Typha latifolia

26/02/2023 Tout le monde connaît les massettes ne serait-ce que pour leurs épis en forme de gros Havanes (« quenouilles ») très prisés en bouquets décoratifs ; pour autant, le plus souvent, on les nomme « roseaux », appellation générale et plutôt à réserver en fait pour le phragmite aux inflorescences en plumeaux (voir la chronique) et qui forme des peuplements appelés roselières. Si les massettes poussent aussi les pieds dans l’eau, elles ne sont pas des graminées comme les phragmites ou les cannes de Provence ou les « petits » roseaux (baldingères) ; elles appartiennent à une petite famille apparentée mais bien distincte, les typhacées, qui regroupe deux genres botaniques : Typha, les massettes et Sparganium, les rubaniers. La flore française héberge six espèces de massettes dont deux répandues et assez proches d’aspect : la massette à grandes feuilles, très commune et la massette à feuilles étroites, bien plus dispersée à rare. 

Le mode de vie de ces plantes recèle une foule de particularités originales et souvent méconnues : devant l’ampleur des « révélations », nous leur consacrerons plusieurs chroniques.  Dans celle-ci, nous allons évoquer la vie végétative (racines, tiges, feuilles) et les habitats des deux espèces citées ci-dessus.

Gerbe de feuilles 

Pas besoin d’être botaniste expert pour reconnaître des massettes, même de loin. Il y a d’abord la taille : la massette à grandes feuilles fait partie des « géantes » (relatives) de notre flore herbacée avec des feuilles pouvant atteindre 2,5m de hauteur puisqu’elles sont bien dressées. Elles partent toutes de la base souvent immergée dans l’eau (voir milieu de vie) et forment un « bouquet » légèrement étalé de 5 à 10 feuilles en moyenne. Ces feuilles s’emboitent étroitement par leurs bases engainantes et blanchâtres formant comme un « mini-tronc ». Chaque feuille, à section en cylindre très aplati, conserve à peu près la même largeur jusqu’au bout obtus (bords parallèles) ; en moyenne, elles font 2cm de large (de 18 à 24mm). Au toucher, elles sont très lisses (pas de nervures saillantes par dessous), ne coupent pas ni n’accrochent la peau et sont aisément compressibles du fait de leur structure interne (voir ci-dessous). 

Les feuilles se développent du centre du « bouquet » vers l’extérieur si bien que les plus âgées sont externes ; sur celles-ci, un détail accroche l’œil : elles ont tendance à se torsader sur elles-mêmes plus ou moins fortement, décrivant deux à trois tours entre la base et le sommet. Cette forme leur confère une meilleure résistance aux coups de vent qui les agitent. Leur souplesse complète cette adaptation. La coloration varie du vert bleuté (glauque) au vert franc selon l’âge et les situations.. 

Chaque touffe de feuilles peut élaborer dans le printemps une tige dressée, cylindrique, d’un seul tenant qui porte à son sommet les fameuses inflorescences en cigares (voir la seconde chronique) ; en général la tige est dépassée par quelques-unes des feuilles qui l’entourent.

Confusions 

Comme annoncé dans l’introduction, il existe deux espèces « communes », assez proches mais néanmoins distinguables avec un peu d’attention. La description ci-dessus concernait la massette à grandes feuilles. La massette à feuilles étroites s’en distingue par ses feuilles de 3 à 6mm de large (10mm max) versus minimum 18mm de large, planes dans le haut (non ou à peine torsadées) et d’un vert foncé sensiblement différent du vert bleuté de sa proche cousine. Quand la plante fleurit, on peut rajouter des différences marquées au niveau des inflorescences (voir la chronique sur fleurs et fruits). Ces deux espèces sont si proches qu’elles s’hybrident assez facilement là où elles se côtoient ; cet hybride nommé Typha x glauca (x pour hybride) est fertile mais la plupart des fruits sont malformés et on le trouve çà et là dans toute la France. 

Par ailleurs, désormais, vous ne pourrez plus confondre les massettes avec les « vrais » roseaux, les phragmites, aussi grands (souvent encore plus grands) : le roseau phragmite ne forme pas de touffes mais a des tiges très nombreuses les unes à côté des autres ; il a des feuilles étagées tout au long de ses tiges, se rétrécissant fortement en pointe, très rêches au toucher (presque coupantes) et dotées à leur point d’insertion avec la tige d’un anneau de poils (voir la chronique sur le roseau à balais). Dans ses Recherches sur les plantes, Théophraste (372-287), le père de la botanique, écrivait à ce propos : « Le roseau a des articulations … Au contraire, la massette et certaines plantes des marais ou des lacs sont dépourvues de séparations et parfaitement lisses, comme les joncs. » Effectivement, les roseaux (graminées) ont des tiges avec des nœuds marqués (où s’insèrent les feuilles) alors que les massettes ont des tiges sans aucun nœud, lisses de haut en bas : une différence majeure qui, au passage, souligne la nette divergence des massettes par rapport aux graminées. 

En fait, la plante aquatique qui lui ressemble le plus est son proche cousin (même famille) le rubanier dressé ou grand rubanier (Sparganium neglectum) : lui aussi forme des bouquets de feuilles atteignant 2m de long (souvent moins) ; elles diffèrent nettement : les bases ne sont pas engainantes ; elles font 4 à 5mm de large et sont triangulaires en section avec une nette carène dorsale ; enfin, elles sont d’un beau vert tendre et possèdent des nervures transversales entre les nervures en long (plus de dix). 

Ne pas confondre non plus avec les touffes d’iris d’eau aux larges feuilles en glaive disposés en grosses touffes étalées en cercle bien différentes d’allure. 

Coloniale 

Colonie en cours d’expansion

Il reste un « détail » majeur que nous n’avons pas encore mentionné : les bouquets de feuilles sont presque toujours par groupes formant des peuplements importants, très couvrants et quasi exclusifs. En s’approchant (et en se penchant vers l’eau si la plante est un peu immergée), on a l’impression que ce sont des « pieds » séparés qui émergent individuellement, les uns à côté des autres.

Colonie ancienne « saturée »

Mais la réalité est tout autre si on dégage un peu la couche de boue d’où sortent ces touffes. On découvre alors que chaque touffe monte depuis une grosse tige brunâtre horizontale, proche de la surface (à peine enterrée), parfois affleurante, très ramifiée en tous sens, et de laquelle émergent de proche en proche d’autres touffes. Il s’agit d’un rhizome, une tige horizontale souterraine, ancrée dans la vase par des racines (voir l’exemple d’une autre plante semi-aquatique, le souchet maritime). 

Ce rhizome se compose donc de nombreux « rameaux » unitaires (des ramets en botanique) reliés entre eux par le jeu des ramifications ; un ramet peut mesurer 70cm de long pour un diamètre de 0 ,5 à 3cm. Chacun d’eux ne vit en moyenne qu’au plus trois ans ; la production d’une tige et la floraison conduit à la mort du ramet porteur si bien que le rhizome, globalement, tend à dégénérer « par l’arrière » tout en progressant vers l’avant. Mais comme entre temps, il se ramifie et s’étale, il est en quelque sorte « éternel » et donne ainsi naissance à ces colonies très denses qui peuvent s’étendre jusqu’à 4m par an à l’horizontale ; la massette peut ainsi coloniser tout un plan d’eau si l’eau n’est pas trop profonde. Au final, on a un « radeau » invisible, enterré superficiellement dans la vase ou la boue, et formant un réseau inextricable représentant une biomasse conséquente, n’ayant rien à envier à celle des parties aériennes, seules directement visibles. 

Colonie en fin d’été : les feuilles externes de touffes commencent à sécher

Au bout des rameaux latéraux du rhizome, on peut voir au printemps pousser une « corne » blanche (un gros bourgeon charnu) qui se redresse : une nouvelle touffe de feuilles va naître ainsi. On a là un système de multiplication végétative (ou reproduction asexuée) sur le mode du clonage où toutes les touffes sur un même rhizome sont génétiquement identiques ; au fil du temps, avec la longévité limitée des ramets, une partie du rhizome originel disparaît.  En une saison estivale, un peuplement peut tripler sa surface. 

Les tiges (y compris les infrutescences) et feuilles élaborées au printemps meurent en automne mais restent en place presque tout l’hiver et souvent une partie du printemps ; elles finiront par « s’effondrer » ou se coucher donnant naissance à une litière de débris morts volumineuse dont nous évoquerons le devenir dans la chronique 3.

Hélophyte 

Mare de village entièrement colonisée

Les massettes se classent dans le groupe écologique des plantes hélophytes (voir la chronique sur les plantes aquatiques ou celle sur l’épilobe hérissé) : de grandes herbes qui développent leurs « pieds » (appareil souterrain immergé, ancré dans un sol inondé) dans l’eau mais ont des tiges et des feuilles largement émergentes hors de l’eau. 

Fossé au milieu de grandes cultures (avec des salicaires)

La massette à larges feuilles peuple toutes sortes de plans d’eau de toutes tailles : mares, étangs, rives des lacs peu profonds, bras morts calmes de rivières, fossés, canaux, … Elle se montre très conquérante (voir la chronique sur la dispersion) dans les pièces d’eau artificielles récemment crées : fonds de carrières inondés, ballastières, anciennes sablières, fosses d’exploitation de tourbières qui atteignent la couche d’argile en-dessous, bassins d’orage au bord des autoroutes ou dans les zones industrielles, …

Elle vit certes les pieds dans l’eau mais à condition que la lame d’eau ne dépasse pas 0,50m de hauteur ; pour autant, elle tolère les assèchements estivaux fréquents notamment dans les mares ou les fossés. De ce fait, quand elle colonise des plans d’eau, elle reste confinée nettement sur les bords. Elle craint le sel, bien plus que le roseau phragmite (voir la chronique) qui le tolère un peu. Ajoutons qu’elle a une préférence pour les stations plutôt chaudes (un peu thermophile) et monte jusqu’à 1600m en altitude. 

Côté substrat, la massette demande des sols riches en matières nutritives (nitrates, phosphore) car elle se comporte en « grande gourmande » : il faut bien nourrir cette biomasse exubérante tant côté feuillage que côté souterrain avec les rhizomes. De ce fait, elle tolère bien l’enrichissement général des zones humides engendré par les activités humaines ou eutrophisation (engrais, eaux usées, pollution atmosphérique, …) ; ceci explique en partie sa nette tendance à l’expansion générale sur notre territoire. Elle affectionne donc les plans d’eau avec une couche de vase ou de boue riche en matière organique (très noire et malodorante …) : sa présence, si elle devient prospère, va d’ailleurs amplifier cette couche via la litière de feuilles et tiges mortes qu’elle produit chaque année (voir la chronique 3). 

Mare en cours d’atterrissement, i.e. de recouvrement total

Quand les conditions favorables se trouvent réunies, la massette à larges feuilles tend rapidement à former de grands peuplements denses, qui excluent les autres espèces aquatiques (sauf quelques petites espèces dans la strate au ras de l’eau, entre les touffes). On parle de typhaie pour désigner ces peuplements à l’allure bien caractéristique (voir les chroniques sur la mare des Gouyards ou celle des Chavades). 

Comme en plus, elle tolère bien diverses formes de pollution chimique (dont les métaux lourds qu’elle stocke dans ses tissus), on comprend qu’elle connaisse actuellement un certain essor général. En Grande-Bretagne, où elle connaît une certaine expansion, on explique cette tendance par l’abandon du pâturage bovin autour des mares des communaux dans les communes rurales : le bétail consomme ses feuilles et abime fortement ses peuplements par piétinement. Ainsi, ces mares « libérées » de cette pression sont devenues depuis un siècle environ des centres de multiplication à partir desquels elle s’est propagée autour grâce à ses capacités élevées de dispersion (voir la chronique). 

Subtiles différences 

Nous avons vu qu’il existait une autre espèce très proche (y compris génétiquement : voir les hybrides) de la massette à larges feuilles : la massette à feuilles étroites.  Or, ces deux espèces peuvent cohabiter sur les mêmes sites mais une observation fine montre qu’elles n’occupent pas exactement la même niche écologique. 

Massif de massettes à feuilles étroites dans un chenal profond du Marais vendéen

Toutes les deux forment des peuplements purs exclusifs dans les mêmes types de sites globalement. Mais la massette à feuilles étroites s’installe dans une eau ayant au moins 0,50m de profondeur, soit justement au-delà de la limite supérieure que tolère la massette à grandes feuilles. Ainsi, au bord de certains lacs, les premières s’avancent bien plus en avant vers l’eau libre ; elles peuvent même développer leurs tapis de rhizomes en radeaux flottants « au-dessus » de l’eau ce que ne sait pas faire l’autre espèce. Ceci la rend d’ailleurs sensible aux vagues engendrées par le passage répété de bateaux à moteur. 

J.P. Matysiak, lecteur enthousiaste, m’a communiqué cette photo prise dans une ancienne carrière de craie (62) : à droite, des massettes à feuilles larges en bordure (eau peu profonde) ; à gauche des massettes à feuilles étroites (noter la différence de teinte) installées dans la partie plus profonde.

Les rhizomes de la massette à feuilles étroites diffèrent assez nettement : moins importants en volume global, moins nombreux, ils sont par contre nettement plus gros et les ramets unitaires (voir ci-dessus) vivent plus longtemps. Ainsi, ayant plus de réserves, elle peut envoyer chaque printemps des pousses feuillées suffisamment fortes pour émerger au-dessus de l’eau assez haute.

On a expérimentalement testé le comportement des deux espèces quand elles se côtoient. Si on implante des massettes à feuilles étroites en eau moins profonde, elles peuvent survivre si elles sont seules ; par contre, en présence de massettes à grandes feuilles, elles sont rapidement éliminées. Cette dernière a l’avantage de ses larges feuilles avec plus de surface captant la lumière et donc une capacité photosynthétique plus forte.

Par ailleurs, la massette à feuilles étroites se montre moins apte à coloniser des sites neufs car elle tend à allouer une part plus importante de sa biomasse à la reproduction sexuée (fleurir, faire des fruits) alors que conquérir un tel milieu requiert un fort investissement dans la reproduction végétative. Enfin, la massette à feuilles étroites craint les eaux trop enrichies et tend donc à reculer face à l’eutrophisation galopante des milieux aquatiques. 

Les deux espèces reculent devant la dent du bétail (voir ci-dessus) sauf que, là, la massette à feuilles étroites bénéficie de sa position dans une eau plus profonde moins accessible donc aux animaux domestiques. 

Cet exemple illustre bien comment s’effectue la partition entre espèces et le partage d’un même milieu de vie à partir de subtiles différences anatomiques ou physiologiques qui engendrent des bénéfices ou des avantages selon les contextes. 

Notons pour terminer qu’il existe dans notre flore trois autres espèces. La massette naine, bien plus petite (jusqu’à 1,20m) avec des feuilles très étroites vit sur les alluvions (bancs de graviers) des rivières de la vallée du Rhin et du Rhône et de leurs affluents ; en régression, elle fait l’objet de programmes de conservation. Les massettes de Laxmann et de Saint-Domingue (espèces indigènes) vivent dans le Midi dans des milieux du type des deux espèces ci-dessus et peuvent d’ailleurs s’hybrider avec elles. 

Rendez-vous à la chronique Massettes : quenouilles ou queues-de-chats pour découvrir les fleurs et fruits et la reproduction fascinante des massettes. 

Pour voir l’ensemble des quatre chroniques consacrées aux massettes, rendez-vous à la page Typhacées du site. 

Bibliographie

Flora Gallica. Flore de France. JM Tison ; B. de Foucault. Ed. Biotope. 2018

Aquatic plants in Britain and Ireland. CD Preston ; JM Croft. Harley Books. 1997

Théophraste Recherches sur les plantes. S. Amigues. Ed. Belin 2010