Cardamine hirsuta

La cardamine hérissée excelle en milieu urbain et s’installe dans les lieux les plus improbables grâce à son mode de dispersion

08/03/2021 La famille des Brassicacées ou Crucifères se distingue entre autres par ses fruits particuliers, des capsules qui s’ouvrent à maturité selon deux valves qui dégagent alors une fausse cloison centrale (le replum) portant les graines. Deux grands types existent au sein de la famille avec des intermédiaires : les siliques bien plus longues que larges (voir l’exemple de l’alliaire) versus les silicules plus larges ou aussi larges que longues (voir l’exemple de la bourse-à-pasteur). 

Au sein de la famille, un genre, les Cardamines (Cardamine en latin qui inclut les ex-dentaires), se différencie par le mode de dispersion de ses graines : leurs fruits, des siliques, s’ouvrent brutalement de manière explosive en projetant à une certaine distance leurs graines à cette occasion. Parmi les nombreuses espèces de cardamines (18 rien qu’en France), l’une d’elles, la cardamine hérissée se détache par son abondance, son don d’ubiquité et son extrême variabilité qui en ont fait une espèce modèle très prisée des généticiens au cours des dernières décennies. Entrons donc au cœur des subtils mécanismes qui pilotent cette capacité de la cardamine hérissée à projeter ses graines par l’explosion de ses siliques. 

Colonie fleurie au pied d’un mur

Cresson de terre

Plantules franchement émergées en automne sur les vases d’un étang asséché

La cardamine hérissée se comporte essentiellement en annuelle hivernale, i.e. qu’elle germe en automne et fabrique alors une rosette de feuilles étalées plaquées au sol, composées chacune de plusieurs paires de folioles avec une foliole terminale plus grande. D’une teinte vert tendre à souvent fortement teintée de violacé sombre, elles se distinguent par leur extrême variabilité au sein d’une même rosette : leur nombre total, en moyenne de 1 à 5 peut atteindre 20 ; les paires de folioles, en moyenne de 2 à 5 peuvent être jusqu’à 6 ou 7. Par la découpure de ses feuilles, elle se rapproche des cressons dont elle partage le goût piquant en salade d’où ses nombreux noms populaires dérivés de cresson : cresson de terre, cresson amer, cresson des vignes ou des murailles, cressonnette, … 

La plante elle-même se montre tout aussi variable dans son cycle : majoritairement annuelle et se desséchant en fin de printemps, elle peut aussi germer et fleurir en automne à la faveur d’épisodes humides ou se comporter en bisannuelle voire même en vivace. Cette variabilité extrême se retrouve au moment de la floraison généralement à partir du milieu de l’hiver jusqu’au début du printemps : les rosettes élaborent alors des tiges dressées, portant seulement quelques feuilles plus petites à folioles courtes,  puis les fleurs et les fruits. La hauteur de ces tiges fleuries peut varier de à peine 2cm à près de 30 cm selon les milieux ou les circonstances météorologiques.

Feuille de la tige

Avec la floraison, la cardamine hérissée devient alors bien visible en dépit de sa petite taille relative car elle vit souvent en colonies denses. Ses longues grappes de petites fleurs blanches commencent à fleurir dès l’éclosion des premières fleurs tout en poursuivant sa croissance si bien que très rapidement les fleurs au sommet de la grappe se trouvent longuement dépassées par les fruits allongés ou siliques.

Pied fleuri et fructifié au sommet d’un mur

Même la fleur varie dans son anatomie. Pourtant, sa famille est connue pour la constance de sa structure florale : 4 sépales, 4 pétales en croix (d’où le nom ce crucifères) et 6 étamines dont 2 plus courtes.

Chez la cardamine hérissée, le nombre de pétales petits et très dressés verticalement peut varier de 0 à 4 entre les fleurs individuelles d’une même plante ; et, surtout, les fleurs n’ont, le plus souvent, que 4 étamines, les 2 étamines latérales plus courtes ayant disparu ; ce caractère constitue un trait d’identification pour la différencier d’autres espèces proches ! 

Crépitement 

La cardamine hérissée pratique l’autopollinisation systématique ce qui l’affranchit du recours aux insectes pollinisateurs peu nombreux au moment de son pic de floraison ou dans certains de ses milieux de vie. Ainsi, pratiquement toutes les fleurs (plus d’une vingtaine par grappe) deviennent des siliques portant les graines. Ces longs fruits (1,8-2,5cm), très minces (1mm d’épaisseur) et verdâtres foncés se tiennent bien droits au bout d’un court pédicelle. Chaque silique se compose de deux valves presque planes, sans nervure visible, et réunies selon deux lignes latérales dans le sens de la longueur, les lignes de déhiscence par lesquelles le fruit pourra s’ouvrir. 

Dès que la floraison est terminée, et alors que ces siliques sont encore bien vertes (non sèches), au moindre contact physique avec un objet ou un animal en déplacement, elles explosent en une fraction de seconde. Les deux valves se détachent alors depuis le bas du fruit en remontant le long des deux lignes de déhiscence et en s’enroulant en spirale sur elles-mêmes vers l’extérieur mais en restant accrochées au sommet du fruit qui porte un bec très court. Cet enroulement brutal agit comme une catapulte ou un lance-pierre et projette les graines attachées à la cloison centrale parcheminée, le replum. Marcher dans un peuplement dense de cardamines hérissées en fruits est une expérience unique car, si on tend l’oreille, on perçoit comme un crépitement des graines projetées en tous sens ; pour mieux percevoir ce processus, on peut passer sa main au milieu des tiges mûres et on sent alors les micro-chocs des graines projetées sur notre peau !

En cela, les cardamines rappellent d’autres plantes avec des capsules explosives, les balsamines ou impatientes (voir la chronique) ; mais elles ne sont pas du tout apparentées à part le fait d’être aussi des plantes à fleurs. D’ailleurs, une espèce de cardamine des forêts humides a reçu le nom de cardamine impatiente (C. impatiens) à cause elle aussi de ses siliques explosives. 

Des enregistrements avec des caméras haute vitesse sont nécessaires pour détailler le déroulement de cette explosion qui dure moins de 3 millisecondes. Les graines se trouvent catapultées à une vitesse atteignant 10m/s soit 36 km/h ; on assiste là à un des rares exemples de processus à haute vitesse réalisé par des plantes ! 

Valve détachée et enroulée d’une cardamine hérissée

Doublement efficace 

Evidemment, cette explosion a pour conséquence de projeter les graines à une certaine distance du pied mère porteur des siliques. Elles sont propulsées dans un rayon pouvant atteindre 2m autour de la plante par temps calme avec des records absolus à … 5m ; mais plupart des graines restent en deçà du mètre ne serait-ce qu’à cause des grappes voisines dressées qui interceptent souvent les graines projetées. Ainsi, la cardamine hérissée accède à ce qu’on appelle l’autochorie, i.e. la capacité à disperser ses graines sans faire appel ni au vent (anémochorie), à la pluie (hydrochorie), à l’homme ni aux animaux (zoochorie). Elle ne dépend donc d’aucun de ces agents extérieurs qui peuvent faire défaut localement ou temporairement tout comme elle s’autopollinise : elle est décidément une grande indépendante ! 

La projection des graines à une distance même réduite apporte un avantage certain : elles auront plus de chance d’atterrir dans une zone sans autre pied de cardamine susceptible d’entrer en compétition avec la jeune plantule quand la graine germera. Cet avantage balistique permet aussi à ses graines d’accéder à des sites très étroits comme des fentes, des creux, des irrégularités autour d’elle. Ainsi, la cardamine hérissée prospère dans les milieux urbains (pavés, pieds des murs, trottoirs, ballasts, tas de gravats, ..), les friches récentes ouvertes, les jardins, les terres cultivées, les vignes, … Une de ses spécialités est la conquête des sommets de murs (voir le surnom de cresson de muraille), grandement facilitée par cette dispersion explosive. Son tempérament de rudérale (elle recherche les sols enrichis) participe aussi à ces choix de milieux. Elle se propage très facilement dans les pépinières et jardineries et de là dans les jardins de particuliers : quand vous achetez des arbres ou arbustes en pots, vous avez très souvent des cardamines hérissées installées dans la terre du conteneur ! Elle a d’ailleurs été introduite dans de nombreux pays et continents : Amérique du nord, Japon, Nouvelle-Zélande, Australie, … Ajoutons aussi son extrême prolificité : un pied bien fourni peut produire 5000 graines ! 

Il y aurait un second avantage inattendu, collatéral diraient les militaires, à cette dispersion explosive : elle éjecterait en même temps les éventuelles petites chenilles attablées sur les siliques vertes, une nourriture très attractive avec la présence des graines. Les chenilles déclencheraient elles-mêmes le dispositif en commençant à mordiller les siliques et à les escalader ; parfois, elles peuvent même être tuées en se retrouvant « enroulées » dans les valves spiralées. 

Sur le goudron d’un parking

Tri-couches

Intuitivement, on pourrait penser que le fruit explose après avoir séché ce qui créé des tensions internes comme cela est connu par exemple chez certaines euphorbes comme l’épurge (voir la chronique). Mais, chez la cardamine hérissée (et les autres cardamines), l’explosion des siliques a lieu alors que les valves sont encore bien vertes et que leurs cellules sont gorgées d’eau (turgescentes). Il s’agit donc d’un processus radicalement différent qui n’a été élucidé que récemment. 

Les valves se composent de trois couches superposées de tissus différents : une couche externe (exocarpe), une couche médiane intermédiaire et une couche interne (endocarpe). Cette dernière se distingue par la présence de cellules alignées dont les parois se trouvent renforcées à l’intérieur par des dépôts de lignine (polymère composant principal du bois) localisés uniquement du côté interne. Les chercheurs ont disséqué une valve en séparant la couche interne : cette dernière, une fois séparée, conserve sa longueur et se comporte donc comme un axe rigide ; par contre, la couche externe, molle, aux parois cellulaires non renforcées, se raccourcit quand elle est séparée. C’est donc cette dernière qui est active dans le processus par son comportement différencié, la couche intermédiaire agissant comme un tampon passif et la couche interne imposant une rigidité.

Qui dit explosion dit libération brutale d’énergie élastique accumulée par création d’une source de tension. Lors de l’explosion, la longueur des cellules de la couche externe se réduit de 20% : mais ce raccourcissement ne provient pas d’un quelconque dessèchement. Bien au contraire, c’est le gonflement (la turgescence) des cellules de cette couche qui change leur forme en 3D : gonflées d’eau, ces cellules de forme carrée augmentent leur volume de plus de 50% mais rétrécissent selon l’axe allongé de 12% tout en s’agrandissant en hauteur de 40% et en largeur de 18%. Cette différenciation résulte des dépôts internes des réseaux de microfibrilles de cellulose sur les parois de manière asymétrique. Le bilan est bien un raccourcissement dans le sens de la longueur, selon un processus complètement contre-intuitif ! 

Avec la maturation du fruit, les graines grossissent et exercent donc sur la valve initialement plate une pression vers l’extérieur contrariée par la turgescence qui au contraire rétrécit ! Ainsi s’accumule une certaine quantité d’énergie potentielle élastique. Mais la couche interne sous-jacente impose sa rigidité, maintenant la valve à plat. L’explosion, suite à un contact qui rompt l’équilibre, se fait au niveau de « charnières » qui associent les cellules renforcées de l’endocarpe : la lignine y est déposée de manière ultra-précise au contact de deux cellules contiguës. Sans ces charnières, la couche interne ne pourrait pas se rompre. L’énergie brutalement libérée provoque alors l’enroulement à la manière des « slap bracelets » bien connus des jeunes qui s’enroulent tout seuls autour des poignets.

Peuplement mûr : ça va crépiter si vous passez dedans !

Innovation évolutive 

Ce dispositif incroyablement complexe dans le détail n’est apparu qu’une fois au sein des crucifères ou brassicacées, dans la lignée des Cardamines ; or, ce genre est l’un des plus grands de la famille avec plus de 200 espèces. Ceci laisse donc à penser que l’acquisition de ce trait nouveau, la dispersion explosive des graines, représente une innovation évolutive qui aurait boosté la diversification de cette lignée (voir l’exemple de l’éperon chez les ancolies) en lui apportant quelques avantages sélectifs dans la dispersion.  

Dans les autres genres de la famille à fruits non explosifs, on constate que la couche interne possède bien des dépôts de lignine la rendant rigide mais que ceux-ci tapissent tout l’intérieur des cellules (et pas seulement le côté interne), rendant impossible la rupture de cette couche. Ainsi, l’asymétrie des dépôts de lignine dans cette couche a constitué un trait décisif. Mais nous avons vu que le dispositif reposait aussi sur la couche externe et sa capacité à se rétrécir tout en étant turgide. Dans les autres genres, on trouve effectivement pour cette couche externe des cellules rectangulaires (Arabettes par ex.) voire aux contours en zig-zag (Capselles), qui ne permettent pas cette transformation. Par contre, dans quelques genres, dont les cressons (Nasturtium) très proches des cardamines, on trouve aussi des cellules externes carrées comme chez les cardamines : ceci indique que ce caractère « cellule externe carrée », indispensable pour que çà fonctionne, est apparu en amont ; il a fallu l’apparition en plus du second caractère de la couche interne pour atteindre le caractère explosif. 

On peut donc en tirer une leçon évolutive : la différenciation des cellules, parfois à un niveau hyper précis, peut générer des innovations évolutives décisives ; on connaît ainsi d’autres exemples où un changement infime de la structure des parois internes des cellules a permis l’acquisition de l’aspect irisé de certains pétales. 

Ce n’est pas tout ! 

Au moment de l’explosion, on observe (en super ralenti !) une adhésion transitoire entre les graines et la valve plaquée sur elles qui se détache en s’enroulant : les graines interagissent donc avec l’enroulement ce qui semble favoriser leur projection. D’autre part, la surface de la graine et sa forme vont interagir avec l’air lors du « vol ». D’un point de vue mécanique, compte tenu du processus, pour atteindre un déplacement optimal, la graine devrait être grande, compacte et dense. Si on compare les graines de la cardamine hérissée avec celles d’une espèce proche à fruits non explosifs comme l’arabette des dames, on constate effectivement que les graines de la cardamine sont 5 fois plus grandes et 7 fois plus lourdes ! 

L’examen microscopique de la surface des graines révèle la présence de crêtes proéminentes et d’un revêtement de pectine mucilagineuse qui augmente l’adhérence. Ces caractères sont absents chez l’arabette et la différenciation des cellules superficielles du tégument ne suit pas les mêmes voies. Certaines cardamines, comme la cardamine à petites fleurs se montrent très peu performantes lors de l’explosion des fruits et la majorité des graines tombent pratiquement au pied de la plante mère ; leurs graines n’auraient pas cette capacité d’adhésion transitoire via la pectine de surface avec la valve lors de l’explosion. Un petit rien qui change et la mécanique millimétrée se grippe !  

La cardamine hérissée, en dépit de toute sa modestie de « petite plante ultra-banale », s’avère bien être un petit bijou évolutif qui « cache bien son jeu » ! La beauté du vivant tient autant à l’esthétique qu’à l’appréciation de la complexité de telles prouesses mécaniques … mais elles ne s’affichent pas ostensiblement ! 

Son surnom de cresson de muraille est bien mérité !

Bibliographie 

Morphomechanical innovation drives explosive seed dispersal. Hofhuis H, Moulton D, Lessinnes T, Routier-Kierzkowska AL, Bomphrey RJ, Mosca G, Reinhardt H, Sarchet P, Gan X, Tsiantis M et al. 2016. Cell 166: 222–233. 

Explosive seed dispersal. Hugo Hofhuis and Angela Hay. New Phytologist 2017

Cells, walls, and endless forms. Marie Monniaux, Angela Hay. 2016, Current Opinion Plant Biology, Elsevier, 34, pp.114-121. 

THE MECHANISM FOR EXPLOSIVE SEED DISPERSAL IN CARDAMINE HIRSUTA (BRASSICACEAE). Kevin C. Vaughn, Andrew J. Bowling, and Katia J. Ruel
 American Journal of Botany 98(8): 1276–1285. 2011. 

Seed coat development in explosively dispersed seeds of Cardamine hirsuta Ulla Neumann and Angela Hay Annals of Botany 126: 39–59, 2020