Cerambyx cerdo

17/04/2024 Dans la riche guilde des coléoptères saproxyliques, ceux dont au moins une partie du cycle de vie se passe dans le bois des arbres, le grand capricorne appartient au club très fermé des espèces iconiques, au même titre que le Lucane cerf-volant, la Rosalie des Alpes ou le Morime rugueux. Il faut dire qu’il a des arguments choc pour assurer sa renommée : sa taille imposante qui en fait un de nos plus grands coléoptères et ses antennes remarquables, bien évoquées dans son nom populaire de capricorne. De ce fait, il a acquis le statut d’espèce parapluie, une espèce emblématique dont la conservation permet de manière collatérale de protéger ses habitats et les autres espèces associées vivant à ses côtés. Il fait donc l’objet de nombreux programmes de suivi pour sa conservation et d’études scientifiques détaillées sur sa biologie et son écologie.

Gravure A. Marshal (17ème siècle) ; DP

Devant l’étendue des données bibliographiques disponibles à son propos et l’évolution récente de son statut de conservation dans certaines régions, nous allons lui consacrer plusieurs chroniques. Celle-ci va présenter son cycle de vie en laissant de compter ses exigences écologiques et tous les problèmes liés à sa conservation.  

Capricorne

Ce nom est emprunté au latin capricornus composé à partir de caper, bouc (voir caprin) et cornus, corne. Ce nom apparaît au Moyen-âge pour désigner une des constellations du zodiaque représentée par la forme d’un bouc (Capricornum). Il a donc logiquement été ensuite attribué à cet insecte pour la démesure de ses antennes, même si celles-ci n’ont rien à voir avec des cornes, attribut des Mammifères.

Le nom de genre latin Cerambyx, selon le CNTRL, est emprunté au mot grec signifiant capricorne ; on l’utilise parfois comme nom commun (avec un accent). On le relie à une figure de la mythologie grecque, Cerambos : sauvé de la noyade par des Nymphes, il possède un grand troupeau qu’il conduit tout en s’adonnant à la flûte de berger ou à la lyre. Ses talents de musicien lui valent l’amitié des Nymphes locales. Mais il finit par les calomnier ; celles-ci, furieuses, le transforment alors en « capricorne », un Cérambyx. Donc, ce serait bien le nom de ce personnage qui dériverait de Cérambyx et pas l’inverse comme on le lit souvent.

Ce nom de genre a été retenu pour nommer la famille de rattachement les cérambycidés que l’on nomme souvent collectivement longicornes.

Quant au nom latin d’espèce, il dériverait du latin cerdonis qui désignait un artisan ou un gagne-petit et passé comme mot gaulois, cerdo, pour un ouvrier. D’ailleurs, parmi les noms populaires de cet insecte, on trouve celui de capricorne ouvrier. Ce qualificatif fait-il allusion au travail des larves qui creusent des galeries dans le bois ? 

Cornes

On ne peut décrire le grand capricorne sans commencer par son attribut le plus voyant : ses antennes démesurées. Elles se composent de dix articles allongés noueux, chacun articulé sur le précédent via un tubercule saillant. Il les tient redressées et écartées au-dessus et devant lui. On observe un dimorphisme sexuel par rapport à ces organes : les antennes du mâle rabattues le long du corps (position non naturelle mais adoptée dans les collections d’insectes !) dépassent l’extrémité de son abdomen de quatre articles ; celles de la femelle atteignent au plus l’extrémité de l’abdomen. La différence porte donc sur la longueur des segments et pas sur leur nombre fixe.

Mâle à gauche et femelle (Cliché D. Descouens ; C.C. 3.0)

Second trait majeur du « grand » capricorne : la taille ; avec 5-6 cm de long, sans les antennes (qui atteignent 8cm), il figure parmi les plus grands coléoptères européens tout en restant bien modeste au regard de certains membres exotiques de sa famille. Cette robustesse se retrouve au niveau des trois paires de pattes fortes.

La teinte globale est sombre allant du noir brillant à l’avant vers le brun rouge plus clair vers l’arrière. Pour autant, il mérite d’être observé de plus près pour ce qui est de la texture de surface. Le thorax porte ainsi une série de plis transversaux rugueux enchevêtrés et deux pointes épineuses (parfois absentes) ; un sillon profond marque la tête entre les deux antennes ; noter les deux grands yeux (en lien avec mœurs crépusculaires) ; le dessous du corps est recouvert d’une fine toison argentée inégale. Les élytres, la paire d’ailes durcies qui recouvre la paire membraneuse, ont une surface finement rugueuse ; leur extrémité est comme brusquement coupée (tronquée) et, en haut, vers le point où elles se touchent l’une l’autre, on peut deviner une très courte pointe, un critère décisif pour l’identification des espèces (voir ci-dessous) mais pas facile à voir sans une observation attentive et rapprochée. Il paraît même qu’elle peut s’émousser et devenir alors invisible !

Le capricorne se sert de l’avant de ses élytres (les « épaules ») comme organe sonore en le frottant contre le thorax : il émet une sorte de stridulation de défense quand on le prend en main. A ce propos, noter qu’il a de puissantes mandibules avec lesquelles il peut mordre un peu ! 

Puissantes mandibules (Cliché L. Lamarre ; C.C. 4.0)

Quatre capricornes

D’abord, il faut méfier de l’appellation capricorne : on a nommé ainsi d’autres genres de Cérambycidés que les Cerambyx. Ainsi, on parle du capricorne asiatique récemment introduit (Anoplophora glabripennis), noir avec des taches blanches ou bien du capricorne des maisons (Hylotrupes bajulus), une espèce qui au passage n’a pas des antennes spécialement longues. Il serait donc plus judicieux de réserver capricorne au seul genre Cerambyx et utiliser le terme général de Longicorne pour les autres. D’autant que cela porte préjudice au grand capricorne indirectement car on l’assimile à ces « faux » capricornes qui posent des problèmes.

« Capricorne » des maisons

En France, il existe quatre capricornes du genre Cerambyx. Leur identification, sauf le petit C. (voir ci-dessous) s’appuie sur des critères subtils plutôt réservés aux spécialistes. Consulter des sites spécialiséscs si vous êtes intéressé(e)s.

Cerambyx miles ( Cliché U. Schmidt ; C.C.2.0)

Deux espèces sont cantonnées dans la partie méridionale du pays mais peuvent remonter jusque dans le Centre : Cerambyx welensii (dessous de l’abdomen très pubescent) et C. miles (absence d’épine en avant des élytres).

Il reste donc deux espèces à répartition couvrant une bonne partie du pays et plus communes (relativement) : le grand capricorne (C. cerdo), objet de cette chronique, et le petit capricorne (C. scopolii), de loin le plus répandu et le plus facile à observer. Voici un tableau comparatif de ces deux espèces, établi d’après une fiche d’identification éditée par le site Faune Genève/info-Coléo.

En France, le grand capricorne occupe surtout la moitié sud du pays et ne monte pas au-delà de 1200m d’altitude ; plus on va vers le nord, plus il se raréfie mais cela pourrait (ou est en train de) changer avec le changement climatique ; il est ainsi assez commun dans les grandes forêts d’Île-de-France. Sinon, son aire de répartition couvre une grande partie de l’Europe sauf la partie nordique.

Sa présence est liée à celle de chênes de gros diamètre pour se reproduire : nous détaillerons tous les aspects liés à son habitat dans une seconde chronique.

Vie brève

La période d’apparition des adultes varie selon l’altitude, la latitude ou la situation météorologique et va donc de mai à septembre avec un pic en juin-juillet. Ils ne vivent « que » un à deux mois, une courte vie dédiée à la reproduction.

Leur activité reste essentiellement crépusculaire et nocturne à l’instar de son lointain cousin, le lucane cerf-volant. Le jour, il se cache dans des anfractuosités de l’écorce des arbres. Mais par temps orageux ou dans le Midi, on peut aussi les observer de jour. En dépit de sa grande taille et de son apparence lourde et robuste, le grand capricorne vole très bien : il écarte ses élytres en V, déploie ses ailes membraneuses en-dessous dont les battements assurent la progression. En vol, il tient son corps incliné et porte ses antennes déployées.

Ils se nourrissent peu et recherchent les écoulements de sève (exsudats : voir les microhabitats) depuis des blessures. Ils peuvent aussi être attirés par des fruits très mûrs qui commencent à fermenter. En tout cas, comme précisé dans le tableau ci-dessus, ils ne fréquentent jamais les fleurs contrairement à leur proche cousin, le petit capricorne.

Des insectes d’une telle taille ne manquent pas d’attirer des prédateurs directs au premier rang desquels figurent les oiseaux : les corneilles noires ou mantelées savent exploiter cette ressource à l’occasion d’éclosions en nombre ; mais divers rapaces diurnes (faucon hobereau) ou nocturnes (chevêche, hulotte) les capturent aussi. Compte tenu de la forte sclérotinisation (carapace très durcie) du corps, ces oiseaux ne mangent généralement que l’abdomen et laissent le reste, en morceaux séparés ou d’un bloc, au pied des arbres. Des scientifiques ont récupéré ces restes pour mener des analyses génétiques apportant des renseignements sur l’état des populations locales (diversité génétique).

Larves

Accouplement (Cliché Orchi ; C.C. 3.0)

L’essentiel de l’activité des adultes consiste à chercher un-une partenaire ou des sites de ponte pour les femelles ; on les voit alors s’agiter en tous sens sur les troncs des vieux arbres, agitant leurs antennes sensorielles en tous sens. Les accouplements ont lieu en général sur les arbres hôtes des futures larves. La ponte qui suit a lieu en général en juin juillet mais peut se prolonger jusqu’en septembre.

La femelle pond de cent à trois cents œufs par petits groupes d’un à trois sur l’écorce, dans les fissures et anfractuosités ou sur des emplacements de blessures. Elles disposent d’un organe de ponte ou ovipositeur éversible au bout de l’abdomen avec lequel elles « sondent » la surface de l’écorce.

Les œufs ainsi déposés éclosent quelques jours plus tard. De chaque œuf sort une toute petite larve qualifiée de larvule (à peine 2mm !) qui s’emploie immédiatement à creuser l’écorce et à passer juste en-dessous. Le premier automne, elles s’arrêtent à ce niveau peu profond et atteignent déjà 2cm de long.

On parle de premier automne car le développement larvaire s’étale en moyenne sur 3 ans (parfois jusqu’à 5 ans) : on retrouve ici un trait commun aux grands insectes xylophages (voir l’exemple du lucane) qui doivent composer avec le faible pouvoir nutritif de la ressource bois. Les deux années suivantes, la larve qui poursuit sa croissance s’enfonce de plus en plus dans le tronc et creuse des galeries sinueuses.

La deuxième année, elles creusent dans l’aubier où circule la sève élaborée ; elles provoquent d’importants écoulements de sève à l’extérieur … ceux-là même qui attirent les adultes en surface ! Si l’arbre hôte vient à dépérir fortement en cours de vie larvaire, la durée du développement s’en trouvera allongée (un ou deux ans de plus) car le bois perd alors de sa qualité nutritive.

Larve (probable)

A la fin de cette seconde année, elles atteignent 7 à 10cm de long, grosses comme un doigt. De forme légèrement aplatie, elles portent des plaques durcies sur leurs segments et utilisent leurs impressionnantes mandibules très dures pour creuser les galeries. La larve aura ainsi creusé une galerie pouvant mesurer jusqu’à 90cm de long !

Nymphes

En fin de cycle, en fin d’été ou début d’automne, la larve s’enfonce encore plus profondément dans le bois de cœur (duramen). Au préalable, elle élargit la galerie qui mène à la surface et amincit l’écorce : elle prépare ainsi le chemin de sortie du futur adulte qui n’aura plus qu’à déchirer la mince couverture d’écorce restante pour sortir. L’adulte ne dispose pas de mandibules aussi puissantes et durcies que celles des larves.

Larve, adulte et nymphe (Montage H. Reiter, B. Kimmel)

La larve s’enfonce donc au plus profond de l’arbre, bien à l’abri des attaques éventuelles de pics depuis la surface. Là, elle se ménage une loge dont elle ferme l’entrée (tournée vers la sortie) en façonnant un opercule durci avec une sécrétion calcaire.

La larve se transforme en nymphe immobile selon le schéma classique du développement à métamorphoses complètes typiques des Coléoptères. De couleur blanchâtre, elle noircit en vieillissant. Elle reste ainsi dans sa loge pendant 5 à 6 semaines avant d’éclore en adulte. Mais celui-ci va rester dans sa loge fermée tout l’hiver, bien à l’abri et ne va donc émerger qu’à partir de mai au plus tôt.

Indices

On voit que la majeure partie du cycle se passe hors de vue et comme la rencontre avec les adultes reste assez aléatoire, il est intéressant de connaître quelques indices indirects permettant de détecter la présence de ces larves et donc de l’espèce.

Quand les adultes émergent, ils laissent derrière eux des trous de sortie typiques de forme ovale à elliptique de 1,5 à 2cm de diamètre sur le tronc ou les très grosses branches des chênes hôtes. Comme un arbre donné peut héberger plusieurs larves, on peut ainsi avoir plusieurs trous et ils persistent longtemps, s’ajoutant année après année … tant que l’arbre reste en vie. En effet, les adultes reviennent souvent pondre sur l’arbre natif s’il reste dans un état favorable.

Le second indice clé est la présence de petits tas de sciure rougeâtre au pied des troncs issus de l’activité des larves en train de forer leurs puissantes galeries.

Un dernier indice indirect, mauvais signe pour les larves, provient de l’activité du pic noir, le plus grand de nos pics, de la taille d’une corneille : avec son puissant bec, il est capable de défoncer l’épaisse écorce des chênes et de déloger les larves pas trop enfoncées. Il les recherche notamment en hiver : plutôt forestier, il fréquente néanmoins les bocages et grands parcs en hiver en se concentrant sur les très vieux arbres favorables (voir la seconde chronique).

Fort-e de cette connaissance du cycle de vie du grand capricorne, nous allons explorer maintenant plus en détail dans une seconde chronique ses exigences écologiques et son mode de vie : ses choix quant aux arbres-hôtes, ses habitats associés, sa dispersion, et son rôle écologique majeur. Nous consacrerons une troisième chronique à sa conservation avec notamment l’évolution récente de son statut dans les régions méridionales où il tend à devenir « espèce à problème » !

Bibliographie

Coléoptères Cerambycidae de la faune de France continentale et de Corse. P. Berger. A.R.E. 2012

Body Remains Left by Bird Predators as a Reliable Source for Population Genetic Studies in the Great Capricorn Beetle Cerambyx cerdo, a Veteran Oak Specialist. Redlarski,A.J. et al. Insects 2021,12,574.