Conopodium majus

Pour le débutant en botanique, les ombellifères à fleurs blanches constituent un vrai cauchemar avec des dizaines de genres comptant souvent diverses espèces, d’apparence très proche : anthrisques, cerfeuils, berces, angéliques, sanicle, ægopode, cigües, biforas, boucages, peucédans, et tant d’autres ! Parmi elles, nous avons déjà eu l’occasion de présenter certaines espèces originales par leur mode de dispersion comme la falcaire (voir la chronique) ou par leurs fruits singuliers comme le peigne-de-Vénus (voir la chronique). Avec la noix de terre ou conopode dénudé, nous allons explorer un troisième cas original : une ombellifère qui cache bien son jeu avec un tubercule souterrain comestible !

Discrète et modeste

Feuilles basales tôt au printemps ; elles rappellent celles de la carotte

Avec ses 20 à 70cm de hauteur, la noix-de-terre ne joue pas dans la cour des « grandes » ombellifères à fleurs blanches ; de plus, elle ne possède qu’une tige simple ou peu ramifiée par pied ce qui limite déjà largement le champ des possibles quant à son identification. Dès le début du printemps, les feuilles basales apparaissent, finement découpées deux à trois fois en lanières simples selon un modèle très répandu chez les ombellifères ! Elles semblent sortir de terre car leur pétiole est effectivement en grande partie souterrain. Puis dès avril, la tige apparaît, fine, grêle, striée à la base et qui porte des feuilles alternes espacées rattachées à la tige par une courte gaine.

La tige bien droite se ramifie légèrement dans le haut et chaque courte branche porte une ombelle contractée nettement penchée au début. La floraison débute vraiment en mai (plus tard en montagne) : chaque ombelle se déploie en six à douze rayons grêles sans involucre de bractées à leur base (pour la terminologie propre aux ombellifères, voir la chronique sur cette famille) et portant chacun une ombellule dense de petites fleurs blanches à pétales égaux de 2mm de long. Un involucelle de deux à cinq bractées étroites sous-tend les petits rayons des ombellules.

A maturité, au sein d’une ombelle donnée, seule une partie des fleurs donne des fruits car il y a des fleurs femelles et des fleurs mâles distinctes mais réunies dans la même ombelle. Les fruits sont des diakènes typiques des ombellifères (voir la chronique) qui se séparent à maturité : ovales étroits, ils portent des côtes fines peu marquées et sont classiquement surmontés des deux styles.

Exigeante

La noix-de-terre a une répartition globale limitée à l’Europe sud-occidentale soumise à un climat subatlantique : depuis la Norvège, le Danemark et la Grande-Bretagne jusqu’en Italie, Espagne et Portugal en passant par la France ; chez nous aussi, elle se cantonne à toute la façade atlantique, le Centre y compris le Massif Central jusqu’aux Pyrénées et et le Midi ; elle monte jusqu’à 2200m en altitude. Assez commune dans son aire occidentale, elle devient rapidement de plus en plus rare dès que l’on s’avance vers l’Est.

Elle recherche les sols légers un peu acides à neutres, pauvres en éléments nutritifs, assez frais en situation de demi ombre ou plein ombrage. En effet, la noix-de-terre occupe une large gamme de milieux réunissant peu ou prou ces exigences : très présente en milieu forestier (hêtraies, chênaies-hêtraies, chênaies-charmaies, forêts alluviales, chênaies acides, …), elle s’aventure souvent en altitude dans les landes à genêts ou genévriers et les pelouses subalpines.

Colonie dense en sous-bois

Au moins dans le nord de son aire européenne, on la considère comme un bon marqueur de forêts anciennes (voir la chronique sur le lis martagon).

Mais elle peut aussi s’aventurer en plein soleil dans des prairies: sa présence témoigne alors d’une bonne qualité de ce type de milieu car elle ne supporte pas la concurrence des plantes de milieux enrichis ; elle indique donc des prairies dites oligotrophes (aux sols pauvres en éléments nutritifs), milieu en fort déclin avec l’eutrophisation généralisée.

Conopodes fleuris dans une prairie maigre

Noix

 

Une fois la présentation faite, il faut rester attentif car il existe au moins une autre espèce d’ombellifère au port très proche et qui possède elle aussi un tubercule souterrain, la châtaigne-de-terre (Bunium bulbocastanum), devenue rare, localisée aux seules pelouses calcaires ; elle se distingue par sa tige pleine à la floraison (versus creuse chez la noix-de-terre), ses ombelles dotées d’un involucre de 6 à 10 bractées bien nettes (versus pas d’involucre chez le conopode).

Il y a aussi une ombellifère des champs cultivés de céréales, le bifora rayonné (Bifora radians), un peu ressemblante, localement commune, qui possède aussi une tige unique moyenne mais n’a pas de tubercule souterrain.

Mais ce caractère  est impossible à voir depuis la surface et on ne va pas à chaque fois arracher la plate pour vérifier ! En plus, ce fameux tubercule se trouve assez profondément enfoncé dans la terre parfois jusqu’à une quinzaine de centimètres. Plein, grossièrement arrondi de 1 à 3cm de diamètre, ce tubercule ressemble effectivement un peu à une noix brune mais à chair blanche à la coupe. Les noms populaires ne manquent pas pour désigner cet organe : noisette de terre ; châtaigne de terre ; gland de terre et pour les anglo-saxons pignut (noix de cochon) ou catnut (noix de chat ?).

Sa richesse en amidon et sa comestibilité en font une nourriture appréciée de certains animaux sauvages qui déploient souvent beaucoup d’énergie pour les déterrer vu leur enfoncement dans le sol. Les sangliers les recherchent activement à l’entrée de l’hiver où ils peuvent représenter localement un part importante de leur alimentation. Dans les Pyrénées, où on le connaît sous le surnom de muguette, le tubercule de conopode est une nourriture très recherchée des ours bruns de mi mai à mi juin et ils peuvent représenter jusqu’à 13% de leur régime.

Colonie de conopodes ravagée par le passage des sangliers qui déterrent les tubercules

Bonne pioche

En dépit de leur petite taille et de la difficulté à les déterrer, ces tubercules ont depuis très longtemps été exploités par les Hommes comme vraie ressource alimentaire, appréciée pour son petit goût de noisette et de pomme de terre. On les récoltait soit manuellement soit à l’aide de porcs comme pour les truffes (voir les sangliers ci-dessus !). En Grande-Bretagne où la plante était autrefois très abondante, on disait qu’on pouvait, avec l’expérience, en récolter de quoi nourrir quatre personnes en une demi-heure !  Le plus souvent, on les cuisait ce qui rehausse leur goût de noisette. Pour autant, elle ne semble jamais avoir été cultivée ni améliorée par l’Homme même si des essais récents montrent qu’en culture on peut augmenter la taille des tubercules.

Sur un site côtier mésolithique du Danemark, daté de 6500 ans, on a identifié aux côtés d’un bulbe d’ail des ours, les restes calcinés d’un tubercule de conopode (1) ; on en a aussi retrouvé dans des fouilles de sites néolithiques ou de l’Age de Bronze en Grande-Bretagne. Ceci prouve qu’ils devaient être activement recherchés ce qui suppose l’emploi d’outils ad hoc, a minima un bâton pointu. En effet, si on tire sur la tige, elle casse très facilement et comme de plus elle sort du tubercule en faisant un angle droit, il faut tenir compte de ce décalage pour le chercher. La récolte devait être limitée au printemps et en début d’été en se repérant sur les tiges qui disparaissent ensuite complètement (voir ci-dessous).

On peut aussi manger ces tubercules crus ce qui devient la grande mode sur les sites dédiés aux plantes sauvages comestibles. Il faut rester très prudent et être bien sûr de soi car il existe diverses autres plantes forestières aux bulbes ou tubercules potentiellement toxiques ; d’autre part, cette plante bien qu’encore localement commune, n’a pas besoin qu’on la détruise : alors, goûtez une fois pour « voir » et c’est tout ! Je pense notamment à ces pseudo-opérations paramilitaires de survie, très en vogue et d’un ridicule pitoyable, où le respect de la nature n’a pas beaucoup de place : juste une nième manière d’investir la nature comme terrain de jeu virtuel sans la respecter.

De la graine au tubercule

Ce statut de plante à tubercule (géophyte) impose au conopode un cycle de vie complexe notamment au niveau de la germination des graines et de la mise en place du dit tubercule (2).

Première originalité : la plantule qui émerge de la graine n’a qu’un seul cotylédon alors que le conopode, comme toutes les autres Apiacées, fait clairement partie des dicotylédones, plantes à fleurs avec deux cotylédons. En fait, il y a bien deux cotylédons mais quand ils émergent, leurs pétioles se soudent et forment un tube qui s’allonge et enfonce la graine dans le sol : ainsi la radicule va pouvoir pénétrer plus en profondeur ce qui prépare la formation du tubercule.

Seconde originalité : au moment de leur dispersion en été, les graines renferment un embryon très réduit, presque indifférencié où on ne peut distinguer ni la future radicule ni les cotylédons. Ainsi, les graines arrivant au sol se trouvent dans l’incapacité de germer tant que cet embryon ne se sera pas un minimum développé. On parle de dormance morphologique qui évite la germination à une époque défavorable, i.e. en plein été sous une canopée dense qui impose un fort ombrage et en période sèche. La croissance de l’embryon va en fait avoir lieu en plein hiver sous un contrôle thermique assez strict : entre 0°C et 5°C ! Il profite alors de l’humidité relative qui favorise l’imbibition de la graine ; ainsi la graine sera prête à germer au tout début du printemps alors que la canopée des feuillus est dénudée. Si on ajoute une totale indifférence à la présence de lumière pour germer, tout indique une préférence pour une germination sous une épaisse couche de litière de feuilles mortes, à l’abri des grands froids et permettant de s’enfoncer dans le sol via le développement de la radicule. Le réchauffement progressif en début de printemps permet l’émergence « du » cotylédon et ensuite celle de la tige feuillée.  On a donc un cycle de vie typique d’une plante de sous-bois ombragé avec une reproduction vernale puis une disparition en début d’été (feuillage jauni qui se dessèche) (voir les exemples du perce-neige ou de la ficaire).

En région méditerranéenne où le conopode reste bien présent en montagne, on a montré que, une fois que les embryons ont commencé à grandir de cinq fois leur taille initiale dans la graine, ils deviennent alors très tolérants à la dessiccation. Ces graines peuvent persister ainsi un ou deux ans dans l’attente de conditions favorables. A noter que le conopode a été inclus dans un programme européen de collecte de graines de plantes sauvages en vue de la restauration de prairies dégradées (3).

BIBLIOGRAPHIE

  1. NEW EVIDENCE FOR THE USE OF ROOT FOODS IN PRE-AGRARIAN SUBSISTENCE RECOVERED FROM THE LATE MESOLITHIC SITE AT HALSSKOV, DENMARK. L.Kubiak-Martens Veget Hist Archaeobot (2002) 11:23-31
  2. Seed ecology of the geophyte Conopodium majus(Apiaceae), indicator species of ancient woodland understories and oligotrophic meadows.C. Blandino et al. PLANT BIOLOGY 2
  3. The European native seed industry: characterization and perspectives in grassland restoration.De Vitis M., Abbandonato H., Dixon K.W., Laverack G., Bonomi C., Pedrini S. (2017) Sustainability, 9, 1682.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la noix-de-terre
Page(s) : 220-221 Guide des Fleurs des Fôrets