Typha latifolia

02/03/2023 Nous avons déjà consacré deux chroniques à la découverte de ces plantes communes et pourtant surprenantes que sont les massettes (Typha) : une sur les aspects végétatifs et leur habitat (Massettes : les faux roseaux) et une autre sur la reproduction sexuée (fleurs, pollinisation, fruits, dispersion et la famille des Typhacées) (Massettes : quenouilles et queues-de-chats). Ici, nous allons nous intéresser au fonctionnement interne de ces plantes (physiologie) et notamment tout ce qui tourne autour des échanges gazeux (d’où ce titre un peu provocateur …), un élément-clé chez les plantes vertes pour la photosynthèse. 

A moitié … vides 

Tige et feuilles qui l’entourent en section transversale : noter la prédominance des espaces vides

Les massettes vivent les pieds dans l’eau et l’appareil racinaire plongé dans un sédiment (vase, boue, sable, …) au fond de l’eau (voir la chronique 1) : cette situation créé un problème crucial car, le plus souvent, la forte charge en matière organique du sédiment engendre une pénurie d’oxygène (anoxie), ce gaz étant utilisé par le monde microbien qui s’active à décomposer cette matière. Or, comme tous les organes de toute plante, l’appareil souterrain (voir la chronique 1) a impérativement besoin d’oxygène pour que les cellules qui composent ses tissus respirent. Nous avons déjà abordé cette question avec l’exemple du célèbre Lotus (voir la chronique) ou du nénuphar jaune (voir la chronique) qui vivent à peu près dans les mêmes conditions (encore plus en profondeur dans l’eau). Face à ce problème vital, les massettes disposent elles aussi d’un système efficace de circulation des gaz à l’intérieur de toute la plante, entre les feuilles et les racines. 

Feuille découpée montrant son aérenchyme

Ce système s’appuie sur un réseau d’espaces intercellulaires vides dans lesquels les gaz peuvent circuler : l’ensemble de ces vides constitue un tissu « spongieux », l’aérenchyme ; on le voit très bien en coupe transversale d’une touffe de feuilles emboitées les unes dans les autres. Dans les feuilles, au nombre d’une dizaine par touffe, il se présente sous forme de grands canaux, divisés transversalement par des diaphragmes poreux, et qui courent parallèlement à l’axe longitudinal de la feuille ; ces canaux représentent plus de 50% du volume total des feuilles et se répartissent sur les deux faces de la feuille en dessous du parenchyme palissadique, la couche dédiée à la photosynthèse et proche de la lumière, juste sous l’épiderme. On retrouve ces espaces vides dans les rhizomes souterrains (qui sont des tiges) et ils sont interconnectés avec ceux des feuilles via la zone de transition rhizome/tige dressée verticale. 

Double ventilation

Disposer de voies de circulation de gaz, c’est bien mais encore faut-il faire circuler l’air dans ces canaux et orienter les échanges depuis les zones à l’air libre vers les zones privées d’oxygène (sous l’eau et dans le sédiment) ou dans l’autre sens pour évacuer notamment le CO2 produit lors de la respiration. Les massettes ont développé un système de double flux sous pression très efficace.

Dans les jeunes feuilles des touffes (les plus récentes ou d’âge moyen au centre de la touffe), la température interne et l’humidité plus grandes créent un gradient qui génère une pression gazeuse plus grande que celle de l’air ambiant ; l’air diffuse dans la feuille via l’aérenchyme et la pressurisation engendrée le tire vers le bas, vers le rhizome submergé. Cet air va circuler via les rhizomes horizontaux et peut ainsi être distribué vers d’autres touffes que celles qui ont « aspiré » l’air. Des expériences sur des rhizomes coupés en situation montrent que le flux arrivant d’en haut peut atteindre 8cm3/min. L’oxygène de l’air ainsi ventilé jusque-là est prélevé par les cellules des racines et des rhizomes pour assurer leur respiration et la production d’énergie. 

Dans les feuilles plus âgées, donc les plus externes des touffes (souvent d’ailleurs un peu abimées), du fait de leur porosité plus grande, un flux montant inverse se met parallèlement en place et permet d’évacuer le dioxyde de carbone issu de la respiration cellulaire mais aussi le méthane issu de la décomposition anaérobie du sédiment et de la litière de feuilles (voir ci-dessous). 

Les stomates, ces microscopiques « bouches » des feuilles par où s’effectuent les échanges gazeux avec l’atmosphère ambiante, communiquent avec l’aérenchyme par des voies tortueuses ce qui contribue à renforcer le gradient de pression. 

Si on coupe les tiges et feuilles vivantes en dessous de la ligne d’eau dans laquelle se développe la massette, cela induit un rapide effondrement du taux d’oxygène dans les rhizomes ; la coupe répétée provoque ainsi à moyen terme la mort de la colonie liée au rhizome. 

Comme une partie de l’oxygène ainsi drainé jusqu’aux racines et rhizomes finit par suinter en dehors dans le sédiment (jusqu’à 1,1mg/heure), cela enrichit le substrat un peu en oxygène et compense son anoxie ; cet oxygène oxyde aussi des composés potentiellement toxiques (issus notamment de la décomposition d’autres végétaux) et réduit leur nocivité. Les massettes transforment donc leur environnement en leur faveur, un trait typique d’organismes dits ingénieurs de l’environnement (voir la chronique sur cette notion) ; mais ceci profite aussi à d’autres organismes qui ont aussi besoin d’oxygène. 

Notons enfin que cette capacité de ventiler est deux fois plus efficace chez la massette à feuilles étroites (voir la chronique 1) que chez la massette à larges feuilles ce qui implique une meilleure aération potentielle de l’appareil souterrain ; ceci explique pourquoi la première vit dans une eau plus profonde que la seconde, où le déficit en O2 est encore plus important. 

Usine à gaz 

On sait que les zones humides avec leur très forte productivité biologique et donc l’accumulation rapide de litière de débris végétaux au fond de l’eau génèrent une production de méthane du fait des conditions anaérobies qui prévalent dans le sédiment ; ainsi explique-t-on par exemple le phénomène des feux follets quand ce méthane (et d’autres gaz) atteint la surface et s’échappe. Par leurs racines directement au contact du sédiment en cours de transformation sous l’effet de la grouillante flore microbienne, les plantes émergées enracinées au fond deviennent des voies de passage pour ce méthane. 

Les massettes participent à ce processus activement via le flux remontant (voir ci-dessus), même si les quantités évacuées ne sont pas les plus élevées parmi les plantes émergées courantes. La nuit, le méthane s’accumule dans les feuilles et y atteint des pressions très élevées (250 fois plus que l’air ambiant) ; le jour, avec la reprise d’activité chlorophyllienne, le méthane est évacué. Les massettes agissent donc comme des « condensateurs » qui stockent le méthane la nuit et l’évacuent de jour. Là aussi, elles se comportent encore en ingénieurs de l’environnement puisqu’elles facilitent l’évacuation de ce méthane du sédiment où il finirait par imposer des conditions encore plus difficiles. 

Plus les massettes croissent, en pleine lumière notamment et sur des substrats riches par exemple, et plus leurs racines libèrent de l’oxygène ce qui réduit significativement la production de méthane dans le sédiment. Leur présence s’avère donc bénéfique pour limiter les émissions de ce gaz à effet de serre redoutable. 

Par ailleurs, nous avons vu que le dioxyde de carbone (CO2) produit par la respiration des racines et rhizomes était évacué via le flux montant. Mais, la réalité est bien complexe car les massettes font partie, du point de vue de la photosynthèse, du groupe des plantes dites en C3 comme nombre de graminées. Cette photosynthèse permet d’obtenir des rendements plus élevés et fonctionne avec des taux de dioxyde de carbone plus élevés. Ainsi, le CO2 qui remonte et se concentre un peu avant d’être évacué va pouvoir être réutilisé pour la photosynthèse. Les massettes limitent ainsi le rejet de CO2 dans l’atmosphère. 

Rafraîchissante 

Les peuplements denses entretiennent un feuillage qui ombrage l’eau en dessous

On accuse souvent les massettes, quand elles forment des peuplements denses, « d’assécher » la zone humide qu’elles colonisent via l’intense évapotranspiration, i.e. le rejet de vapeur d’eau qui accompagne la photosynthèse et permet la circulation des sèves dans la plante. Comme elles ont les pieds dans l’eau, on pense qu’elles gaspillent l’eau sans vergogne contrairement aux plantes strictement terrestres qui doivent fermer leurs stomates dès que le sol s’assèche. Sauf que dans ce raisonnement, on oublie un effet indirect des massettes sur l’eau : leur feuillage abondant et leurs peuplements très denses projettent un ombrage important sur l’eau en-dessous et annulent quasiment toute évaporation directe de l’eau : la température de l’eau entre les tiges est plus fraîche de quelques degrés que celle dans l’air ambiant en été. D’autre part, la couche de litière épaisse qu’engendrent les massettes (voir ci-dessous) laisse s’échapper de la chaleur vers le haut la nuit mais ferme ce flux le jour ce qui induit une canopée aérienne plus fraîche. Ainsi, au final, un marais à massettes est loin de gaspiller l’eau et agit en ingénieur frigoriste : un effet précieux sur les mares, soumises aux épisodes de canicule à répétition, qui limite la surchauffe de l’eau. 

Un tapis de mousses se développe sur le sédiment à l’ombre des massettes

Litière 

Tiges et feuilles mortes des plantes de l’été précédent : un volume considérable très long à se décomposer

La couche de litière de tiges et feuilles mortes évoquée ci-dessus représente un autre volet majeur de l’ingénierie de l’environnement des massettes. On estime la production d’un peuplement dense à presque 1 kg de matière végétale brute/m2. Parmi les plantes aquatiques communes, les massettes semblent bien être parmi celles dont les débris sont les plus résistants à la décomposition : les pousses mortes restent souvent sur pied jusqu’à trois ans au milieu des peuplements qui repoussent chaque année.

Tas de rhizomes extraits du fond : une biomasse aussi importante que les parties aériennes

Ainsi, les massettes, par ce biais, transforment assez rapidement leur environnement en le saturant en litière de débris morts qui va empêcher l’installation d’autres plantes et induire l’anoxie du sédiment via les processus de décomposition qui consomment beaucoup d’oxygène. On estime que 30% de la masse initiale produite chaque année subsiste dans le système l’année suivante : quand on a des peuplements étendus et denses, l’accumulation peut devenir exponentielle très vite.

La mare des Chavades complètement envahie après cinq années sans intervention

Progressivement, cette couche s’épaissit et les rhizomes progressent vers sa surface : le fond de la zone humide tend donc à monter au fil des années : c’est le processus du colmatage ou atterrissement. Attention : atterrissement vient du verbe transitif atterrir qui veut dire remplir ou obstruer de terre ; rien à voir donc avec l’atterrissage qui vient du même verbe atterrir mais sous sa forme intransitive. 

Cette mare très peu profonde va rapidement être comblée par ce massif de massettes (Artonne)

Le processus est accéléré par l’effet de piégeage des particules solides s’il y a des écoulements : le tapis de rhizomes et la forêt de tiges agissent comme des filtres ou des peignes qui favorisent les dépôts. 

La mare des Chavades le printemps qui suit une intervention
Rapidement, les massettes reprennent pied via les rhizomes restés au fond

Au final, on aboutit à une zone humide qui s’exonde et va s’assécher en surface : les massettes finiront par s’autoéliminer ainsi. Ceci explique les opérations de gestion sur les petits plans d’eau comme les mares (voir la chronique sur la mare des Chavades) envahies par des massettes : l’arrachage périodique permet de freiner ce processus et d’éviter la disparition à moyen terme de la mare en tant que zone humide. Le paragraphe ci-dessus à propos de l’action sur l’eau doit inviter cependant à ne peut-être pas complètement éradiquer tout le peuplement à la fois pour profiter de ses bienfaits rafraîchissants en été. Sans compter que les massettes hébergent une riche biodiversité très intéressante qui interagit avec les autres compartiments écologiques de la mare (voir la chronique 4). Une gestion équilibrée s’impose donc. 

Mare de la Croix des Rameaux : avant ..
… pendant ….

Finalement, les massettes se comportent un peu comme les castors, ingénieurs hydrauliques très puissants et, en plus, elles agissent non seulement sur l’eau mais aussi sur le substrat du fond de la zone humide.  

Conserver une frange de massettes à la périphérie ou des petits massifs pour la biodiversité associée

Pour voir l’ensemble des chroniques consacrées aux massettes, rendez-vous à la page Typhacées du site. 

Bibliographie 

THE IMPORTANCE OF STANDING DEAD SHOOTS OF THE NARROW LEAVED CATTAIL, TYPHA ANGUSTIFOLIA L. THOMAS E. JORDAN et al. Aquatic Botany, 29 (1988) 319-328

Growth and root oxygen release by Typha latifolia and its effects on sediment methanogenesis  Dorthe N. Jespersen et al. Aquatic Botany 61 (1998) 165-180 

Factors that control Typha marsh evapotranspiration Michael L. Goulden et al. Aquatic Botany 86 (2007) 97–106 

Aspects of methane flow from sediment through emergent cattail (Typha latifolia) plants BJ. B. YAVITT ; A. K. KNAPP New Phytol. (1998), 139, 495–503 

Aerenchyma Carbon Dioxide Can Be Assimilated in Typha latifolia L. leaves JohnV. H.Constable and David J. Longstreth Plant Physiol. (1994) 106: 1065-1072 

Seasonal decomposition of Typha latifolia in a free-water surface constructed wetland Juan A. Alvarez et al.  Ecological engineering 2 8 ( 2 0 0 6 ) 99–105