Dianthus carthusianorum

Oeillet des Chartreux

Dans une autre chronique consacrée à l’œillet des Chartreux, une espèce typique des pelouses herbacées, nous avons vu qu’il dépendait des papillons de jour pour sa pollinisation avec quelques problèmes à la clé du fait de cette spécialisation relative. Mais cet œillet rencontre un autre problème au cours de son cycle de vie : celui de la dispersion, i.e. de la capacité de ses graines à voyager au loin de manière à coloniser de nouveaux espaces libres et à éviter la consanguinité en vase clos. Ses graines ne disposent a priori d’aucun dispositif particulier adapté à une dispersion efficace : pas d’aigrettes de poils plumeux comme chez la porcelle enracinée (voir la chronique) permettant une dispersion par le vent ; pas d’appendices charnus attirant les fourmis comme chez la chélidoine (voir la chronique) ; pas de crochets ou de poils ou d’arêtes permettant de s’accrocher efficacement dans la toison des ongulés qui pâturent (voir la chronique sur l’exemple typique du marrube) … Autrement dit, les graines ont toutes les chances de tomber depuis les capsules mûres dans un rayon de … un petit mètre de la plante mère ! Pas de quoi aller coloniser un autre milieu favorable distant. Il existe cependant une solution ancienne à ce problème qui limite la dynamique et le maintien à long terme de l’œillet des Chartreux : recourir, comme autrefois, à des troupeaux de moutons qui parcourent ces espaces de pelouses.

Fragmentation

Sur cette butte calcaire au centre de l’image, subsiste une pelouse herbacée riche mais très enclavée entre cultures et ville (Limagne d’Auvergne)

En Bavière (1), on a réussi à conserver un ensemble de pelouses calcaires au milieu d’un paysage essentiellement agricole et forestier comme dans le reste de l’Europe centrale et occidentale. Ces milieux, riches en biodiversité du fait notamment de l’absence d’intrants tels que engrais ou pesticides, ont été entretenus depuis des siècles par le pâturage et sont donc des milieux semi-naturels. Elles ont connu un fort déclin avec l’abandon du pâturage ovin à partir du début du 20ème siècle, la seule pratique agricole susceptible de valoriser économiquement un tel environnement. Ces pelouses ont alors soit été mises en culture, soit urbanisées (elles sont souvent sur des coteaux bien exposés) ou soit abandonnées ; dans ce dernier cas, la végétation ligneuse s’installe rapidement en l’absence des moutons-tondeuses naturelles et fait disparaître la faune et la flore associées à ces milieux. Ainsi en Bavière, la surface de pelouses calcaires est passée de 970 hectares en 1830 à 300 en 1990.

De vastes zones d’anciennes pelouses marno-calcaires sont en cours d’enfrichement avancé depuis l’abandon du pâturage ovin (Limagne d’Auvergne)

Ainsi, les fragments qui ont échappé à cette hécatombe et font l’objet de mesures de conservation, se retrouvent dispersés dans un océan agricole et forestier. Les espèces végétales inféodées à ces milieux se trouvent donc confrontées à cette fragmentation car leur dispersion sous forme de graines ou fruits devient alors problématique : les milieux d’agriculture intensive qui cernent ces îlots, aspergés de pesticides, uniformes, constituent des barrières à la dispersion, sauf à celle par le vent, et encore tout dépend des distances entre îlots (voir la chronique sur un cas similaire avec la primevère officinale). Ainsi, en cas d’extinction locale d’une espèce, celle-ci aura très peu de chances de recoloniser depuis un autre site plus ou moins proche. De plus, le fonctionnement en vase clos conduit rapidement à une certaine consanguinité, compte tenu de la taille souvent réduite des populations des plantes concernées sur des petites surfaces : à moyen terme, ce processus accélère les risques d’extinction locale par manque de diversité génétique.

Belle pelouse rase sur calcaire avec son tapis estival de germandrée petit-chêne (Limagne d’Auvergne)

Transhumance sur place

Pour assurer un avenir à ces pelouses calcaires, un plan de sauvegarde a été mis en place dans les années 1990 à l’échelle de tout un district (environ 150 km2) avec des dizaines de sites protégés d’étendue très variable. Un troupeau de 400 à 800 brebis et agneaux a été « réquisitionné » pour d’abord pâturer et rétablir donc le maintien de la couverture herbacée et stopper la progression des arbres et arbustes qui signe la fin de ces milieux. Mais, en plus, on a imaginé un système de rotation du troupeau selon un plan préétabli qui parcourt pendant toute une saison (avril à novembre) l’ensemble des sites, passant de l’un à l’autre après un court passage de quelques jours maximum pour éviter un surpâturage ; ils peuvent ainsi apsser deux à trois fois au cours de la saison sur un même site. L’idée derrière cette transhumance locale est de rétablir une certaine connectivité entre ces îlots via les moutons comme agents de transport des graines et/ou fruits. En effet, on sait que la toison dense des moutons ainsi que leurs sabots peuvent récolter et transporter plus ou moins loin nombre de graines/fruits, même ceux ou celles n’ayant aucun dispositif particulier d’accrochage (épizoochorie : voir la chronique des toisons en or pour les graines). De plus, les graines qu’ils consomment lors du pâturage (sans forcément les sélectionner mais avec les tiges consommées) peuvent traverser le tube digestif et se retrouver dans les crottes pour peu qu’elles aient résisté à l’attaque des sucs digestifs. Autrement dit, les moutons, à condition qu’on les fasse circuler de site en site, sont des médiateurs de transport très généralistes et idéaux pour des plantes sans dispositif particulier de dispersion comme l’œillet des Chartreux (voir l’introduction).

