De plus en plus, on se rend compte de l’importance capitale des interactions positives entre espèces (voir la chronique sur cette notion) pour comprendre l’évolution des écosystèmes. Parmi celles ci, la facilitation entre espèces végétales s’avère être un processus clé pour expliquer la dynamique de la végétation dans de nombreux habitats : une espèce donnée, de par ses traits de vie, devient une protection ou une aide pour l’installation et/ou la croissance et le développement d’une autre espèce, souvent de jeunes arbres. Ainsi, on a mis en évidence un tel effet de la part de buissons épineux sur l’implantation des jeunes ifs (voir la chronique) ou de grands cactus sur des arbustes dans les déserts sud-américains (voir la chronique). On propose même d’utiliser ce processus en milieu méditerranéen aride pour faciliter les reboisements en s’appuyant sur la présence d’arbustes locaux adaptés à ces milieux extrêmes comme « parapluies » protecteurs pour de jeunes arbres (voir la chronique). Des études conduites en Suisse ont démontré expérimentalement la réalité de cette interaction pour de l’implantation de jeunes conifères facilitée par la présence de plantes herbacées répulsives ou peu appréciées des herbivores.

ils arrivent !

Conquête

En haute montagne, souvent pâturages et boisements s’entremêlent

Les deux études menées dans le Jura suisse se sont intéressées à un milieu un peu particulier : les boisements de moyenne montagne pâturés par des bovins le plus souvent. Ces milieux mêlant couvert herbacé, clairières et couvert arboré hébergent une riche biodiversité sans doute proche de celle d’un environnement disparu : les clairières boisées entretenues par les grands herbivores éteints en Europe occidentale (bisons, tarpans, aurochs, …). Ils peuvent servir de sites de nourrissage pour des espèces emblématiques telles que le grand tétras. Même pâturés, ces milieux continuent de faire l’objet d’une intense colonisation via la pluie de graines transportées par le vent comme celles de nombreux conifères dont les épicéas (voir l’exemple des pins sylvestres). Mais, une fois germés, que deviennent les jeunes plants très fragiles face à la dent (dure !) des vaches ?

Dès que la pâturage est abandonné, les conifères reconquièrent vite ces espaces ouverts

Dans une première étude (2) dans un tel milieu, les chercheurs ont exploré près de 300 placettes de 4m2 chacune pour y dénombrer les jeunes plants d’épicéas (le conifère dominant) d’au moins un an, implantés naturellement, et repérer leurs emplacements par rapport à certains éléments de l’environnement.

Abris en tous genres

Ils constatent que les jeunes épicéas réussissent le mieux dans trois types de microsites « sûrs » : au pied de plantes non consommées, sur des souches d’arbres morts ou arrachés et sur des petits pointements rocheux. Ces trois types de sites facilitent significativement l’installation et la croissance des jeunes plants lors des premières années. Les deux derniers agissent en amont de l’installation comme pièges à graines en les interceptant lors de leur dispersion par le vent.

Bien que peu représentées sur les sites explorés, les souches ont clairement un effet très positif sur la densité des jeunes plants. Cet effet « souches et bois mort » est bien connu dans les forêts nordiques comme substrat d’élection pour les jeunes conifères en leur fournissant humidité, lumière (trouée associée), nourriture et champignons pour développer des mycorhizes. Mais, ici, l’environnement est bien différent : sec en été avec globalement une forte luminosité et surtout, il y a le pâturage. Donc, il semblerait que les souches, de par leur structure, fournissent des sites peu accessibles aux vaches qui ne cherchent guère à aller brouter dans ces sites compliqués.

Les petits affleurements rocheux, outre un effet du même type, apportent sans doute de meilleures conditions microclimatiques par leur capacité thermique à se réchauffer plus vite : la neige y fond plus rapidement et en automne les jeunes plants pourraient bénéficier d’une certaine prolongation de conditions climatiques favorables.

Restent les plantes non consommées, peu appétentes comme disent les spécialistes, i.e. pas forcément toxiques mais soit avec un goût désagréable (défense chimique), soit avec des épines (défense physique) ou d’une consistance peu propice à la digestion (ligneuses). Tout semble dans ce cas pointer vers une défense contre les herbivores mais est-ce aussi simple car il y a aussi des problèmes de compétition potentielle entre plantes ?

Même dans des secteurs très pâturés, on voit des francs-tireurs qui réussissent à s’installer et à végéter au milieu des alpages.

