Falco tinnunculus

Mâle de faucon crécerelle à l’affût depuis un poteau électrique

17/02/2023 Vous avez forcément vu au moins une fois le petit faucon crécerelle (ou crécerelle tout court), un de nos oiseaux de proie les plus communs, papillonnant en l’air sur place comme un mobile suspendu à un fil invisible ; c’est ce qu’on appelle le vol du Saint-Esprit en référence à l’image biblique. Il est un des rares à pratiquer régulièrement cette technique de chasse et celui qui la maîtrise le mieux. Ce vol peut paraître assez banal même s’il intrigue et pourtant les spécialistes de l’aérodynamique disent qu’il s’agit d’un véritable exploit car le crécerelle réussit en même temps à garder le regard fixé sur un secteur précis du sol où il a décelé une proie.  On peut aussi s’interroger sur la pertinence d’un tel vol au vu de l’apparente débauche d’énergie nécessaire pour se maintenir en position stationnaire ? 

Femelle de crécerelle perchée sur un arbre (Cliché Bigayon, INaturalist ; C.C. 4.0.)

Par ailleurs, le crécerelle utilise au moins deux autres techniques de chasse moins spectaculaires : à l’affut depuis un perchoir ou en décrivant des orbes en vol plané. Entrons donc dans les arcanes du vol du St-Esprit et des autres techniques déployées par le crécerelle ; dans une autre chronique à venir, nous explorerons un autre aspect fascinant de la chasse du crécerelle : celui de la détection visuelle des traces d’urine laissées par les petits rongeurs. 

Généraliste 

Le faucon crécerelle peut habiter une très large gamme d’habitats ouverts à modérément boisés avec une végétation herbacée au sol : régions agricoles, marais et prairies, bocages, steppes, landes basses, … il colonise aussi de plus en plus les villages et villes jusqu’au cœur des très grandes villes comme à Paris : il s’installe alors sur les grands édifices (cathédrales, églises, châteaux,  …) ; à la campagne, il niche dans les nids abandonnés de corneilles ou de rapaces ou dans des cavités et des falaises ; comme tous les faucons, il ne bâtit pas de nid et pond directement dans une cuvette ménagée au sol ou dans l’ancien nid occupé. 

Femelle de crécerelle en train de dépecer un campagnol (cliché Marie-Lan Tay Pamart ; C.C. 4.0.)

Le crécerelle se montre tout aussi généraliste au niveau de son régime alimentaire même si globalement les petits mammifères dominent, représentant souvent jusqu’à 90% des proies : surtout des campagnols, petits rongeurs sujets à de fortes fluctuations de populations avec des épisodes de pullulations régulières ; aussi quelques souris aux abords des bâtiments et des musaraignes. Mais il sait aussi chasser des passereaux des milieux ouverts qu’il habite et notamment les jeunes à peine volants à la belle saison ; on signale ponctuellement la consommation de jeunes limicoles nichant au sol (vanneaux, chevaliers, …) ; en milieu urbain où il s’est récemment bien acclimaté, il exploite les moineaux domestiques, les étourneaux, … Dans une ville Slovaquie, des crécerelles nicheurs se sont spécialisés dans la chasse de chauves-souris (mammifères) en adoptant une technique inédite : ils se tiennent à l’affût immobiles au-dessus des bouches de ventilation des façades d’immeubles où logent les chiroptères et les saisissent à leur sortie ; de la même manière, ils réussissent ainsi à capturer les martinets noirs (voir les chroniques), oiseaux au vol hyper rapide, quand ils sortent des cavités des façades où ils nichent. Sinon, à la campagne, à la belle saison, les crécerelles peuvent aussi capturer des insectes volants dont des criquets et des sauterelles ou au sol dont les grillons (voir la chronique sur cette espèce) ; une fois la reproduction finie, les familles de crécerelles montent souvent en altitude pour exploiter cette ressource (alors à son pic d’abondance) dans les pâturages. En région méditerranéenne, les insectes peuvent constituer une part importante de son régime en période de nidification. 

Entrées de terriers et sites de déplacements des campagnols dans une jachère : des indices très visibles pour le crécerelle

Il chasse aussi volontiers les lézards à la belle saison : lézards verts (avec une surreprésentation des mâles qui s’exposent plus), lézards vivipares en altitude, lézards des murailles. Enfin, très occasionnellement, le crécerelle peut collecter des vers de terre au sol à la manière des buses (voir la chronique). 

On discerne donc de grandes capacités d’adaptation de cette espèce de faucon en fonction des contextes (saison, climat, proies disponibles, structure de la végétation,  ..) avec comme corollaire la diversité des techniques de chasse adaptées selon les proies dominantes disponibles. On est donc très loin de l’hyper spécialisation d’une majorité de faucons, adaptés à la chasse d’oiseaux capturés en plein vol (comme le faucon pèlerin). Rappelons que les faucons (Falconiformes) ne font pas partie des Rapaces diurnes au sens strict (Accipitriformes) mais constituent une lignée qui a évolué indépendamment avec une émergence plus tardive et une diversification différente des niches occupées (voir la chronique Les rapaces ne sont plus ce qu’ils étaient).

Stationnaire 

Femelle en vol stationnaire de profil (cliché Gailhampshire ; C.C. 4. 0.)

Commençons donc par cette technique de chasse inhabituelle : le vol du St-Esprit. Le crécerelle en vol se « cale » à une hauteur moyenne de 12m (de 9 à 25m) et se met à battre très rapidement des ailes sur place, la tête penchée vers le sol, en position fixe : ainsi, il scrute le sol en contrebas et cherche à y repérer des proies en mouvement. En moyenne, il reste ainsi, suspendu sur place de 20 à 30 secondes puis décroche un peu et glisse de quelques mètres pour remonter et recommencer de nouveau … jusqu’à repérer une opportunité : il se laisse alors tomber en flèche pour capturer la proie au sol (voir ci-dessous la capture proprement dite). Ce type de vol sur place est très différent de celui réalisé par exemple par les colibris ou divers insectes volants (dont les syrphes) : le crécerelle reste les yeux rivés vers le sol, la tête penchée et fait le point fixe ; un colibri bouge la tête en tous sens et n’arrête pas de se déplacer.

Mâle de crécerelle en vol stationnaire de face (Cliché Zenel Cebeci ; C.C. 4.0.)

On pressent qu’un tel exercice impose une certaine dépense énergétique : pour autant, des études montrent que la dépense énergétique est presque équivalente à celle d’un vol battu direct mais avec la même vitesse de vent au moment de l’exécution. Et c’est là que se situe le « secret » de ce vol sur place : il se fait presque toujours face au vent et pour des vitesses de vent comprises entre 6 et 12m/s. Les reconstitutions en soufflerie montrent qu’alors, effectivement, rester face au vent en profitant de sa portance ne coûte pas plus qu’un vol normal. En dessous et en dessus de ces deux limites, rester en vol stationnaire reste possible mais au prix de dépenses énergétiques considérables ; sur le terrain, on ne l’observe pratiquement jamais dans de telles conditions hors « fourchette favorable ». Autrement dit, par temps très calme ou au contraire très agité, le crécerelle renonce à cette stratégie de chasse et opte alors pour l’une des deux autres (voir ci-dessous) ; la pluie et le brouillard l’excluent aussi. 

Les spécialistes insistent pour nommer précisément ce vol comme « vol sur place dans le vent » car il existe des variantes sensiblement différentes. Dans les régions très plates et très ventées du nord de l’Europe, on observe ainsi un vol sur place face au vent fort mais sans bouger les ailes étalées en profitant d’un courant ascendant au-dessus d’un obstacle comme une digue : l’oiseau se tient en équilibre et réussit alors aussi à fixer le sol sans bouger. Le vol plané en décrivant des orbes (voir ci-dessous) se fait à une vitesse nulle pour l’oiseau mais ne reste pas en point fixe par rapport au sol. 

Le crécerelle économise encore plus d’énergie lors de ces vols stationnaires en pratiquant « l’intermittence » : il alterne un court épisode de vol sur place avec une brève glissade battue pour reprendre position et recommencer. Cette alternance de mouvements est une astuce utilisée par de nombreux oiseaux pour économiser de l’énergie en vol : ainsi, les pics se déplacent en vol ondulé, glissant vers le bas avant de remonter en vol battu ; de nombreux petits passereaux « plongent » ailes refermées et remontent en vol battu. Combiné avec l’utilisation du vent, cette tactique permet donc au crécerelle de chasser sans une dépense démesurée d’énergie. 

Rendement 

Malgré tout, l’adoption d’une telle technique de chasse en vol assez coûteuse en énergie interroge : elle doit forcément apporter des avantages décisifs pour avoir été sélectionnée au cours de l’évolution de cette espèce. Effectivement, dans une étude très exhaustive (biblio : 1) de suivi pendant près de 3000 heures de plusieurs crécerelles marqués, on a observé que le rythme de capture était de 2,82 proies/heure avec vol sur place contre 0,3 en orbes planés et 0,2 à partir d’un perchoir d’affût (voir ci-dessous). Dans cette étude, 76% des proies dont la capture a été documentée l’ont été suite à un vol sur place. Au moins donc dans ce contexte de paysages très ouverts (polder) avec peu de perchoirs disponibles, un climat assez venté (donc favorable : voir ci-dessus) et comme proie principale des campagnols, le vol sur place semble clairement bien plus performant et efficace. Il donne en fait accès à tous les endroits potentiellement riches en proies et inaccessibles autrement faute de perchoirs. 

Pourtant, en vol sur place, de nombreuses frappes vers la proie échouent, bien plus qu’à partir d’un perchoir. Mais, par contre, elles sont deux fois plus nombreuses puisque le déplacement en vol offre plus de couverture au sol et donc plus d’opportunités : ainsi, au final, le rendement reste quand même supérieur en vol sur place. Cette pratique donne par ailleurs surtout accès aux campagnols qui habitent les grands espaces agricoles dénudés, des proies assez grosses et très rentables sur le plan énergétique, notamment lors de l’élevage des jeunes. Ainsi, en hiver la moyenne de 1,7 heures par jour à chasser en vol sur place passe à 4,6 pour les mâles en pleine période d’élevage. Autre avantage : le vol sur place permet de chasser non loin du nid donc tout en gardant un œil sur celui-ci et ainsi mieux protéger la descendance. Le vol sur place reste la seule technique qui permet d’exploiter de vastes zones dépourvues de perchoirs ; ceci explique notamment pourquoi le crécerelle a relativement bien résisté en termes d’évolution de ses populations aux transformations radicales des paysages agricoles intensifs avec la disparition des haies et arbres isolés qui fourbissent autant de perchoirs. Une dernière hypothèse favorisante a été avancée : les déplacements intermittents du faucon en vol sur place (voir ci-dessus) pourraient inquiéter les campagnols au sol qui en s’enfuyant deviendraient plus détectables contrairement à ce qui se passe quand il est immobile sur un perchoir ? On retiendra néanmoins que les contraintes pesant sur le vol sur place (vent) la rendent inopérante dans un contexte climatique plus calme et chaud ; de même, selon les proies dominantes, elle peut devenir bien moins efficace comme avec les insectes volants ou les jeunes oiseaux (voir ci-dessous). 

Perchoirs et orbes planés 

Mâle à l’affût (tête penchée vers le sol) depuis une ligne téléphonique

La seconde technique largement utilisée par le crécerelle consiste à conduire un affût depuis un perchoir surélevé qui lui offre au moins une vue à 180° ; la hauteur minimale est de 0,5m mais les perchoirs plus hauts sont nettement préférés offrant un balayage visuel bien plus étendu. Lors des études sur les comportements de chasse du crécerelle, les scientifiques se trouvent confrontés à un problème d’interprétation des comportements : l’oiseau perché est-il en action de chasse ou simplement au repos, faisant une pause ? Parfois, des indices nets permettent de trancher comme la tête penchée fixant un endroit précis ou la tête qui tourne des deux côtés ; mais si l’oiseau ne bouge pas du tout, on ne sait pas s’il surveille en vue de chasser ou pas sauf s’il se toilette.

La fixité du regard indique qu’il a repéré une proie au sol

Évidemment, cette technique offre deux avantages considérables : elle n’est pas ou peu dépendante des conditions météorologiques (à part le vent violent ou le brouillard) et la dépense énergétique est minimale. Par contre, l’efficacité va dépendre de l’emplacement par rapport aux sites riches en proies et surtout il faut qu’il y ait des perchoirs. Les crécerelles savent exploiter aussi bien les supports naturels (arbres, arbustes qui dépassent) qu’artificiels (poteaux de clôture, pylônes et lignes électriques). Le crécerelle peut voler assez loin pour aller cueillir sa proie (notamment des insectes volants) mais le perchoir perd alors de l’intérêt énergétiquement parlant. En général, les couples choisissent des territoires incluant plusieurs perchoirs bien placés surplombant des bons sites ; souvent, ils restent quelques minutes sur un perchoir puis passent à un autre plus ou moins distant si rien ne se présente. Ils tendent aussi à plus utiliser les perchoirs dès lors que la météo exclut l’usage du vol sur place (voir ci-dessus). Par ailleurs, cette technique ne donne pas accès à la même gamme de proies que le vol sur place : dans l’étude détaillée citée ci-dessus, les crécerelles capturaient 3% d’oiseaux en vol sur place contre … 34% depuis un perchoir.

Dans les paysages d’agriculture intensive souvent sujets à des pullulations de campagnols mais dépourvus ou presque de perchoirs, la pose de perchoirs artificiels peut être un moyen efficace de favoriser l’activité de chasse des crécerelles et de profiter ainsi de leur pouvoir de régulation des populations des petits rongeurs (lutte intégrée ; voir la chronique sur les perchoirs). 

Reste la troisième technique bien moins courante qui consiste à tourner en vol plané à la faveur d’un temps chaud et calme qui génère des ascendances thermiques (voir la chronique sur les vautours à propos de ce phénomène) ; la dépense énergétique est là aussi minimale mais l’oiseau ne reste pas en position fixe. Dans l’étude déjà citée, cette technique était très peu utilisée mais à chaque fois elle a débouché sur une capture de jeune oiseau au sol ou d’insectes (dont des grillons en plein été). 

Capture et repas 

Quand le crécerelle a détecté et bien localisé une proie, qu’il soit en vol u sur un perchoir, il se laisse tomber en flèche et frappe la proie au sol. Le faucon la saisit à l’aide de ses doigts avec lesquels il enserre la proie. Pour les petits mammifères, la prise se porte sur les épaules, le cou ou le thorax. Des expériences en laboratoire avec des fausses souris contenant un tuyau enregistreur de pression montrent que le crécerelle exerce une pression assez forte mais prolongée qui étouffe ou écrase l’animal ; par comparaison, la buse variable, plus puissante, serre par petits coups mais très forts. Rapidement, il emporte la proie vers un perchoir proche et lui assène un ou deux coups de bec ; contrairement à ce que l’on pensait par analogie avec les grands faucons (voir la chronique), ces coups de bec ne tuent pas la proie mais au plus la paralysent et l’empêchent de s’enfuit ou de se débattre. Ensuite, le crécerelle peut manger sa proie : si cela ne lui prend qu’une à sept minutes pour un campagnol, ce temps peut passer à … trois quart d’heure pour un oiseau comme un étourneau qu’il doit plumer en partie. Comme les autres rapaces, il avale « tout » ou presque et rejette les éléments non digestibles sous forme de pelotes de régurgitation (voir la chronique sur un exemple) ; celles-ci déposées près des perchoirs ou des sites de nid sont de précieuses sources de renseignements pour étudier le régime alimentaire de ces oiseaux. 

Pelotes de crécerelle récoltées au pied d’un site de nid

L’étude exhaustive citée ci-dessus a révélé un comportement intéressant : souvent, notamment en hiver, au moins dans la première moitié de la journée, le crécerelle qui capture plusieurs proies mange au plus la première : il cache les suivantes éventuelles sur des perchoirs ou des bâtiments de son territoire et y revient le soir pour les manger au crépuscule. En période de nidification, la femelle ravitaillée par le mâle fait de même en cachant les proies apportées près du nid. Plusieurs explications pratiques peuvent être avancées à propos de ce comportement original. D’abord, il permet au crécerelle de chasser durant la matinée sans perdre de temps : or, ceci correspond, en hiver, au pic d’activité des campagnols qui sortent en moyenne toutes les deux heures hors de leurs terriers pour récolter de la nourriture avant de retourner se cacher hors d’atteinte. S’il mangeait au fur et à mesure, il perdrait des opportunités certaines. D’autre part, en mangeant à la tombée de la nuit, l’oiseau d’une part va récupérer la chaleur dégagée par la digestion pendant la nuit plus froide en général et se retrouver avec le « plein d’énergie » pour le matin et la chasse active. Des calculs montrent que par ce biais le crécerelle économiserait presque 10% d’énergie en la répartissant de manière plus pertinente et 22% du temps total de chasse efficace (avec un maximum de proies). 

Décidément, le modeste crécerelle n’a pas fini de nous étonner par ses capacités à gérer son « budget temps-énergie » mais aussi par la manière dont il détecte les campagnols : ce sera l’objet d’une autre chronique à venir. 

Bibliographie 

Hunting in the Kestrel, Falco tinnunculus, and the Adaptive Significance of Daily Habits.Rijnsdorp, A., Daan, S., & Dijkstra, C. (1981). Oecologia, 50(3), 391-406. 

FIELD MEASUREMENTS OF HANGING FLIGHT AERODYNAMICS IN THE KESTREL FALCO TINNUNCULUS JOHN VIDELER AND ALEX GROENEWOLD J. exp. Biol. 155, 519-530 (1991) 

INTERMITTENT GLIDING IN THE HUNTING FLIGHT OF THE KESTREL, FALCO TINNUNCULUS L. BY J. J. VIDELER et al. J. exp. Biol. 102, 1-12, 1983

Predatory behaviour of common kestrels (Falco tinnunculus) in the wild Davide Csermely et al. J Ethol (2009) 27:461–465

IS FOOT SQUEEZING PRESSURE BY TWO RAPTOR SPECIES SUFFICIENT TO SUBDUE THEIR PREY ? D. CSERMELY et al. The Condor 100 : 757-763