Typha latifolia

01/03/2023 Dans la chronique Massettes : les faux-roseaux, nous avons découvert ces plantes semi-aquatiques très populaires mais souvent confondues avec les « vrais » roseaux ou phragmites (voir la chronique). A cette occasion, nous avons exploré leur appareil végétatif (feuilles, tiges et appareil souterrain) et leur habitat ; nous avons aussi présenté les deux espèces les plus répandues de notre flore, la massette à larges feuilles, très commune et la massette à feuilles étroites nettement moins commune.  

Ici, nous allons aborder leur reproduction sexuée et notamment leurs épis floraux et fructifères très connus sous les surnoms de cigares, quenouilles, … Ces inflorescences sont tout sauf banales et leur fonctionnement (élaboration, pollinisation, dispersion des fruits) recèle bien des surprises méconnues. Ce sera aussi l’occasion en fin de chronique de nous interroger sur qui sont ces massettes et leur histoire évolutive singulière. L’espèce de référence sera ici la massette à larges feuilles et nous évoquerons les différences souvent subtiles avec sa proche cousine (comme nous l’avons fait pour les feuilles : voir la chronique). 

Massettes ? 

Impossible de confondre l’inflorescence de la massette à larges feuilles avec celle d’aucune autre plante tant elle est particulière avec son très gros « cigare » brun noirâtre à maturité, très compact et régulier, de 2 à 3cm de diamètre, qui culmine au sommet de la longue tige. Cet élément qui accroche tout de suite l’œil même de l’observateur le plus blasé ou inattentif ne correspond en fait qu’à une partie seulement de l’inflorescence globale de la plante qui s’épanouit en plein été (voir ci-dessous) : il vaut à la plante la majorité de ses noms populaires.

Massette, nom apparu dans la Flore française (ou Descriptions succinctes de toutes les plantes qui poussent en France) de Lamarck en 1778, est un diminutif de masse bien adapté à ces « cigares » très denses. Quenouille, nom populaire utilisé notamment au Canada, traduit bien leur aspect quand elles commencent à se désagréger (voir ci-dessous) et prennent alors un aspect « laineux et blanchâtre » proche de la quenouille des fileuses. Évidemment, comme pour de nombreuses autres plantes sauvages, les analogies animales (voir les chroniques Bestiaire végétal) ne les ont pas épargnées : queue-de-renard en Normandie … mais pas très ressemblante en fait et surtout le cattail des anglo-saxons, la queue-de-chat, qui lui va bien mieux.  

Double épi

Entrons maintenant dans la structure de cette inflorescence formée de deux épis superposés : en partant du bas, on trouve d’abord le « cigare » qui correspond à l’épi de fleurs femelles (ou pistillées, sans étamines) ; puis, à peine séparé, un second épi termine la tige, assez différent d’aspect : l’épi de fleurs mâles (ou staminées, sans pistil). Les massettes sont donc monoïques, i.e. à sexes séparés mais réunis sur la même plante. 

Ces deux épis ont en commun deux caractères clés qui forment la « marque de fabrique » des Typhacées : ils sont composés de milliers de fleurs extrêmement réduites et hyper serrées, compactées, entre elles. Ces fleurs très transformées ne possèdent plus comme pièces florales que des tépales (pétales/sépales) semblables à des bractées en forme de soies ou d’écailles. 

Epi femelle fructifié décortiqué

L’épi femelle (le « cigare » donc) se compose de milliers de fleurs pistillées extrêmement serrées. Chacune d’elles se réduit à un ovaire à une loge qui porte à sa base de longues soies et vers le sommet un stigmate aplati d’aspect charnu qui s’étend sur un côté et dont la couleur sombre impose la teinte globale de l’épi à maturité (d’abord vert quand il se forme). Si on décortique cet épi, on découvre sur la tige des petites protubérances qui correspondent à des ramifications très condensées : cet épi est interprété comme une inflorescence composée très complexe ayant subi une évolution très poussée vers l’hyper-condensation. 

L’épi mâle, donc juste au-dessus de l’épi femelle, a une structure un peu moins serrée ce qui lui donne un aspect légèrement « hirsute » ; d’une teinte plus claire à la floraison, il se compose de fleurs réduites à des bouquets d’étamines sous-tendues à leur base par des bractéoles vestigiales en forme de poils (voir la chronique sur les bractées), absentes chez les fleurs femelles. Elles disparaissent rapidement après leur floraison, laissant place à un épi dégarni. 