Gentiane et chardon

Gentiane intacte dans un pré pâturé

Pour cette raison, une seconde étude (1) a été menée, cette fois avec un protocole d’expérimentation pour mieux cerner cette interaction jeunes épicéas/plantes non appétentes. Les chercheurs, à partir d’observations préalables ont sélectionné deux plantes potentiellement facilitatrices, la gentiane jaune et le cirse sans tige, peu ou pas broutées par les vaches locales. La première est bien connue pour son extrême amertume qui lui vaut de ne pas être broutée par les vaches, si bien qu’elle tend à proliférer dans certains alpages (voir la chronique sur cet aspect).

Le second, le cirse sans tige, est une espèce de « chardon » bas aux tiges et feuilles très épineuses, surnommé ironiquement chardon pique-nique par nos voisins anglo-saxons pour sa propension à peupler les pelouses naturelles souvent choisies pour cette activité qu’il rend peu agréable au niveau des sensations une fois assis dessus !

Dans des pâturages boisés régulièrement parcourus par des troupeaux de génisses, les chercheurs ont planté 600 jeunes épicéas de un ou deux ans sur des placettes selon diverses combinaisons : juste à côté d’une de ces deux plantes (à environ 10cm) ; à côté d’une de ces plantes mais dont a rasé les feuilles et les tiges (plantes vivaces qui continuent néanmoins à vivre) ; emplacement avec de l’herbe mais sans plante non appétente.

Effet mauvais goût

L’étude conduite sur deux ans montre que la survie des jeunes plantes est significativement meilleure auprès des deux plantes non appétentes que dans les deux autres cas. Ils observent aussi que le taux de pâturage est bien plus bas auprès de ces plantes non appétentes ce qui confirme l’évitement global du bétail vis-à-vis de ces plantes. L’effet est encore plus net sur les plants de deux ans ce qui suggère que le stade critique se situe la première année. Les très jeunes plants sont broutés incidemment avec l’herbe qu’ils ne dépassent pas encore (à peine 4-5cm de haut) ; dès l’âge de deux ans, ils deviennent plus visibles (10cm et plus) et leur faible appétence (aiguilles et ligneux) renforce l’évitement du bétail.

L’effet plantes non appétentes est plus fort avec les gentianes qu’avec les cirses. Ceci peut s’expliquer de diverses manières : la plus grande visibilité des rosettes de gentianes ; les jeunes cirses peuvent être broutés tant qu’ils ne sont pas trop épineux : donc leur répulsivité serait moindre.

Tous les plants installés près de plantes coupées ou loin de plantes non appétentes ont été éliminés : le pâturage semble donc bien être la principale cause de mortalité. Contrairement à ce qui pu être observé dans d’autres études de facilitation, il ne semble pas y avoir de compétition avec les plantes protectrices.

Effet boomerang

En fait, la majorité des pâturages sont souvent « encerclés » par la forêt toute proche et se trouvent largement à portée de dispersion pour les graines des conifères.

On arrive donc à l’idée que la présence de plantes non appétentes dans des milieux boisés pâturés favorise la régénération naturelle des conifères dans ces milieux. La facilitation semble donc bien un processus important dans la dynamique forestière entre autres. Une fois installés, les jeunes épicéas semblent se passer de cette protection relative qui ne leur apporte plus grand chose : ils vont même dépasser leurs protecteurs et peut être même finir par les éliminer ! Ils seront quand même broutés un peu par le bétail au niveau des jeunes pousses de l’année mais réussiront à survivre et à progresser lentement.

Or, deux situations contrastées peuvent conduire à la multiplication des plantes non appétentes : l’abandon du pâturage et surtout l’exploitation intensive (surpâturage) qui sélectionne ces plantes sous forme de « refus ». On aboutit ainsi à une prévision contre-intuitive : plus on augmente la charge de bétail, plus cela favorise l’installation des conifères en moyenne montagne ! Cette pratique intensive est pourtant préconisée par des agronomes , sous couvert d’écologie et de développement durable, par exemple pour maintenir les estives enclavées au milieu des espaces boisés dans certaines parties du massif Central et menacées par la progression permanente des conifères. Comme toujours, on oublie le rôle de la biodiversité naturelle et les interactions durables positives !

Dans la Chaîne des Puys, cette estive bovine surpâturée est envahie de gentianes qui faciliteraient donc l’installation des épicéas et autres colonisateurs tout proches !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Unpalatable plants facilitate tree sapling survival in wooded pastures. CHRISTIAN SMIT, JAN DEN OUDEN and HEINZ MÜLLER-SCHÄRER. Journal of Applied Ecology 2006
43, 305–312
  2. Safe sites for tree regeneration in wooded pastures: A case of associational resistance ? Smit, Christian; Béguin, Daniel; Buttler, Alexandre & Müller-Schärer, Heinz. Journal of Vegetation Science 16: 209-214, 2005

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la gentiane jaune
Page(s) : 196-97 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages