On médiatise beaucoup la sixième extinction en cours et l’idée que des espèces disparaissent ; mais cela reste globalement abstrait sauf pour quelques cas emblématiques et essentiellement pour des animaux. La flore, comme toujours, reste la grande oubliée et tout particulièrement dans nos régions tempérées où l’essentiel de la flore existante est méconnu du grand public.  On oublie par ailleurs d’insister sur le fait que l’extinction d’une espèce se fait rarement d’un coup (sauf pour les espèces très localisées souvent insulaires) mais qu’elle se « prépare » en silence par les extinctions successives de populations locales qui « mitent » la répartition des espèces ; elles diminuent d’autant les chances de récupération et de reconquête des espaces perdus surtout dans des matrices environnementales très dégradées, urbanisées, cultivées intensivement ou parcourues de voies de communication. On pourrait s’attendre à ce que les régions restées fortement rurales, un peu à l’écart de la « modernisation ambiante », échappent à ce processus d’extinctions locales au niveau de la biodiversité floristique. Et pourtant, une étude originale conduite dans le Nord de la France démontre tout l’inverse et soulève d’inquiétantes questions quant à l’avenir de la biodiversité en général dans notre pays. 

Thiérache   

Cette étude floristique a porté sur neuf cantons d’une petite région naturelle au joli nom de Thiérache, dans le nord-est du département de l’Aisne (que je n’ai pas la chance de connaître!). Il s’agit d’une région très rurale avec une trame bocagère encore développée parsemée de cultures et de forêts. L’urbanisation n’a pas gagné ce terroir, bien au contraire, puisque la population humaine n’a cessé de décliner passant de 118 000 habitants en 1820 à 77 000 en 2002 ; la densité actuelle y est de moins de 50 habitants par km2. Forêts, champs et prés occupent 86% du territoire ; la part des terres cultivées y a certes augmenté depuis la seconde moitié du 19ème siècle avec la conversion récente d’une partie des prairies en cultures. La forêt n’a connu qu’une très faible baisse en surface de l’ordre de 3% avec des boisements qui existent pour la plupart depuis au moins le 11ème siècle. On a donc là le portrait d’une région a priori idéale pour la conservation de la biodiversité floristique avec des paysages variés assez équilibrés en proportions et une intensification agricole et de l’occupation des sols relativement limitée. Mais est-ce effectivement bien le cas ?

Enquête historique 

Réédition de la flore de l’Aisne de Riomet

On dispose pour cette région d’un témoignage historique scientifique précieux : une flore du département de l’Aisne publiée à la fin du 19ème par Louis Bienaimé Riomet, botaniste local, (complétée et republiée dans les années 1950 par les données de M. Bournérias). Dans cette flore, l’auteur y dresse la liste des espèces observées entre 1880 et 1891 avec la liste des stations ce qui permet d’attribuer à chacune d’elles un degré d’abondance allant de très rare à très commun en passant par rare, assez rare et assez commune. 

Un programme régional d’inventaire de la biodiversité a dressé l’état des lieux de la flore en faisant la synthèse de toutes les données collectées depuis les années 1960, permettant de dresser une cartographie précise par mailles géographiques de 4km de côté de toutes les espèces actuelles. Ainsi, avec ces nouvelles données, on peut effectuer une comparaison fine avec la situation des espèces de la flore à la fin du 19ème siècle et faire le bilan des extinctions éventuelles et de l’évolution des populations à l’échelle locale bien sûr. De plus, une prospection plus intensive a concerné les massifs forestiers entre 1995 et 2000 rendant les données pour ce milieu encore plus fiables. 959 espèces ont été ainsi retenues pour ce comparatif auxquelles se sont ajoutées 43 espèces « nouvelles » non citées par L. B. Riomet (espèces naturalisées ou non repérées par ce botaniste à son époque). 

N.B. Pour la plupart des espèces citées dans cette étude et illustrées, un commentaire en italique indique leur statut à l’échelle nationale d’après Flora Gallica : on notera ainsi que la plupart de ces espèces connaissent le même sort à l’échelle nationale qu’en Thiérache.

Masse d’extinctions

Sur les 959 espèces connues à la fin du 19ème siècle, 186 n’ont pas été retrouvées et sont donc considérées comme disparues du territoire exploré, soit quand même 19% du total de la flore locale ! Les espèces classées comme très rares à rares à la fin du 19ème sont de loin les plus touchées par cette vague d’extinctions, phénomène déjà observé dans d’autres études similaires. Les taux d’extinction touchent différemment les différents grands ensembles de milieux : ils vont de 13% pour les milieux forestiers à 24% pour les milieux herbacés des substrats calcaires et siliceux. Globalement, pour les espèces restantes retrouvées,, 41% ont connu une baisse d’abondance, 25% restent stables et 14% ont augmenté. Le milieu forestier est le seul à compter plus d’espèces stables ou en augmentation (56%) que d’espèces en baisse. Quatre espèces classées comme très communes à la fin du 19ème ont pourtant disparues : la nielle des blés, le chrysanthème des moissons, la potentille d’Angleterre et le trèfle à petites fleurs. Les espèces en net déclin se trouvent surtout dans les zones humides et les terres cultivées ; pour les prés et pelouses, les espèces de sites très secs connaissent un très fort déclin. Par rapport au type de forme biologique, les annuelles sont les plus affectées alors que arbres et arbustes (seulement représentés dans les forêts) le sont bien moins. 

Avant même de déchiffrer ce qui se cache derrière ces résultats, on reste sidéré par l’ampleur des pertes pour un territoire rappelons-le a priori très favorable au maintien de la biodiversité. Pour ma part, j’avais détecté la même tendance il y a quelques décennies quand j’avais reparcouru tout le département du Cher en me basant sur une flore de la fin du 19ème siècle (flore de Legrand) : si j’avais retrouvé certes certaines stations d’espèces rares, des dizaines manquaient à l’appel et des espèces classées dans cette flore très communes étaient introuvables comme par exemple le marrube blanc (voir la chronique sur le fort déclin de cette plante). Il s’agit bien d’une lame de fond générale qui affecte la biodiversité floristique et, en plus, elle doit prendre l’allure d’un tsunami dans les régions « fortement aménagées » comme disent les décideurs ! 

Eutrophisation 

Les taux d’extinction maximale concernent les terres cultivées, là encore une tendance identifiée dans d’autres études. Et pourtant nous ne sommes pas là dans une région du type « grenier à blé » avec une agriculture intensive dévastatrice ! Parmi les causes explicatives, l’usage généralisé des pesticides depuis les années 1950 vient tout de suite à l’esprit. A cause de la sélectivité des herbicides (voir la chronique sur les carabes pour remplacer les herbicides), les adventices (les « mauvaises herbes ») les plus apparentées à la plante cultivée ont relativement échappé à cet effet éliminatoire des herbicides comme par exemple les adventices de la famille des brassicacées dans les champs de colza. A cela il faut ajouter la généralisation du tri des semences qui élimine les graines des adventices récoltées de la moisson et qui a largement participé à l’éradication d’espèces telles que la nielle des blés. De plus, on a assisté à une nette restriction de la gamme des espèces et/ou variétés cultivées ce qui a de facto écarté les cortèges d’adventices inféodées pour certaines à une culture bien précise. Ainsi, le brome faux-seigle, considéré dans la flore de Riomet comme commun a disparu sans doute avec l’abandon de la culture du seigle avec lequel il reste plus ou moins associé. 

Mais un autre processus encore plus insidieux semble expliquer une bonne part de ces extinctions et au delà des espaces cultivés : l’enrichissement des sols en nutriments (dont l’azote) ou eutrophisation. Ce terme, quand il est connu, reste souvent associé aux milieux aquatiques avec les plans d’eau sujets aux explosions d’algues mais il touche tout autant les milieux terrestres. Le maintien ou l’augmentation des espèces indicatrices de taux d’azote élevés dans le sol en est un bon indice ; parallèlement, à l’inverse, les espèces adaptées aux milieux naturellement pauvres en nutriments (oligotrophes) connaissent elles une forte régression.

Cette eutrophisation se met en place à partir des épandages directs sur les cultures (et les plantations forestières) d’engrais chimiques ou de lisiers : le lessivage et le ruissellement emportent une part de l’azote épandu vers les milieux avoisinants dont les zones humides, réceptacles naturels des écoulements ; ceci explique qu’elles figurent parmi les milieux sujets à de fort taux d’extinctions : parmi les espèces historiquement assez communes figurent la gypsophile des murs, l’hottonie des marais, le scirpe maritime, le nénuphar pelté, …

Milieux herbacés 

Seul le pâturage (ici des moutons) permet de contenir l’embroussaillement naturel des prés secs et pelouses abandonnés.

Mais l’eutrophisation touche aussi des milieux secs éloignés pourtant des cultures via le dépôt atmosphérique de poussières chargées en nutriments ; on sait que même de tels dépôts assez faibles mais sur de longues périodes suffisent à faire baisser la diversité floristique des prés secs semi-naturels. Les espèces capables d’exploiter ce surplus d’azote se trouvent favorisées et se développent plus vite et plus haut augmentant la pression de compétition ce qui explique notamment la disparition différenciée des espèces annuelles. 

Un autre processus vient amplifier cet enrichissement des milieux herbacés ouverts : l’abandon progressif des pratiques agricoles telles que la fauche ou le pâturage. Ces espaces semi-naturels, abandonnés en premier, évoluent vers des stades forestiers par la colonisation d’arbustes et d’arbres, éventuellement stimulés par l’eutrophisation. Or, ces milieux, même avec des surfaces réduites, abritaient tout un lot d’espèces rares et patrimoniales qui disparaissent très vite devant ces transformations à moyen terme (voir l’exemple de la primevère officinale ou de l’œillet des chartreux). L’enrichissement en nutriments peut par ailleurs stimuler la croissance d’espèces herbacées vivaces qui deviennent ultra dominantes telles que le brachypode penné, une graminée à forte multiplication végétative qui étend ses colonies et étouffe la végétation originelle. Une fois implanté, il devient ensuite très dur à éradiquer ou à réduire surtout en l’absence de pâturage. 

Pelouse sèche envahie par les colonies vert tendre du brachypode penné, favorisé par l’eutrophisation

En forêt 

Nous avons vu que les espaces forestiers de la Thiérache avaient peu varié en surface et qu’en plus il s’agissait de formations souvent anciennes ; et pourtant, en dépit de cette apparente stabilité, là aussi on observe quand même des extinctions surtout au niveau de la strate herbacée avec par exemple la disparition des espèces associées à un pH relativement élevé (voir la chronique sur les jeunes forêts) comme l’hellébore fétide ; là aussi, les espèces nitrophiles progressent à cause de l’interception de la pollution atmosphérique azotée par la canopée.

Hellébore fétide : espèce commune mais disparue ; liée au sols à pH assez basique

Des plantations de résineux mises en place après la seconde guerre Mondiale sur d’anciennes tourbières ou landes ont fait reculer ou disparaître des espèces exigeantes en lumière comme la bruyère cendrée ou le genêt poilu. Même des essences d’arbres ont disparu comme l’alisier torminal. 

