26/03/2024 Certains insectes, faisant pourtant partie de la biodiversité ordinaire, sont complètement ignorés : souvent, cela tient au fait qu’ils interfèrent peu avec les Humains. Si vous n’êtes pas un parasite de végétaux ou un insecte susceptible de piquer ou mordre, et si en plus vous n’êtes pas vivement coloré et peu démonstratif dans vos mouvements, alors vous basculez dans le monde des « inintéressants » qui ne valent pas la peine qu’on s’y attarde.

Les sialis de vase relèvent de cette biodiversité invisibilisée : en dehors des naturalistes entomologistes généralistes, seuls quelques pêcheurs à la ligne les connaissent car leurs larves aquatiques sont recherchées des poissons ! Et pourtant, ces insectes sont faciles à observer et répandus aux abords des eaux stagnantes. Levons donc le voile sur ces « mouches des aulnes » comme les surnomment les anglo-saxons.

Ailes diagnostiques  

Les adultes apparaissent en fin de printemps, début d’été et sont principalement actifs de jour. Ils ne vivent pas longtemps et consacrent l’essentiel de leur courte vie à la reproduction. Ils semblent attirés par les couleurs claires et, de ce fait, peuvent venir se poser sur vos vêtements. Rien à craindre : complètement inoffensifs à tous égards !

D’emblée, les ailes qui se chevauchent en toit au-dessus du dos et recouvrent tout l’abdomen, attirent l’attention : un peu transparentes mais nettement enfumées à presque noires, elles laissent apparaître un réseau de nervures denses très saillantes. Celles-ci font penser aux motifs en plomb des vitraux !

De plus près, on voit qu’à l’avant des ailes antérieures seules visibles au repos, il y a des cellules presque carrées le long du bord avant ; sur le reste de l’aile ce sont de grandes cellules allongées. Si on s’approche trop et que le soleil est présent, le sialis finira par s’envoler d’un vol assez lent mais direct pour se reposer un peu plus loin.

Les ailes postérieures ne sont visibles qu’en vol ou sur un insecte en main. Elles sont presque aussi grandes que les antérieures : dans l’angle inférieur près de l’abdomen, il y a un repli étalé qui agrandit la surface de cette aile. Ce caractère est assez inhabituel chez les insectes, où le plus souvent les postérieures sont plus petites que les antérieures.

Signalons tout de suite qu’il existe en France trois espèces du genre Sialis qui se ressemblent beaucoup et qu’on ne peut identifier que via un examen des pièces génitales sur un animal tué et disséqué : autrement dit, dans la suite, quand nous parlons « du » sialis, ce terme recouvre donc les trois espèces : Sialis lutraria, S. fuliginosa, et S. nigripes. Seule la première est commune ; la seconde vit en altitude près de torrents et la troisième est très localisée au bord de grands fleuves dans l’Est.

Mouche des aulnes ?

En plus des ailes foncées, le corps tout entier est d’un brun noir et mesure 2 à 2,5cm ; au repos, l’abdomen est caché et dépassé par les ailes. Les mâles sont un peu plus petits que les femelles.

La peau n’est que faiblement durcie si bien que, pris en main, le sialis semble plutôt mou. La tête est large et dotée de deux grands yeux mais il n’y a pas d’ocelles (petites taches oculaires fréquentes chez de nombreux insectes). Les deux antennes fines égalent la moitié du corps. Le thorax, lui aussi large, complète cette impression globale d’insecte trapu.

Les pièces buccales sont de type broyeur (comme les coléoptères) avec des mandibules bien développées mais très classiques : on n’y décèle aucune trace de spécialisation. On observe assez souvent des sialis avec les antennes ou la tête barbouillée de pollen ce qui laisse à penser qu’ils mangent du pollen ; mais on pense que peut-être, les adultes ne mangent pas compte tenu notamment de leur vie très brève. En tout cas, ce ne sont pas des pollinisateurs vu leur faible activité. Curieusement, sur une des photos que j’ai récupérées sur Wikipédia Commons, on voit un adulte qui semble clairement en train de grignoter une feuille ??

Le plus souvent, c’est posé sur un végétal près ou au-dessus de l’eau que l’on croise les sialis ; assez indolents, ils se laissent facilement observer. Ils fréquentent les bords des eaux stagnantes (mares, lacs, étangs) ou des rivières calmes avec des fonds vaseux en plaine. Ils se tiennent souvent dans les grandes herbes (roseaux par exemple) ou sur les branches des arbres des berges de ces lieux humides. Leur association avec les zones humides tient à leur cycle de vie puisque la phase larvaire se déroule en milieu aquatique.

Comme très souvent, les arbres qui surplombent les rivières aux eaux calmes sont des aulnes, ceci explique sans doute son surnom anglais de « mouche des aulnes » (alderfly) ; c’est la seule explication plausible pour expliquer ce surnom car, par ailleurs, le sialis n’a rien de particulier à voir avec cet arbre. Par ailleurs, les adultes posés sur ces branches au-dessus de l’eau tombent souvent dans l’eau et sont rapidement gobés par les truites : les pêcheurs sportifs ont donc créé des mouches artificielles en forme de sialis et les surnomment en raccourci … alders (aulnes) !

Accouplement sportif !

Dès leur émergence en fin de printemps, les adultes volants cherchent à s’accoupler : leurs jours sont comptés ! Pour se rencontrer, ces insectes utilisent trois types de signaux de communication :

  • des vibrations rythmiques de l’abdomen chez les deux sexes qui permet une reconnaissance mutuelle entre sexes et entre individus de la même espèce ; elles permettent le rapprochement
  • des vibrations prolongées émises par les seuls mâles
  • des « coups » d’ailes et d’abdomen sur le support où se trouve posé l’émetteur et qui servent de contrôle quand une femelle s’approche d’un mâle : soit par le seul mâle chez S. lutaria , soit par les deux sexes chez S. fuliginosa. Les vibrations engendrées par l’abdomen sont transmises au support par les pattes au niveau desquelles se trouvent des récepteurs.

Ce dernier exemple illustre bien que, malgré leur extrême ressemblance extérieure, ces espèces ont des canaux de communication différents qui servent de barrière contre les accouplements interspécifiques. De toutes façons, en dernier lieu, il y a les pièces génitales bien différentes qui n’autorisent pas (ou difficilement) un accouplement inter espèces.

L’accouplement donne lieu à une séance de gymnastique sexuelle étonnante dont voici la description relatée sur le site DORIS (bibliographie 2) :

Le mâle suit d’abord une femelle, se place juste derrière son abdomen sous ses ailes. Si la femelle est consentante, elle s’immobilise. Le mâle vient alors se placer sous l’abdomen de la femelle. Il saisit les pattes postérieures de la femelle avec ses pattes antérieures et plie son abdomen vers le haut pour atteindre l’extrémité de celui de la femelle. L’abdomen du mâle forme comme un U incurvé, il s’agit là d’une position incroyable ! La femelle peut s’accoupler avec plusieurs mâles différents.

Accouplement (cliché JK Lindsey C.C.3.0)

La femelle pond ses œufs fécondés sur une branche ou une feuille d’herbacée près de l’eau : elle dépose de gros paquets de plusieurs centaines d’œufs très serrés, gris foncé et bien rangés. Ces pontes peuvent être parasitées par de minuscules guêpes parasitoïdes (Trichogrammes) : une étude anglaise a trouvé un taux de parasitage de 0,6% des œufs des pontes.

Selon le site de l’Académie Française, le nom latin de genre Sialis dérive du grec sialon pour bave ou salive parce que la masse d’œufs pondus ressemblerait à un crachat. A noter à ce propos que ce nom latin s’applique aussi par ailleurs à … un passereau d’Amérique du nord, le Bluebird très populaire (Sialis siala) ; mais dans ce cas, sialis dérive du nom d’un oiseau non identifié et nommé ainsi d’après son cri.

Image extraite de Biblio1

Larve prédatrice

Au bout d’une à deux semaines, les œufs éclosent (en juin-juillet) et libèrent des mini-larves d’à peine 1mm ou larvules qui se laissent tomber dans l’eau. Elles possèdent déjà des branchies (voir la suite) et sont donc prêtes à vivre dans l’eau.

Image extraite de Biblio1

Ces larvules se nourrissent de microorganismes et de petits crustacés d’eau douce. Elles entament une longue série de mues de croissance qui vont s’échelonner sur au deux ans voire trois : dix stades larvaires vont se succéder (le site DORIS mentionne neuf stades seulement : 7 la première année et 2 la seconde ?). En grandissant, les larves changent d’aspect et se nourrissent de proies plus grandes : des vers d’eau douce, des larves de moustiques et de chironomes ou d’autres insectes, des petits mollusques aquatiques (dont des pisidies).

Image extraite de Biblio1

Les larves plus grandes sont très faciles à reconnaître par leur combinaison unique de traits physiques. Longues de 6 à 18mm, elles sont jaunâtres à brun foncé, tachetées de motifs. La tête bien développée porte de très courtes antennes à quatre articles : elle est large et aplatie, assez grosse et porte une paire de mandibules très visibles, orientées à l’horizontale (prognathe) avec des palpes labiaux à trois articles. Ces pièces buccales traduisent bien son caractère de prédateur actif.

Larve (cliché A. Karwath Aka ; C.C. 2,5)

Le thorax porte trois paires de pattes, frangées de soies, terminées chacune par deux griffes ; la larve se déplace en marchant dans la vase ou en ondulant son corps dans l’eau.

Image extraite de Biblio1

L’abdomen allongé compte dix segments : les sept premiers portent chacun une paire de trachéobranchies blanches, filiformes, garnies de soies (aspect frangé plumeux). Enfin, tout au bout de l’abdomen, on note un filament terminal unique frangé de soies, non segmenté. Avec cet ensemble de caractères, on ne peut guère la confondre avec les nombreuses autres larves d’insectes aquatiques : voir le paragraphe ci-dessous Confusions possibles.

Vase

Les larves vivent dans toutes sortes de zones humides à eau stagnante ou à écoulement lent (pour S. lutaria). Elles ont besoin de fonds chargés de sédiments organiques avec des végétaux en décomposition dans lesquels elles s’enfouissent plus ou moins profondément. On les trouve donc aussi bien dans des mares, des petites ou grandes rivières sur des secteurs au cours lent avec des méandres et des amas de végétation morte.

Ce lien étroit avec la vase est à l’origine de son nom latin de genre Sialis : Dans une étude conduite au Danemark, on a trouvé dans des rivières des densités de larves allant de 10 à 370 individus par m2 selon la vitesse du courant et la richesse des sédiments du fond. Elles représentent donc une biomasse conséquente et servent à leur tour de source de nourriture pour les poissons notamment.

Arrivée au bout de son long cycle de mues de croissance (voir ci-dessus) la larve mature se rapproche du bord, sort de l’eau et s’enterre à proximité (jusqu’à 5m du bord) dans une petite loge peu profonde dans le sol humide. Là, elle se transforme en nymphe mais sans tisser de cocon autour d’elle ; ses appendices (pattes, pièces buccales) restent libres et elle peut bouger un peu ce qui la rapproche des nymphes des Coléoptères. Cette nymphe va éclore un peu plus tard et donner un adulte.

Le sialis fait donc partie des insectes à métamorphoses complètes ou holométaboles avec quatre étapes dans leur cycle œuf/larve/nymphe/adulte.

Confusions possibles

Pour les adultes, les traits physiques exposés en introduction permettent de facilement identifier les Sialis par rapport à d’autres insectes vivant près des eaux. Les seuls insectes à ailes nervurées sombres pouvant lui ressembler sont les perles adultes (Plécoptères) mais celles-ci ont les ailes à plat au repos et possèdent deux longs filaments caudaux (cerques) absents chez les Sialis. Les phryganes ont aussi les ailes en toit au repos mais ont des ailes poilues et non nervurées de noir ; de plus les antennes des phryganes adultes sont bien plus longues que le corps alors que celles du sialis ne dépassent pas la moitié du corps.

Pour les larves aquatiques, il y a plus de risques de confusions. Les larves des Gyrins, ces minuscules coléoptères noir brillant qui tournent en rond à toute vitesse sur l’eau, ont aussi des branchies latérales allongées mais ne possèdent pas de filament terminal au bout de l’abdomen. Les larves libres des Phryganes (Trichoptères), celles qui ne vivent pas dans des fourreaux ou des tubes, ont des branchies latérales très courtes. Enfin, les larves des perles (Plécoptères) ont aussi une forme allongée mais possèdent deux longs cerques articulés au bout de l’abdomen versus un seul filament (qui n’est pas un cerque) chez la larve de sialis. Par ailleurs, la plupart des larves de perles vivent dans des eaux courantes rapides ; mais nous avons vu qu’une des trois espèces de sialis (voir ci-dessus) vit dans un tel milieu.

Mégaloptères

La famille des Sialis (Sialidés) se range dans un ordre d’insectes particulier qui ne regroupe que 330 espèces dans le monde : un ordre qualifié de mineur par les entomologistes habitués aux ordres « méga-divers » comme les Coléoptères ou les Hyménoptères.

Le nom de Mégaloptère a été construit sur les racines megalo, très grand et ptère, de pteron, aile ; il fait référence aux deux paires d’ailes presque également développées, un trait peu répandu chez les insectes. L’allure des ailes les rapprochent des chrysopes (mouches aux yeux d’or) ou des fourmilions: cette ressemblance correspond réellement à un certain degré de parenté puisque les Mégaloptères sont apparentés directement aux Névroptères (ailes nervurées : voir l’exemple des Ascalaphes ou de la Mantispe) dans le superordre des Névroptérides.

Contrairement aux larves des Névroptères, celles des Mégaloptères n’ont pas développé les pièces buccales en pinces permettant de « sucer » leurs proies.

Larve de fourmilion (Névroptère)

Au sein des Névroptères, ordre plus diversifié, on trouve deux familles avec des larves aquatiques dont celle des Sisyridés : leurs larves se nourrissent notamment d’éponges d’eau douce (oui, ça existe dans nos eaux douces !). La parenté Névroptères/Mégaloptères soulève de ce fait la question de l’origine du cycle de vie avec une larve aquatique : soit l’ancêtre commun aux deux ordres était de ce type et le cycle a été conservé chez les seconds et perdu chez une majorité des premiers ; soit, ce type de cycle est apparu indépendamment dans ces deux lignées dont l’ancêtre avait un cycle entièrement terrestre ?

L’ordre des mégaloptères ne comporte que deux familles : celle des Sialidés avec Sialis comme seul genre présent en Europe ; celle des Corydalidés représentée uniquement aux Amériques. Dans le genre Corydalus (nom là aussi très proche d’un nom de plante Corydalis !), on trouve des espèces aux adultes de grande taille et dont les mâles possèdent de remarquables mandibules hyper développées en forme de faucilles ! Sinon leurs larves ressemblent à celles des Sialidés.

Bibliographie

NOTES BIOLOGIQUES SUR SIALIS LUTARIA L. (MEGALOPTERA) J.-A. LESTAGE

Sialis lutaria (Linnaeus, 1758), SOHIER Sandra, COROLLA Jean-Pierre in : DORIS, 09/08/2021

Invertébrés d’eau douce. H. Tachet et al. CNRS Editions 2000

Phylogeny of Megaloptera: A review of present knowledge Xingyue Liu. Proceedings of the XIII International Symposium of Neuropterology, 17–22 June 2018, Laufen, Germany Pages 39-54,

CYCLE BIOLOGIQUE ET PRODUCTION DE SIALIS LUTARIA L. (MEGALOPTERA) DANS LE LAC DE PORT-BIELH (PYRÉNÉES CENTRALES) N. GIANI et H. LAVILLE Annales limnol. 9 (1) 1973 : 45-61.