Aethusa cynapium subsp. cynapium

29/07/2023 Dans la famille des Ombellifères ou Apiacées, la flore française compte trois espèces portant le même nom vernaculaire (nom usuel officiel) de ciguë, ce nom étrange dont on ne sait jamais trop sur quelle lettre se place le tréma. Curieusement, chacune d’elles relève, du point de vue des botanistes, d’un genre différent dont elles représentent chacune la seule espèce en France : la grande ciguë (genre Conium), grande espèce assez commune, qui a donné son nom au breuvage mortel (« la ciguë ») utilisé pour la mise à mort du philosophe grec Socrate ; la ciguë vireuse (genre Cicuta), plante rare des marais et tourbières montagnardes ; et enfin, la petite ciguë ou éthuse petite-ciguë (genre Aethusa), assez commune elle aussi.

Nous allons ici nous intéresser à cette « petite » dernière (pas toujours si « petite » que çà), mal connue et souvent confondue avec d’autres ombellifères dont le persil cultivé : une erreur d’identification qui peut avoir de lourdes conséquences vu le potentiel toxique de cette espèce !

Éthuse ciguë

Avant de dresser son portrait-robot, commençons par clarifier l’étymologie des noms qui la désignent.

Éthuse, nom peu connu (sauf des cruciverbistes et scrabbleurs), est la transcription du nom latin de genre Aethusa. Il dérive du grec ancien aithous signifiant « brûler », soit à cause du goût âcre, brûlant du feuillage toxique ou soit du fait que celui-ci présente un aspect brillant. A noter qu’il existe une île au large de la Sicile nommée Aethusa.

L’épithète du nom latin d’espèce, cynapium, est construit sur deux racines : cyn pour chien (voir la cynophilie ou les plantes appelées cynoglosses) et apium pour ache, nom qui désigne plusieurs ombellifères dont le céleri et le persil. Ce qualificatif latin fait allusion à la forte ressemblance entre le feuillage du persil cultivé (tout au moins dans sa version non frisée qui est un cultivar !) et celui de l’éthuse ; quant à l’ajout du mot chien, il renvoie à l’idée péjorative de « basse qualité » (voir la chronique sur les plantes avec le mot chien dans leur nom). Historiquement, cette épithète scientifique cynapium lui a été attribuée en traduisant le nom populaire de persil de chien.

Parmi les nombreux autres noms populaires allant dans le même sens, on trouve diverses variantes telles que persil du diable, persil des fous, persil des chats, persaille, faux persil ou ache des chiens.

Quant à ciguë, attesté depuis le début du 17ème, mais encore écrit cigûe au 18ème siècle, ce nom a été précédé de ceguë dans la première moitié du 13ème siècle puis de siguë dans la seconde moitié. Ce nom dérive de l’ancien français cëue issu du latin classique cicuta, celui utilisé pour nommer scientifiquement la ciguë vireuse ou cicutaire (voir introduction).

Ciguë vireuse (Aubrac ; 1200m)

Dagues prémonitoires

Les descriptions qui suivent ci-dessous vont se rapporter à la sous-espèce type de l’éthuse, la plus répandue ; nous verrons à la fin de la chronique qu’il existe une seconde sous-espèce forestière un peu différente mais bien plus rare.

L’éthuse fleurie ne peut se confondre avec aucune autre ombellifère de notre flore, famille pourtant réputée pour sa difficulté compte tenu du grand nombre d’espèces très proches d’aspect, grâce à un détail original au niveau de ses ombelles. Comme une majorité d’ombellifères, elle porte des ombelles planes de petites fleurs blanches (ou un peu rosées), composées de cinq à quinze (jusqu’à vingt) petites ombelles élémentaires (ombellules) portées chacune par un axe dressé ou rayon. Jusqu’ici, rien d’original si ce n’est que les fleurs blanches permettent d’écarter déjà un certain nombre d’autres espèces d’ombellifères à fleurs jaunes ou jaunâtres … dont le persil cultivé !