Pisteurs génétiques

Après plus d’une dizaine d’années d’un tel traitement, les chercheurs ont voulu vérifier si le but était atteint : le déplacement orienté des troupeaux de moutons favorisait-il les échanges entre sites pour l’œillet des Chartreux via le transport de ses graines ? Les observations directes de graines d’œillets dans la toison ou sous les sabots étant compliquées (graines très petites) et ne disant rien sur le devenir ultérieur des graines, on a recours à des marqueurs génétiques (2) en analysant l’ADN d’individus prélevés dans ces différents sites parcourus (ainsi que sur des sites non pâturés pour comparer). On a sélectionné ici onze marqueurs génétiques (tronçons courts de l’ADN nucléaire) susceptibles de présenter plusieurs variantes (allèles). Si les plantes d’un même site présentent une forte proportion de ces variantes identiques entre elles, alors on peut conclure à un fort isolement avec une reproduction en vase clos, uniquement entre individus de la population, sans échanges avec l’extérieur : si de nouvelles plantes apparaissent, elles ont un génome très proche des parents sur place. Ici, 49 populations ont ainsi été échantillonnées en prélevant au sein de chacune d’elles plusieurs individus.

Flux de gènes

La survie de nombreuses espèces d’orchidées de pelouses calcaires dépend aussi de l’action des moutons pour le maintien d’un couvert herbacé bas ; par contre, leurs graines minuscules voyagent à grande distance grâce au vent

Les résultats montrent que les populations connectées entre elles par la transhumance tournante ont un très faible taux de consanguinité et présentent une diversité génétique (variantes différentes selon les individus pour un même marqueur) significativement plus élevée que dans les sites non parcourus. Ainsi, en transportant des graines de site en site, les moutons introduisent dans chaque site des plantes (après leur germination) au génotype nouveau et assurent ainsi le renouvellement qui évite les dérives de la consanguinité et permettent la recolonisation en cas d’extinction locale.

Pourtant, sur les sites de superficie réduite (donc avec très peu d’œillets car cette plante est toujours très dispersée) pâturés, le taux de consanguinité était un peu supérieur à celui observé sur des sites de même taille mais non pâturés ce qui contredit la tendance générale. On explique ce paradoxe par le passage des moutons qui broutent un certain nombre de plantes, dont des tiges fleuries d’œillets, diminuant ainsi le nombre d’individus potentiellement aptes à échanger du pollen au moment de la floraison, ce qui entraîne la population dans une spirale de consanguinité accrue. D’où l’importance d’un passage rapide des troupeaux sur chaque site, surtout s’il est réduit. De toutes façons, les petites populations en nombre d’individus montrent toujours un taux de consanguinité plus élevé que les populations nombreuses, indépendamment du pâturage.

Une autre information intéressante apportée par ces analyses concerne des sites où l’œillet avait disparu suite à l’abandon du pâturage et reconquis après leur remise « en service » : ces nouvelles populations ont d’emblée une diversité génétique forte et un faible taux de consanguinité ce qui démontre qu’elles ne proviennent pas d’un seul événement fondateur (l’arrivée une seule fois de nouvelles graines) mais de plusieurs évènements et à partir de sites différents. Ce constat valide donc fortement la méthode employée.

Transférable ?

Evidemment, devant de tels résultats, en tant que naturaliste soucieux du devenir de ces milieux riches en biodiversité, on se prend à rêver : pourquoi pas chez nous ? Un tel dispositif suppose la conjonction d’un certain nombre d’éléments clés : une forte volonté politique de conservation (existe t’elle vraiment chez nous ??) ; la présence d’un troupeau suffisamment important localement pour assurer ce service ; la participation et la collaboration d’éleveurs locaux ; avoir un réseau de sites suffisamment dense régionalement pour permettre une rotation. Or, ce dernier point, hormis dans les régions de causses calcaires, n’est plus de mise : les sites protégés sont devenus des « îles de Pâques » au milieu d’un gigantesque océan cultivé comme dans les grandes plaines calcaires. Alors, on a souvent recours à la dent des moutons pour entretenir ces espaces mais en enclos avec des risques de surpâturage et surtout sans cet effet capital du transfert inter-sites. L’avenir de la biodiversité de ces sites semble bien problématique à moyen terme sans ce rétablissement d’une connectivité inter-sites. Revoir circuler des troupeaux de moutons dans nos paysages : une utopie qui a peu de chances de se réaliser ? Et pourtant, de belles initiatives locales comme celle d’une transhumance organisée à travers la ville de Cergy-Pontoise depuis une ferme (voir bibliographie) laissent de l’espoir !

De nombreuses expériences existent en France mais souvent il s’agit de troupeaux fixes avec des risques de surpâturage et pas d’effet de transport inter-sites !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Directed dispersal by rotational shepherding supports landscape genetic connectivity in a calcareous grassland plant. YESSICA RICO et al. Molecular Ecology (2014) 23, 832–842
  2. Reduced fine-scale spatial genetic structure in grazed populations of Dianthus carthusianorum. Y Rico and HH Wagner. Heredity (2016) 117, 367–374
  3. Transhumance en 2018 à Cergy-Pontoise

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'oeillet des Chartreux
Page(s) : 304 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages