbres et les déracinent totalement ou partiellement provoquant des chablis, des arbres entiers couchés au sol avec la couronne racinaire et sa galette de terre et de cailloux restée accrochée ; on ne parle pourtant pas alors de souche pour désigner les racines et la base du tronc car elle reste alors reliée au reste de l’arbre couché ce qui change beaucoup de choses quant à son devenir, les racines se retrouvant à l’air libre.

Les mêmes coups de vent peuvent aussi casser des arbres vieillissants plus ou moins près de la base du tronc donnant ce qu’on appelle en jargon forestier un volis (un mot dérivé de volige dans lequel apparaît l’idée de voler !) : dans ce cas, si la cassure se fait assez bas, on obtient bien une souche naturelle plus ou moins haute mais sans la rectitude des souches de coupe. Ces souches naturelles sont bien plus rares mais assez fréquentes dans les forêts anciennes ou d’altitude. 

Naissance d’une souche naturelle après le volis d’un hêtre vétéran : une mine d’or pour la biodiversité locale !

Tout le monde connaît l’expression populaire « dormir comme une souche » ; elle traduit bien la représentation populaire dominante associée à la souche : l’idée d’immobilité extrême et d’inaction. Nous allons voir qu’au contraire, tout commence avec sa mort : le début d’une nouvelle vie très active, une renaissance accompagnée d’une kyrielle d’autres vies ! 

Stocks décroissants 

Souche sèche : pratiquement toute l’écorce est tombée

La souche avec notamment ses racines représente en moyenne 20% de la masse totale de l’arbre vivant entier. Dans les forêts exploitées régulièrement, comme on enlève généralement, outre les troncs, les grosses branches, les souches représentent souvent l’essentiel du bois mort au sol notamment s’il s’agit d’une coupe totale : leur part varie de 40 à 80% du bois mort total. Ainsi, pour un prélèvement lors d’une coupe de 250 m3/hectare de bois (troncs et branches), le volume laissé de souches et de leurs racines atteint environ 50m3/ha. Ce stock potentiel va rester plus ou moins longtemps selon la vitesse de décomposition des souches. Une étude suédoise a estimé pour des souches d’épicéas (l’essence la plus étudiée sur cette thématique des souches) un taux annuel de décomposition de l’ordre de 5% : pour que la moitié du bois disparaisse, il faut en moyenne 15 ans et pour 95% 65 ans. 

La décomposition va prendre très vite place dès la coupe ou la cassure ; elle avait pu commencer en amont dans le cas d’arbres sénescents ou malades. Elle est assurée principalement par l’activité microbienne et celle des champignons décomposeurs (voir la chronique Les fossoyeurs du bois mort) suivis des insectes saproxyliques.

Elle  dépend d’une multitude de facteurs qui expliquent la diversité des trajectoires observées sur le terrain. La densité et la composition chimique du bois déterminent grandement la vitesse de décomposition et dépend de l’espèce : les feuillus se décomposent en moyenne plus vite que les conifères ; d’autre part, les racines moins denses dans le sol sont plus vite décomposées. Le second facteur clé tient dans l’humidité relative du bois : un minimum d’eau est nécessaire car les enzymes de dégradation des composants du bois produites par les décomposeurs sont dissoutes dans l’eau et les nutriments libérés ne peuvent circuler qu’en solution de cellule en cellule. En dessous de 30% d’humidité, les champignons cessent leur activité sauf de rares exceptions ; inversement, l’excès d’humidité soit dans le sol soit dans la souche elle-même asphyxie le milieu et bloque le processus. L’eau s’évapore par la tranche de coupe et selon son exposition et sa surface elle partira plus ou moins vite ; l’installation de mousses et autres plantes vertes, attirées par l’humidité et les nutriments, apporte une couverture protectrice qui freine cette évaporation. La proximité du sol favorise le maintien d’une certaine humidité : les souches plus hautes auront tendance à se dessécher plus dans la partie supérieure du tronc coupé ou cassé. 

Sinon, parmi les nombreux autres facteurs plus ou moins importants, on trouve : la température ambiante ; l’exposition ou pas au soleil (voir l’entomofaune ci dessous) ; les proportions d’écorce et de bois de cœur/bois « vivant » ou aubier ; la position au sein du peuplement (en lisière ou au centre) ; l’état de l’arbre au moment de l’abattage ou cassure et s’il était déjà attaqué par des champignons par exemple. 

Successions 

La décomposition progressive transforme la souche et son contenu si bien que la fonge (les champignons) et la faune associées changent au fil du temps : on observe des successions d’assemblages d’espèces assez différents entre le début et la fin de la décomposition et selon l’essence évidemment. Globalement, le nombre d’espèces impliquées diminue quand la décomposition progresse et on passe d’espèces spécialisées (voir le cas de l’écorce) au début à des espèces généralistes comme les fourmis vers la fin. 

On distingue deux grands scénarios selon l’humidité relative du bois (voir ci-dessus). Dans la décomposition sèche, le bois de la souche est d’abord colonisé par des insectes mangeurs de bois (xylophages) dont les larves creusent des galeries : des coléoptères  (buprestes, longicornes, scolytes, vrillettes, …) ou des hyménoptères comme les sirex qui recherchent le bois sec pour pondre leurs œufs. Les fourmis charpentières s’installent ensuite : elles creusent les cernes verticalement selon le bois de printemps plus tendre et plus nutritif, laissant les couches de bois d’automne ; ainsi se créent des labyrinthes remarquables de cloisons ; de plus, l’acide formique qu’elles émettent rend le bois imputrescible ! 

Dans la décomposition humide, la souche se trouve envahie par trois côtés. La faune du sol et les champignons investissent les racines sous terre. Par l’écorce partiellement décollée (voir ci-dessous), des larves de lucanes , de taupins et de scolytes s’insinuent ainsi que toute une faune moins spécialisée d’acariens, de lombrics, escargots, … venus du sol tout proche. Par le cœur du tronc mis à jour, les algues, les champignons, les mousses s’installent et créent un nouveau microclimat encore plus favorable (une forme de facilitation). Des cohortes de mangeurs de bois pourri (saproxylophages) ou de sciure prennent le relais comme des asticots de mouches, des vers de « compost », des nématodes, … La partie centrale tend alors à se creuser et retient encore plus l’humidité favorisant le développement des filaments des champignons. Finalement, la souche se « dissout » lentement sur place et se réduit en fines particules intégrées dans le sol par les vers notamment, participant ainsi au recyclage de toute cette matière organique. 

Les champignons jouent un rôle majeur dans la trajectoire de la souche en décomposition et eux aussi se succèdent en escouades d’espèces au fur et à mesure de la progression. L’installation de certaines espèces peut par exemple éloigner certains insectes : le théléphore géant, sorte de champignon informe blanchâtre, réduit par exemple la colonisation des souches de conifères par le grand charançon du sapin. Leur activité intense via leurs équipements enzymatiques spéciaux redistribue les éléments minéraux qui augmentent rapidement dès les cinq premières années : la qualité de la nourriture et sa digestibilité s’améliorent ainsi créant une niche nouvelle accessible à plus d’insectes xylophages. 

Ecorce 

Souche fraîche : l’écorce est bien collée au bois

L’écorce de la base du tronc (et aussi celle des grosses racines) connaît une trajectoire différente de celle du bois. Ainsi, elle se dégrade en moyenne deux fois plus vite que le bois de la même souche, accélérée notamment par la fragmentation opérée par les insectes xylophages. Le cas des souches de coupe est particulièrement différent car, dans ce cas, les arbres coupés étaient le plus souvent sains et en pleine croissance. De ce fait, l’écorce interne (voir la chronique sur l’écorce des arbres) et l’aubier ou « bois vivant » regorgent de réserves nutritives très attractives quand on sait que pour le reste le bois de cœur reste très peu nutritif. Une cohorte très spécialisée de buprestes et de longicornes qualifiée de « mangeurs de phloème » (les tissus où circule la sève élaborée riche en sucres) s’attaque rapidement à l’écorce interne ce qui accélère son décollement et facilitera l’entrée des xylophages. D’autres encore plus spécialisés (des scolytes très sélectifs et des buprestes) creusent la couche juste en dessous de l’écorce interne (le cambium). Les champignons ne manquent pas de s’inviter au festin d’autant que certains sont dispersés par les adultes de scolytes qui creusent de courtes galeries et y déposent les spores de champignons particuliers dont le développement colore souvent le bois. Une fois l’écorce rongée et décomposée, des larves avec des pièces buccales bien développées entreprennent de grignoter ce qui reste juste sous l’écorce comme celles des cardinaux, beaux coléoptères rouge vif aux larves aplaties très communes. Tout ceci explique pourquoi, assez rapidement, la souche perd son écorce objet de toutes ces convoitises, et va rester à nu pour le reste de sa décomposition. 

Hordes de scarabées 

Parmi les groupes d’animaux saproxyliques (voir ci-dessus), nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises les coléoptères, les « scarabées » au sens populaire. Même s’ils ne sont pas les seuls à intervenir, ils n’en présentent pas moins un intérêt majeur par leur extrême diversité ; récemment un gros ouvrage superbement illustré est sorti aux éditions du MNHN : Les Coléoptères saproxyliques de France : Catalogue écologique illustré ; l’introduction résume bien le caractère extraordinaire de ce groupe : 

Le quart de la biodiversité forestière est « saproxylique » (associée au bois mort et aux micro-­habitats portés par les [vieux] arbres). Les insectes coléoptères, riches de 2663 espèces attachées à 74 familles en France, et qui dominent le cortège saproxylique avec les champignons, constituent­ ainsi un groupe indicateur fréquemment utilisé dans le monde forestier. Le suivi de cette riche biodiversité représente toutefois un véritable défi. 

Hors de question ici, faute de compétences ad hoc, d’entrer dans le détail de ce monde foisonnant ; nous n’aborderons simplement que quelques généralités en ce qui concerne leurs relations avec les souches et plus particulièrement celles issues des coupes. En effet, ces dernières ont, en dépit de leur origine très artificielle,  des qualités rares : elles renferment des tissus frais pleins de réserves nutritives ; elles sont nombreuses et disponibles en masse et se trouvent exposées au soleil et donc réchauffées.

Or, de nombreuses espèces de coléoptères saproxyliques recherchent le bois sec et exposé au soleil pour leur reproduction : elles trouvent de ce fait dans les souches de coupes un matériau intéressant et assez rare. Ainsi en Scandinavie, on a montré que les souches de coupes sont colonisées par plus d’espèces que celles à l’ombre à l’intérieur de peuplements. Elles favorisent notamment les espèces qui recherchent le bois frais de petit diamètre comme le scolyte chalcographe de l’épicéa. Une étude en Tchéquie sur des souches de pins sylvestres fraîchement abattus montre l’installation lors des cinq premières années d’une cohorte de 17 espèces colonisatrices dont certaines très communes comme le grand charançon de sapin ou l’hylésine des pins ; plus le diamètre est grand et plus elles sont exposées au soleil, plus il y a d’espèces. La période d’abattage joue un rôle important avec février et novembre comme périodes les plus favorables pour permettre la ponte et ensuite le développement des larves. En Pologne, on a aussi démontré qu’en montagne, les souches d’épicéas situées dans la tranche 900-1000m renfermaient 28% de plus d’espèces que celles entre 600 et 700m, que ce soit sur versant sud ou nord. Ceci rejoint une tendance connue : la richesse en espèces de coléoptères saproxyliques augmente vers les latitudes nordiques avec les grandes forêts de type taïga. L’humidité importe aussi : les souches d’épicéa humides abritent moins d’espèces que les souches sèches. 

