Dans le contexte de crise climatique et de la biodiversité, les forêts ne peuvent plus être considérées que comme des unités de production : on doit désormais prendre en compte leur rôle majeur dans la lutte contre le dérèglement climatique et pour la conservation de la biodiversité. Elles doivent devenir des forêts multi-usages.

Assurer le suivi de la biodiversité forestière reste compliqué. Traditionnellement, on s’appuyait sur des inventaires, souvent limités à un ou quelques groupes d’espèces faute de moyens, d’experts et de temps ; de toutes manières, la biodiversité forestière est tellement diverse et complexe qu’elle reste inaccessible dans sa globalité. D’où l’idée de se tourner vers des indicateurs indirects.

En général, on a utilisé des aspects de la structure des forêts, censés être déterminants vis-à-vis de la biodiversité et impactés par les modes de gestion : stratification de la végétation, essences d’arbres, taille des arbres, régénération naturelle et quantités et qualités de bois mort présentes. De tels indicateurs ont ainsi été mis en œuvre dans l’Inventaire Forestier National par exemple.

Plus récemment, on s’est tourné vers un autre type d’indicateur indirect : les microhabitats des arbres (MHA) ou dendromicrohabitats. Sous l’égide d’une équipe de chercheurs français, suisses, belges et allemands, une liste standardisée de ces éléments-clés a été publiée et une méthodologie d’inventaire pour la conservation de la biodiversité forestière est mise en œuvre. Nous allons voir ici comment le naturaliste curieux de nature peut s’emparer de ce remarquable outil pour mieux appréhender les arbres forestiers dans leurs individualités et comprendre le fonctionnement de l’écosystème forêt.

Dendromicrohabitat ?

On peut définir un microhabitat (MHA) à partir de deux critères : être une structure bien délimitée, au-dessus du sol, sur des arbres vivants ou morts mais sur pied ; servir de milieu de vie particulier ou essentiel pour des espèces ou des communautés d’espèces, durant au moins une partie de leur cycle de vie, pour s’y développer, s’y nourrir, s’y abriter et s’y reproduire.

Tous les arbres n’en sont pas porteurs, loin s’en faut … et c’est bien une des raisons de leur importance. Les MHA peuvent provenir d’accidents engendrés par des êtres vivants ou des éléments naturels … qui peuvent mettre à nu la sève/la résine et le bois sous l’écorce et engendrer une décomposition locale du bois : on parle alors de MHA saproxylique (sapros, putride et xylon, bois). Ce peuvent être aussi des éléments extérieurs associés physiquement à l’arbre : végétaux épiphytes, nids, …

On retrouve des MHA du même type sur le bois mort ou les racines au sol mais la définition ci-dessus ne concerne que des arbres sur pied, debout, même morts comme les chandelles. Sont donc exclus de la liste des MHA : les « galettes racinaires » des chablis, les trous générés par ces chutes d’arbres (qui peuvent devenir des mares) et les monticules sur lesquels une régénération intense se produit. Cela ne signifie pas que ces éléments sont inintéressants mais simplement qu’on limite le sujet d’étude pour des raisons pratiques. De même, on exclut les caractéristiques spécifiques des essences d’arbres comme la texture des écorces (comparer celle d’un chêne et d’un hêtre !) tout comme les formes inhabituelles de croissance : arbres courbés, tordus, penchés, vrillés, aux branches basses, troncs soudés ou entretoisés, …

47 nuances de MHA

Une typologie hiérarchisée a été conçue : elle identifie sept grandes formes de MHA sur la base de caractères communs quant à leur apparence et fonctions. Ces formes (F) sont sous-divisées en groupes (G ; 15 au total), eux-mêmes sous-divisés en types (T ; 47 au total). Ainsi, le naturaliste curieux peut choisir son niveau d’observation (forme/groupe/type) selon le temps dont il dispose, sa motivation, et les prolongements envisagés. Ici, nous allons exposer seulement les sept grandes formes et leurs traits généraux : les groupes et les types seront développés en détail dans d’autres chroniques spécifiques. Ainsi, vous aurez une vue d’ensemble et une idée assez précise de tout ce que cette notion de MHA englobe.

F1 : Cavités. Au sens large, on inclut ici tous les trous ou abris en creux qui se forment dans le bois des arbres soit du fait de l’activité d’animaux foreurs/creuseurs (loges et trous de recherche des pics, orifices et galeries d’insectes saproxyliques), ou de processus de pourrissement/décomposition (trous de pourriture) ou encore des concavités du tronc et de ses ramifications (comme les dendrotelmes ou trous remplis d’eau dans les fourches) ou de piliers/contreforts et bases de départ des racines dépassant du sol.

Les cavités fournissent des sites tamponnés d’un point de vue climatique et des sites de nidification pour toutes sortes d’organismes allant des insectes et autres arthropodes à de « grands » mammifères comme martres et fouines. Ces cavités varient quant à leur profondeur et le diamètre de l’entrée et aussi beaucoup selon la présence ou pas de « terreau » à l’intérieur (mélange de bois pourrissant, d’excréments et de restes d’animaux).

F2 : Blessures et bois mis à nu. Suite à des accidents, la perte locale d’écorce met à nu l’aubier ou l’aubier et le bois de cœur plus profond si en plus le bois éclate. Ces blessures proviennent de chocs mécaniques : vent qui casse des troncs ou grosses branches ; neige lourde et/ou au verglas ; gel ou foudre (fentes et cicatrices) ; feux de forêts ; chute de grosses pierres sur des pentes ou d’un arbre voisin ; exploitation humaine (abatage, débardage). Mais, parfois aussi, elles résultent de l’activité de grands animaux qui écorcent les arbres (cerfs, frottement des sangliers, castors, …).

Un arbre vivant peut être brisé au niveau du tronc principal (bris de tronc ou de houppier) et rester en vie et développer ensuite un houppier secondaire. L’écorce peut aussi se décoller suite à un incident tout en restant partiellement en place.

Au fil du temps, les parties exposées vont faire l’objet d’une cicatrisation très lente depuis les bords (si l’arbre reste en vie) mais la partie centrale exposée directement pourra commencer à se décomposer et évoluer vers une cavité de pourriture.

F3 : Bois mort dans le houppier. Ce bois mort se compose de branches mortes en général dans la partie haute du houppier, là où règnent des conditions sèches et chaudes du fait de l’exposition au vent et au soleil. Il peut s’agir de grosses charpentières brisées dont la partie basale morte reste en place. Elles restent ainsi en lien avec les parties vivantes de l’arbre qui reçoivent toujours de la sève. Parfois c’est presque toute la cime qui meurt tandis que les grosses branches basses persistent dans le processus classique de « descente de cime » chez les arbres sénescents.

F4 : Déformations ou excroissances. Elles prennent des formes et tailles très variées selon leur origine : soit elles proviennent d’une réaction de croissance différenciée suite à une exposition d’une partie du tronc à la lumière ; soit, plus souvent, elles résultent de la pénétration d’un agent pathogène (bactérie, virus, champignon filamenteux, …). On parle en langage forestier de loupes (parfois énormes !) avec une écorce rugueuse et chaotique ou de chancres microbiens avec du tissu nécrosé généralement exposé. Il y a aussi des proliférations anormales de rejets (gourmands) et de rameaux enchevêtrés tels que les balais de sorcière.

F5 : Fructifications (sporophores) de champignons. Ce sont les productions visibles de ces êtres depuis le mycélium filamenteux enfoui dans le bois ou sous l’écorce ou des colonies « gluantes » et vivement colorées de Myxomycètes (les célèbres « blobs »). En général, ils persistent au moins quelques semaines, voire des mois et des années pour les sporophores ligneux des polypores comme l’amadouvier, le polypore soufré, le polypore du bouleau ou le polypore marginé. D’autres, de consistance molle et charnue (comme les armillaires ou les pleurotes) ne durent que quelques semaines au plus ou sont éphémères comme les myxomycètes. Tous abritent une très riche faune d’insectes et autres arthropodes souvent très spécialisés (chronique amadouvier).

F6 : Structures ou organismes externes portées sur l’arbre. Les organismes vivants dits épiphytes utilisent les troncs et grosses branches comme supports de vie. La plupart se comportent en commensaux, c’est-à-dire que leur présence est neutre pour l’arbre sauf de rares cas de parasites comme le gui. Ce sont :

  • des plantes à fleurs : de rares individus qui s’installent à la faveur de « jardins suspendus » avec du terreau dans les fourches notamment, y compris de jeunes arbres ; des plantes grimpantes ligneuses comme le lierre, la clématite vigne-blanche, les vignes vierges introduites, … pouvant former des amas considérables et englober une bonne partie des houppiers et changer alors leur physionomie
  • quelques espèces de fougères dont le polypode sur les troncs moussus
  • de nombreuses mousses et hépatiques 
  • de très nombreux lichens (qui sont des champignons et pas des végétaux) de divers types : incrustés dans l’écorce ou plaqués en surface ou sous forme de thalles arbustifs (fruticuleux).

Ces épiphytes, quand elles forment des tapis denses (notamment les mousses), retiennent des débris issus des arbres qui commencent à se décomposer ; elles peuvent ainsi engendrer des micro-sols suspendus, même sur les troncs à la verticale, propices par exemple au développement de petits champignons du type de ceux des litières au sol.

Enfin, il y a les structures non vivantes, dites épixyliques (« à la surface du bois »), comme les nids d’oiseaux ou de certains mammifères (comme l’écureuil) qui persistent sur les grosses branches ou le long des troncs et des nids d’invertébrés souvent à la base comme des colonies de fourmis charpentières qui creusent des alvéoles dans le bois mort.

F7 : Exsudats. Ce sont des coulées actives de sève ou de résine épaisse le long des troncs depuis des cavités ou des blessures ou bien encore les débordements des dendrotelmes ou trous remplis d’eau.

Fournisseurs d’environnements

 Tous ces HMA fournissent des conditions microclimatiques et des substrats ou supports qui sont autant de niches potentielles pour des espèces très spécialisées ; en ce sens, ils fonctionnent comme des habitats à très petite échelle pour des espèces associées et spécialisées ou des assemblages d’espèces. De ce fait, ils introduisent au sein de « l’uniformité forestière » (des arbres, des arbres, …) une certaine hétérogénéité interne aux peuplements.

On peut ainsi distinguer douze substrats différents : aubier ; bois de cœur ; terreau de cavité (voir ci-dessus) ; humus de microsol ; détritus animaux sève ; résine ; matériaux épiphytes ; filaments de champignons (très rares sur excroissances) ; bois brûlé (issu d’incendies ou d’éclairs).

Coté conditions microclimatiques, les uns offrent un microclimat tamponné abrité, d’autres des conditions plus sèches ou au contraire plus humides ou même un « plan d’eau » (voir les dendrotelmes). Certains peuvent changer de statut en cours d’année à cet égard : ainsi les trous de pourriture offrent un abri assez sec par temps pluvieux tout en restant un peu humides (bois pourri « éponge ») lors d’épisodes secs.

Hébergeurs de biodiversité

De nombreux animaux (insectes, araignées et opilions, gastéropodes, myriapodes, oiseaux, mammifères, repiles et amphibiens), champignons (dont lichens), plantes (voir épiphytes ci-dessus) les exploitent pour au moins une étape de leur cycle de vie. Une partie de ces espèces sont exclusivement liées à certains types précis de MHA, notamment des insectes saproxylophages. Les vertébrés exploitent aussi largement ces habitats mais en complément d’autres ressources, sans être spécialisés. Ils peuvent aussi en créer certains comme les trous des pics, un MHA essentiel en milieu forestier (chronique). Les MHA fournissent aussi des portes d’entrée aux champignons décomposeurs qui vont augmenter la quantité de bois mort et/ou en décomposition.

Ces MHA sont très dispersés sur les arbres : ils forment des « îles éphémères » suspendues dans le paysage forestier (voir l’exemple des dendrotelmes). Ils peuvent être exploités par des communautés différentes à un moment donné : ainsi, sur les gros polypores ligneux comme les amadouviers (chronique), des insectes sont spécialisés dans la consommation des spores alors que d’autres se nourrissent des tissus reproductifs. Les espèces de champignons décomposeurs, selon leur consistance notamment, n’attirent pas non plus les mêmes communautés : ainsi, distingue-t-on au moins trois types de MHA « champignon ». Ces mêmes polypores évoluent au cours de leur vie (sur une trentaine d’années) et voient se succéder plusieurs communautés d’insectes différentes selon qu’ils sont jeunes ou en fin de vie et en cours de décomposition !

Mode d’emploi

Deux documents, techniques mais très accessibles, illustrés et excellents, sont disponibles en ligne en version pdf téléchargeable (taper la référence sur un moteur de recherche) :

Guide de poche des dendromicrohabitats. Description et seuils de grandeur pour leur inventaire. Bütler, R et al., 2020 Birmensdorf, Institut Fédéral de Recherches WSL. 59 p.

Catalogue des dendromicrohabitats. Liste de référence pour les inventaires de terrain. Kraus, D., et al, 2016. Integrate+ Document technique 13. 16 p.

Pour le naturaliste amateur curieux de nature, Inventorier les MHA d’un arbre impose de prendre le temps de considérer chaque arbre individuellement, belle occasion de nouer plus de contacts avec ces vivants trop négligés et sous-évalués. L’exercice permet aussi, de manière indirecte, de prendre conscience de la richesse de la biodiversité « perchée » sur et dans les arbres et dont 99% nous est inaccessible à moins de se doter des outils d’investigation des scientifiques : plus il y a de MHA (tant en nombre qu’en diversité) et plus on peut penser qu’il y aura d’espèces associées différentes. En cela, les MHA sont des indicateurs écologiques indirects.

L’exercice peut prendre de quelques minutes à une bonne demi-heure pour les arbres remarquables, les vétérans, chargés de MHA. Chaque arbre sera inspecté de la base au sommet et en tournant autour : faire au moins deux fois le tour ! Il est bon d’avoir des jumelles pour inspecter le houppier et la période idéale (au moins pour les feuillus) reste l’hiver, après la chute des feuilles. Un bon exercice donc pour occuper les balades hivernales en forêt quand le naturaliste est moins sollicité par le vivant.

On pourra : prendre en note les observations au moins pour les arbres remarquables ; faire des croquis de terrain ; noter le nombre de chaque MHA et prendre des photos chaque fois que possible. Les MHA peuvent être très beaux, à leur échelle … Si, si, j’en atteste ; j’en ai accumulé des milliers de photos et je ne m’en lasse pas ! Pour certains MHA, ne pas hésiter à noter des détails : la quantité de terreau dans une cavité, la présence de mousse autour d’une ouverture de trou de pic, si les branches mortes sur l’arbre sont à l’ombre ou au soleil … Chacun de ces détails peut signifier la présence d’une espèce différente ou inhabituelle ! Si vous avez peu de temps disponible, vous pouvez vous limiter au tronc seul, notamment à la belle saison où la ramure et le feuillage rendent l’examen global difficile. Mais pensez à l’examiner de la base jusqu’au sommet : les communautés qui occupent les cavités de la base ou du sommet ne sont pas les mêmes par exemple !

A chacun de trouver sa voie : en tout cas, plus on va dans les détails, plus on se prend au jeu et plus ça devient passionnant … avec, par contre, l’inconvénient, pour le marcheur, de ne plus avancer beaucoup !

Bibliographie

Tree related microhabitats in temperate and Mediterranean European forests: A hierarchical typology for inventory standardization Laurent Larrieu et al. Ecological Indicators. 84 (2018) ; 194–207.