En fait, derrière cette stabilité en surface, se cachent de profonds bouleversements. Depuis plusieurs siècles et jusque dans les années 1970, le mode de gestion dominante était le taillis avec des coupes à blanc tous les 20 ou 30 ans, pour la production de bois de chauffage destiné entre autres aux industries du fer et du verre associé à diverses autres pratiques aujourd’hui complètement disparues telles que le ramassage de la litière de feuilles mortes (voir la chronique sur ce sujet), le pâturage en sous-bois, la récolte des écorces pour l’extraction des tanins, … Depuis les années 1970, il y a un virage à 180° au cours duquel 85% des ex-taillis ont été converties en futaies. Or, les nombreuses coupes associées aux taillis généraient des clairières ouvertes temporaires très favorables aux espèces exigeantes en lumière, éliminées progressivement par le nouveau régime. On y retrouvait en plus de nombreuses espèces non forestières qui trouvaient là un refuge aujourd’hui disparu et alors que la matrice environnante s’est dégradée à cause des cultures. 

Les clairières servent de refuge à de nombreuses plantes, même non forestières (ici, en Auvergne)

Spécificité française ?

Les auteurs de l’étude ont cherché d’autres études publiées comparables basées sur des comparaisons historiques dans des territoires du même type. Ils ont ainsi trouvé deux études conduites dans deux contés anglais avec une structure paysagère et une occupation des sols assez proches de la Thiérache. Or, ces deux régions anglaises, sur une période historique comparable, n’ont perdu chacune « que » 94 espèces, soit deux fois moins ! La vitesse d’extinction annuelle est de 0,22 espèce par an contre 0,14 en Angleterre. Et pourtant les deux contés anglais ont connu une urbanisation forte et la part des terres cultivés et des prés y a a fortement baissé ! On pourrait avancer quelques explications peu plausibles : que de nombreuses espèces avaient déjà disparu avant la date historique de référence (il est vrai que la Grande-Bretagne a connu un boom économique au 19ème siècle) ou qu’il y avait là-bas moins d’espèces rares, enclines à s’éteindre facilement. 

Les auteurs de l’étude pointent une autre piste explicative inattendue : la longue tradition de conservation de la nature en Angleterre comme en attestent par exemple la puissance des associations de protection de la nature là-bas comparées aux nôtres ! En lien avec cet aspect sociologique historique, chacun des deux contés étudiés a vu la création de 14 et 16 réserves naturelles locales et 1 à 2 réserves nationales. Elles ont donc probablement freiné le taux d’extinction en permettant le maintien d’espèces très fragiles. On ne sait pas clairement si des réserves peuvent suffire à maintenir la biodiversité à l’échelle d’une région mais, logiquement, des parcelles éparses de territoire réparties dans la matrice paysagère en dégradation doivent fournir des points potentiels de recolonisation en cas d’amélioration locale des conditions. Or, comme la Thiérache est une région encore très rurale avec une forte image « naturelle », on n’a pas spécialement cherché à y créer de réserves, contrairement à ce qui peut se passer dans des secteurs fortement urbanisées où la matrice a connu une forte dégradation. Il ne suffit pas de prendre maintenant des mesures permettant de rétablir des conditions environnementales plus favorables pour que les espèces disparues reviennent « comme par enchantement » : s’il n’y a pas des réservoirs dispersés dans le paysage, ce retour sera quasiment nul. 

N.B. Les auteurs de cette étude n’invoquent à aucun moment les effets de la crise climatique en cours ; or, la Thiérache se trouvant dans le nord de la France, un certain nombre d’espèces s’y trouvent en limite de répartition naturelle ; je ne peux m’empêcher de penser (mais sans aucune preuve scientifique !) qu’une part des extinctions pourrait aussi être imputée à ce changement majeur ou qu’a minima il ait amplifié les autres effets négatifs ?

Bibliographie

Unexpectedly high 20th century floristic losses in a rural landscape in northern France. H. Van Calster, R. Vandenberghe, M. Ruysen, K. Verheyen, M. Hermy and G. Decocq.  Journal of Ecology 2008, 96, 927–936

FLORA GALLICA ; flore de France ; J-M. Tison ; B. de Foucault. Ed. Biotope. 2014