Le détail discriminant saute aux yeux au premier regard : sous chaque ombelle, à la périphérie extérieure des ombellules, on voit pendre des sortes de feuilles allongées, étroites, un peu pointues au bout, atteignant jusqu’à 2cm de long. Ce sont les bractées de l’involucelle, la collerette feuillée qui sous-tend chaque ombellule, déjetées vers l’extérieur et dépassant ainsi nettement en-dessous. Pour mémoriser ce détail-clé, j’utilise une image : on dirait des dagues prêtes à agir qui nous rappellent le versant sombre de cette plante toxique !

On notera aussi que les ombelles se trouvent réparties « un peu partout autour de la plante fleurie » du fait de leur émergence à l’aisselle d’une feuille toujours au bout d’un rameau.

Pour le reste, les petites fleurs affichent cinq pétales nettement échancrés, plus ou moins inégaux surtout ceux des ombellules externes : schéma ultra-classique chez les ombellifères. Elles sont visitées par divers insectes dont des mouches, des petites abeilles, des guêpes, … mais ne semblent pas très attractives globalement. Les étamines se recourbent rapidement vers le centre de la fleur ce qui facilite l’autofécondation.

Faux persil

Par contre, tant qu’elle n’est pas fleurie, l’éthuse peut se confondre très facilement avec diverses autres ombellifères, même pour des botanistes déjà un peu aguerris.

La référence au persil dans ses noms populaires (voir ci-dessus) se justifie pleinement au niveau des feuilles des tiges, découpées en lobes eux-mêmes incisés. Le pétiole, long sur les feuilles inférieures et presque absent dans le haut, s’élargit en une gaine tachée de rougeâtre à rebord membraneux qui enserre la tige.

Plusieurs détails subtils permettent néanmoins de la distinguer du persil cultivé : une teinte générale vert sombre tirant sur le bleuté (bien plus foncée que celle du persil), l’aspect très luisant, voire brillant du feuillage par-dessus ; le toucher très lisse du feuillage ; un contour en forme de triangle isocèle des feuilles composées. Les feuilles froissées entre les doigts sous le nez dégagent une odeur forte, désagréable, sans rapport avec l’odeur aromatique du persil ; penser à se laver les mains ensuite !

La ressemblance reste très forte avec le persil au stade plantule/jeune plante : d’où l’importance de bien la connaître pour éviter les méprises car l’éthuse peut pousser dans les jardins !

Les tiges diffèrent assez sensiblement. Creuses, d’un vert bleuté (glauques), elles sont enduites d’un revêtement cireux qui s’efface quand on frotte avec un doigt : on parle de pruine pour désigner ce type de revêtement que l’on retrouve chez la grande ciguë (voir introduction) encore plus marqué mais pas chez le persil. Souvent, les tiges portent des traces rougeâtres dans le bas.

Notons enfin que le port, très variable cependant (notamment dans les cutures : voir ci-dessous) reste bien plus ramifié et étalé dressé que celui du persil. Les tiges ne dépassent pas en moyenne 80cm de haut … sauf chez la sous-espèce forestière (voir ci-dessous).

Vénéneuse

L’éthuse ne porte pas le nom de ciguë par hasard : toute la plante renferme, comme de nombreuses autres ombellifères, des alcaloïdes toxiques dont la cicutine et la cuniine. Consommée à fortes doses, elle peut empoisonner humains et bovins ; cependant, les risques d’empoisonnement restent très limités à cause de son odeur et sa saveur âcre et repoussante. Il semble que les lapins et chèvres et moutons y soient insensibles ? Ce dernier point a son importance quand on fait pâturer les éteules de céréales en fin d’été par des moutons par exemple et où elle peut être très abondante (voir ci-dessous).

Mais, comme souvent, il faut se méfier de la forte variabilité de la teneur en alcaloïdes qui fait que certaines populations peuvent s’avérer peu concentrées en poison et de fait bien moins toxiques. Il se pourrait notamment que le fait de croître sur des terrains enrichis par de la fumure abondante (voir ci-dessous) augmente sa toxicité relative.

Par ailleurs, cette toxicité ne s’applique pas à tous les animaux loin s’en faut et divers insectes herbivores consomment sans vergogne l’éthuse dont les punaises arlequins qui piquent les fruits pour en aspirer le suc.

Elle agit sur le rythme cardiaque mais se montre bien moins toxique que sa grande cousine, la grande ciguë tachetée, la ciguë de Socrate. En séchant, elle semble perdre cette toxicité et devient alors inoffensive notamment dans le foin.

Dans le Berry, et tout particulièrement dans le Boischaut bocager du sud, autrefois terre de sorcellerie par excellence (enfant, j’ai bien connu cette période !), l’éthuse faisait partie des plantes maléfiques chères aux sorciers et rebouteux. A cause d’elle, le persil a acquis une mauvaise réputation !

Curieusement, on a retrouvé de grosses quantités de graines d’éthuse dans des fouilles de cités lacustres en Suisse, datées de l’âge du Fer (en gros vers 1000 avant J.C.) ; s’agit-il de graines récoltées avec celles d’autres plantes sauvages puis triées au niveau des campements ou bien étaient-elles consommées ? Les estomacs de nos lointains ancêtres devaient être moins sensibles que les nôtres et peut-être que les éthuses de l’époque étaient moins chargées en alcaloïdes ?

Rudérale et adventice

Racine pivotante

La sous-espèce type (voir ci-dessous) se comporte comme une plante annuelle qui développe une racine pivotante lui donnant un accès à l’eau du sol. Elle peuple des habitats enrichis (plante rudérale) et perturbés par les activités humaines (plante anthropique) : terres fraîchement remuées, ruines et décombres, abords des habitations, bordures des haies enrichies par les cultures, … Mais, le milieu où elle prospère le plus, ce sont les terres cultivées elles-mêmes : l’éthuse fait partie du vaste club des adventices des cultures).

Elle recherche plutôt des sols frais à humides et argileux ; elle tolère des sols un peu acides autant que des substrats nettement calcaires. Sa répartition en France est assez dispersée : elle est nettement plus fréquente dans certaines régions dont par exemple l’agglomération parisienne ou bien la grande Limagne auvergnate. Au cours des dernières décennies, elle a fortement augmenté dans les cultures du Nord de la France.

En tant qu’adventice, elle fréquente les cultures sarclées comme les betteraves sucrières ou les cultures maraîchères, là où le sol nu non travaillé entre les rangs lui laisse la possibilité de se développer. Mais elle abonde aussi dans les chaumes de colzas ou de céréales à paille, se développant souvent massivement après la moisson (post-messicole). Elle est présente plus tôt en saison sur les bordures et profite de l’irrigation dans les champs de maïs.

Germination

Son succès comme adventice repose sur sa capacité à adopter un cycle annuel court et à entretenir une importante banque de graines.

La floraison laisse place à des ombelles chargées de fruits verts à structure double classique (deux méricarpes). En forme de gros grain le fruit entier porte dix côtes (5 par akène) très saillantes. A maturité, en septembre-octobre, ils virent au jaune clair et se séparent en deux avant de se décrocher. Chaque fruit élémentaire est un akène, soit un fruit-graine sec que l’on qualifie par facilité de « graine » tout court.

A noter que les fruits du persil n’ont pas ces côtes marquées et sont moins globuleux ventrus.

Les graines n’ont pas de véritable dispositif particulier de dispersion et tombent au sol près de la plante mère. Elles sont dormantes à cause, entre autres, de leur enveloppe dure ; elles doivent subir d’un à trois mois de températures plus froides et en situation un peu humide pour que la dormance soit levée.

Les graines enfouies dans le sol peuvent persister très longtemps tout en restant viables : au bout de 20 ans, la moitié des graines dans le sol sont encore présentes ! Les germinations ont lieu essentiellement de mars à juin avec le réchauffement du sol. Des expériences de simulation du travail du sol montrent que 37% des graines enfouies germent alors contre 9% (seulement !) pour les chénopodes blancs, autres adventices pourtant très prospères.

Quelques graines, à la faveur d’automnes chauds et humides, arrivent à germer et les jeunes plantes passent alors l’hiver sous forme de rosettes. On passe ainsi vers un cycle bisannuel à cheval sur deux années successives.

Dans les céréales à paille, du fait d’une « fenêtre de développement » plus courte juste après la moisson (et avant le labour qui suit), des populations d’éthuses « naines » ont été localement sélectionnées : très basses et ramifiées, elles réussissent à produire quand même de nombreuses graines en un temps record. Expérimentalement, si on les place dans des conditions plus durables, elles reprennent un port plus classique : il ne s’agit donc que d’une forme écologique (écomorphose : forme agrestis) et non d’une sous-espèce particulière différenciée comme on le pensait autrefois.

« L’autre » éthuse

Ces variations sur le cycle et le port nous amènent vers l’ « autre » éthuse sensiblement différente et considérée comme une sous-espèce (subsp. elata) et qui se caractérise par un cycle nettement bisannuel

Elle se cantonne dans des milieux forestiers ouverts (clairières, coupes, lisières) dans des boisements frais à humides, en situation de demi-ombre sur des sols riches et frais. Elle est nettement plus rare (mais mal connue) et surtout présente en moyenne montagne (Alpes, Massif central, Pyrénées) mais aussi en Bretagne et dans le Nord-Est. Nous l’appellerons donc l’éthuse des forêts par opposition à la précédente, l’éthuse des champs.

Elle se différencie par sa grande taille : au moins un mètre (versus moins de 80cm) et jusqu’à 2,50m de haut. Ce port nettement plus robuste est permis par le développement en deux temps avec un stade rosette pendant lequel la racine se développe et accumule des réserves. Elle ne se ramifie que dans la partie supérieure et porte une ombelle terminale sommitale avec, généralement, un diamètre de plus de 4,5cm. On pourrait presque la confondre alors avec la grande ciguë tachetée mais les ombelles de celle-ci n’ont pas les fameuses dagues pendantes (voir ci-dessus).

On pense que l’éthuse des champs dérive de l’éthuse des forêts qui a colonisé les milieux cultivés et s’y est adaptée. Dans les coupes forestières et les clairières, elle connaissait déjà des conditions qui rappellent celles supportées par l’éthuse des champs : un sol enrichi en nitrates du fait de l’exposition de l’humus forestier à la lumière ; un sol humide du fait de la remontée de la nappe après une coupe d’arbres ; un sol retourné par les engins forestiers ou par les chablis d’arbres. Elle côtoie d’ailleurs dans ce milieu particulier d’autres grandes bisannuelles au même comportement comme l’eupatoire chanvrine ou la belladone par exemple.

De plus, l’éthuse des forêts avait déjà la capacité à conserver une importante banque de graines dormantes dans l’attente d’un retour d’une nouvelle éclaircie.

L’éthuse des forêts a donc pu coloniser les cultures proches des lisières en étant pré-adaptée dans une large mesure. Les contraintes propres aux cultures ont sélectionné les formes à cycle plus court allant vers l’adoption d’un cycle annuel court. L’introduction des moissonneuses a introduit ensuite une nouvelle pression sélective qui a conduit à l’évolution vers des formes naines (f. agrestis : voir ci-dessus).

Bibliographie

Temperature requirements for germination of buried seeds of Aethusa cynapium L. H. A. ROBERTS et al.Weed Research Volume 25, Issue 4, p. 267–274, 1985

Effets de l’enfouissement des semences d’Aethusa cynapium, Chenopodium album, Euphorbia exigua et Sinapis arvensis sur leur capacité germinative et leur levée au champ. Agronomie, EDP Sciences, 1988, 8 (7), pp.591-601. Jean-Pierre Lonchamp et al.