Pluie de poudre

En plus d’être séparées dans l’espace, les fleurs mâles et femelles se trouvent séparées dans le temps quant à leur pic de maturité. Les fleurs femelles mûrissent en premier, un à deux jours avant les fleurs mâles : leurs stigmates s’étalent alors et sont réceptifs aux grains de pollen qui arrivent, transportés par le vent. En plus, elles fleurissent de manière très synchrone ce qui augmente donc la probabilité qu’elles soient fécondées par du pollen venant d’un autre pied dont la floraison est légèrement plus avancée. Néanmoins, les stigmates restent ainsi réceptifs pendant près de quatre semaines, ce qui laisse largement la possibilité qu’ils reçoivent ensuite du pollen venu d’au-dessus ce qui aboutit à des autofécondations (il n’y a pas de dispositif physiologique qui les empêche). Ce mécanisme représente une sorte d’assurance que les fleurs seront bien au final fécondées. 

Les fleurs mâles mûrissent donc à leur tour et libèrent un abondant pollen jaune foncé. Chez la massette à larges feuilles, il se distingue par une caractéristique très originale : les grains de pollen restent groupés par quatre à l’issu de leur formation (double division d’une cellule-mère) en tétrades. Ceci les rend plus lourds ce qui limite un peu la capacité de dispersion de ce pollen par le vent (anémophilie : voir la chronique). On estime qu’un épi mâle libère de l’ordre de 90 millions de tétrades soit 360 millions de grains de pollen

Ce pollen est ainsi facile à identifier et on a pu démontrer que cette espèce était par exemple présente depuis très longtemps en Grande-Bretagne via des analyses de pollens fossiles. Autre originalité propre à cette espèce : les filaments des étamines s’allongent à la floraison, favorisant ainsi la dispersion du pollen par le vent. Les fleurs femelles sont tellement serrées et petites que les quatre grains d’une tétrade qui atterrit au milieu peuvent féconder chacun une fleur différente sans se séparer.

Bien que le vent puisse emporter ce pollen très loin, il a été démontré que l’écrasante majorité des tétrades atterrit en fait dans un rayon de … deux mètres seulement de la plante parente. Pour autant, dans les peuplements très denses de cette espèce, on observe que, le plus souvent, le pollen qui atterrit sur des fleurs femelles d’un pied donné vient d’un autre pied et non pas de l’épi mâle au-dessus. Mais on sait (voir la chronique) que des pieds différents peuvent appartenir en fait à la même « plante » et étant branchés sur le même rhizome (clones) ; des études montrent cependant qu’un pied sur quatre a un génotype différent car chaque peuplement se compose de nombreux clones différents (plusieurs individus colonisateurs différents au départ). Ainsi, tout combiné, la massette à larges feuilles réussit à assurer un maximum de fécondations croisées, promesse de graines de meilleure qualité (en évitant la consanguinité) ayant plus de chances de donner des plantules viables. 

Pluie de coton 

Comme chaque fleur qui compose l’épi femelle peut être potentiellement fécondée, la production de fruits est colossale : les estimations donnent une fourchette allant de 20 000 à … 700 000 fruits par épi femelle. Évidemment ces fruits sont très petits : 1,5mm l’unité (et encore moins chez la massette à feuilles étroites : 1mm) ; on peut les assimiler à des akènes (voir la germination), fruits secs à une seule graine. 

Chacun de ces minuscules fruits, porté par un court pédoncule (gynophore) qui le soulève très légèrement. L’épi femelle commence alors à changer de couleur devenant plus clair car les stigmates sombres ont disparu et les poils à la base des fruits deviennent visibles. 

Progressivement au fil de l’automne et de l’hiver, l’épi commence à se démanteler par temps sec sous l’effet du rétrécissement des fruits qui se dessèchent ; par temps humide, au contraire, ils gonflent ce qui renforce la cohésion de l’épi. Les fruits sont tellement serrés que, même détachés, ils tendent à rester en grands paquets qui pendent tant qu’une forte rafale ne les disperse pas. Ainsi, assiste-t ’on alors à de belles scènes où chaque épi délivre sa propre partition et l’environnement autour des plantes se couvre de ces amas duveteux très esthétiques. 

Si on écarte ces amas de fruits, on voit que chacun d’eux est entouré de soies fines qui sous-tendent le fruit ; ce sont les « tépales » transformés, soit l’équivalent du pappus des Astéracées (calice accrescent : voir la chronique). Ces poils aident à la dispersion par le vent (anémochorie : voir la chronique) en réduisant la vitesse finale lors de leur chute de l’épi femelle : ainsi, le vent a plus de chances de les déplacer. Des botanistes en mal de jargon spécifique ont concocté un terme (à citer pour faire le savant naturaliste) pour désigner cette variante de l’anémochorie : la trichométéorochorie (tricho : poils). Grâce à ces poils, à l’extrême légèreté des graines et à la hauteur des épis placés au sommet des hautes tiges, les massettes disposent ainsi d’un potentiel de dispersion extraordinaire qui laisse loin derrière la majorité des autres espèces à graines avec pappus : on estime que ces fruits peuvent parcourir jusqu’à 3600m.

Par temps humide, la pluie de coton finit vite au sol …

Ceci ne fonctionne bien que par temps sec : par temps humide, les fruits alourdis restent agglomérés et tendent à tomber près des parents ; les peuplements denses freinent aussi cette dispersion en interceptant les envols de fruits. 

Cette dispersion potentiellement à longue distance est vitale pour les massettes qui peuplent des milieux d’une part dispersés dans l’environnement et qui, pour les milieux de petite taille, évoluent au fil du temps vers un comblement progressif (atterrissement : voir la chronique sur la mare des Chavades) sous l’effet même de leur multiplication végétative intense (voir la chronique 1). Ceci leur permet aussi de coloniser des milieux récemment ouverts, le plus souvent du fait des activités humaines, et donc de se comporter en espèce pionnière. 

Germination 

Ces touffes qui émergent tôt au printemps ne sont pas des plantules issues de graines mais des pousses fabriquées par les rhizomes

Quand ces fruits finissent par atterrir et entrent en contact avec l’eau, l’enveloppe externe (péricarpe) s’ouvre et libère la graine unique : en cela, ce ne sont donc pas de vrais akènes qui, par définition, ne s’ouvrent pas (indéhiscents). Dotée d’une partie pointue, la graine tend alors à se ficher dans le sédiment au fond de l’eau. Elles peuvent même se planter entre les écailles des poissons et ainsi, potentiellement, être transportées à distance ; ce serait une forme de dispersion secondaire avec re-dispersion après un premier déplacement. Mais on n’a aucune idée de l’importance réelle de ce mode de transport ; je propose (pour faire le savant …) de le nommer ectoichthyochorie (ecto : externe ; ichthyo : poisson ; chorie : transport). 

Les graines peuvent germer dès leur arrivée sur le sédiment mais elles doivent bénéficier d’une humidité adéquate, de lumière (en intensité et en qualité) et d’une certaine chaleur (plante un peu thermophile). La végétation déjà en place influe beaucoup notamment via l’impact sur la lumière arrivant au sol. Les vagues et la bioturbation du sédiment engendrée par l’activité d’organismes tels que les vers de vase (voir la chronique sur les Tubifex) freinent l’installation des plantules. Par contre, contrairement à la majorité des graines d’autres plantes, elles peuvent germer en anaérobiose, i.e. en quasi absence d’oxygène : une adaptation évidente pour coloniser les sédiments vaseux qu’elle affectionne (voir la chronique 3). Elles peuvent aussi rester viables en attente de conditions favorables réunies. Une fois installées, les plantules et jeunes plantes deviennent bien plus tolérantes à des conditions moins étroites du fait du développement de l’appareil racinaire et de la mise en route de la « machinerie gazeuse ». 

Subtiles différences

Comme nous l’avons fait dans la chronique 1, nous allons comparer la reproduction de la massette à larges feuilles avec celle de sa proche cousine, la massette à feuilles étroites. Nous avons alors déjà signalé leur capacité à s’hybrider quand elles se côtoient (Typha x glauca). Or, dans les zones où l’on trouve ces hybrides, leur analyse génétique montre qu’ils proviennent de la fécondation d’ovules de massette à feuilles étroites (parent maternel) par du pollen de massette à feuilles larges (parent paternel). Pourquoi l’hybridation se fait-elle dans ce sens ? 

Massette à feuilles étroites : l’épi mâle est nettement séparé de l’épi femelle

L’inflorescence de la massette à feuilles étroites diffère par la présence d’un espace bien développé, nu, entre l’épi mâle et l’épi femelle (bon critère distinctif) ce qui réduit les chances d’autofécondation ; cette espèce investit plus dans la reproduction sexuée que dans la production de rhizomes (voir l’autre chronique). Mais surtout, il y a une différence majeure au niveau du pollen : celui de la massette à feuilles étroites n’est pas libéré en tétrades (voir ci-dessus) mais grain par grain (monades) ; de ce fait, son pollen plus léger voyage bien plus loin que celui de la massette à grandes feuilles (voir ci-dessus). Donc, pour que l’hybridation ait lieu, il faut que les deux massettes soient très proches l’une de l’autre ; or, nous avons vu que leurs exigences écologiques divergentes (profondeur de l’eau : chronique 1) tendent à les éloigner dans l’espace. Ceci explique la rareté relative des hybrides en milieu naturel … sauf en Amérique du nord où la massette à feuilles étroites introduite se montre plus pastique et vient plus facilement au contact de la grande ; ainsi, en Amérique, l’hybride est devenu souvent dominant et envahissant du fait de sa vigueur supérieure (effet classique de l’hybridation). Par ailleurs, les petites différences dans la morphologie des fleurs au niveau des épis femelles font que les pollens « étrangers » ont moins de chances d’être interceptés et de féconder des fleurs ce qui limite encore plus, normalement, l’hybridation. 

Typhacées 

Terminons ce tour d’horizon de la reproduction sexuée des massettes par un coup d’œil à leur famille, les Typhacées. A part les massettes (genre Typha ; une quinzaine d’espèces), on y range un autre genre, les Rubaniers (Sparganium ; 14 espèces dont 7 en France). Longtemps, ces derniers étaient placés dans une famille à part, les Sparganiacées et avec les Thyphacées, on les plaçait dans un ordre à part, les Typhales, du fait de leur originalité. Les rubaniers ont eux aussi des inflorescences unisexuées mais il y a plusieurs épis femelles séparés ; en forme de boules (fascicules de fleurs), et les fruits sont plus gros (petits follicules). 

Les analyses génétiques récentes ont changé ce point de vue : rubaniers et massettes forment désormais une seule famille du fait de leurs parentés plus étroites qu’on ne pensait et la famille est incorporée au sein du grand ordre des Poales (18 000 espèces) qui contient le groupe hyper-divers des Poacées, les Graminées. Contrairement aux apparences (aspect de grandes « herbes »), les massettes ne sont pas de très proches parentes des graminées ; au sein des Poales, elles forment une lignée basale (la plus ancienne) avec comme groupe frère (le plus apparenté) les … Broméliacées, la famille des ananas. Les Graminées, quant à elles, se détachent tardivement (plus récemment) à l’autre « extrémité » de l’arbre de parentés des Poales.

Fruits verts du rubanier

On pense que l’ancêtre commun à la grande lignée des Poales était nettement terrestre et que la diversification s’est faite via la conquête à plusieurs reprises du milieu aquatique (ou de milieux tropicaux comme les épiphytes pour les broméliacées) : les typhacées seraient donc une des premières lignées à avoir suivi cette voie nouvelle et y avoir évolué de manière drastique vers une extrême réduction et condensation de leurs fleurs. 

Décidément, les massettes sont bien des plantes « pas comme les autres en dépit de leur abondance et de leur répartition planétaire. 

Pour voir l’ensemble des chroniques consacrées aux massettes, rendez-vous à la page Typhacées du site. 

Bibliographie 

The biology of canadian weeds. 73. Typha latifoliaL., Typha angustifolia L. and Typha x glauca Godr. JAMES B. GRACE and JANET S. HARRISON rn. J. Plant Sci. 66: 361:379 (1986) 

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Patterns of pollen dispersal and pollen capture in the hybridizing cattails, Typha latifolia and Typha angustifolia Sara J. Piepera, Joanna R. Freelanda,b, and Marcel E. Dorken Botany 100: 791–801 (2022) 

Synflorescence morphology of species of Typha L. (Typhaceae): anatomical and ontogenetic bases for taxonomic applications Jordano Dorval Tavares de Carvalho and Jorge Ernesto Acta Botanica Brasilica- 33(4): 672-682. 2019. 

Botanique systématique. Une perspective phylogénétique. Judd et al. Ed. De Boeck. 2002