Conservation 

Coupe à blanc (peu écologique !) mais avec les débris restant au sol

Le cortège saproxylique dans son ensemble a souffert et continue de souffrir fortement des méthodes de gestion moderne des forêts qui diminuent la qualité et la quantité de bois mort disponible. Or, un facteur semble jouer un rôle majeur vis-à-vis de cette biodiversité : la hauteur de la souche (de sa partie émergée de tronc). Même pour une souche de grand diamètre, si elle est coupée à ras du sol, il n’y aura pas assez de place pour que les grosses larves puissent forer leurs galeries (voir l’exemple du lucane cerf-volant) ; il en va de même d’ailleurs pour les champignons dont le mycélium ne disposera pas d’un volume de bois suffisant pour élaborer leurs fructifications ou carpophores.

Souche haute : celle-ci n’a pas été conservée pour la biodiversité mais uniquement pour garder le balisage GR !!!

Des études ont confirmé cette importance de la hauteur et conduit notamment en Suède à préconiser la création de souches hautes (environ 4m de haut) lors des coupes d’abattage de grande étendue comme mesure compensatoire et favorable à cette biodiversité. Initialement, cette pratique visait surtout les oiseaux cavernicoles pour leur laisser des troncs à creuser (voir la chronique sur les pics) et on s’est rendu compte que ces petites chandelles attiraient aussi des coléoptères saproxyliques dont des espèces rares. 

Nouvelle pratique en vogue : on récupère tout ce qui reste au sol après une coupe !

Inversement, une pratique ravageuse s’est développée dans les pays nordiques à grande échelle : la récolte des souches après les coupes pour en faire du biocarburant. En France, se développe la pratique de récolte massive de tous les débris coupés comme en témoignent ces amas monstrueux que l’on commence à voir au long des pistes forestières dans certaines régions ; la récolte des souches ne semble pas encore d’actualité ( ?) mais ne saurait sans doute tarder. Les conséquences sont désastreuses pour cette faune saproxylique privée de cette ultime ressource qui restait après une coupe. Et que dire de l’impact sur les sols retournés pour le dessouchage et privés du retour progressif sur investissement via la décomposition des souches. Nous, Européens occidentaux, critiquons volontiers et à juste titre, la déforestation abominable en Amazonie ou à Bornéo mais nous ne voyons même pas sous nos yeux la destruction organisée des forêts boréales et de montagne avec un alibi imparable : nous replantons derrière ces chantiers ! 

Même si l’aspect froisse certains adeptes de paysages « propres », une telle scène est nettement plus favorable à la biodiversité !

NB. Ce sujet des souches a fait l’objet d’une émission enregistrée par Christophe Noiseux, animateur du magazine H2O sur France Bleu Pays d’Auvergne ; vous pouvez écouter ce reportage effectué dans la chaîne des Puys en cliquant sur ce lien.

Bibliographie 

Decomposition of stump and root systems of Norway spruce in Sweden : a modeling approach. Melin, Ylva; Petersson, Hans & Nordfjell, Tomas. (2009) Forest Ecology and Management. 257: 5, 1445-1451. 

The decomposition rate of non-stem components of coarse woody debris (CWD) in European boreal forests mainly depends on site moisture and tree species. Ekaterina Shorohova  Ekaterina Kapitsa Eur J Forest Res
 2016

Early-arriving saproxylic beetles developing in Scots pine stumps: effects of felling type and date J. Foit JOURNAL OF FOREST SCIENCE, 58, 2012 (11): 503–512

Wood-Inhabiting Beetles in Low Stumps, High Stumps and Logs on Boreal Clear-Cuts: Implications for Dead Wood Management. Andersson J, Hjältén J, Dynesius M (2015) PLoS ONE 10(3): e0118896. 

Effects of location of Norway spruce (Picea abies) stumps on their colonisation by insects in the mountains Iwona Skrzecz et al. Folia Forestalia Polonica, Series A – Forestry, 2019, Vol. 61 (1), 64–77

Fungal Transformation of Tree Stumps into a Suitable Resource for Xylophagous Beetles via Changes in Elemental Ratios. Michał Filipiak et al.  Insects 20167, 13