Nous avons du mal à réaliser que nombre de paysages bocagers à haute valeur environnementale (pour ceux qui restent !) résultent de siècles de façonnage humain. Parmi les pratiques mises en œuvre par des générations successives de paysans, celle de l’étêtage et de l’émondage régulier des arbres des haies ou des pâtures a profondément transformé une grande partie des arbres associés. Ce sont ces gros et grands arbres, aux silhouettes improbables et hors normes qui ne cessent de nous interpeller : des trognes ou têtards ou ragosses, … selon les régions. … Nous les nommerons sous le terme collectif de trognes.

Ces arbres, souvent pluricentenaires, des vétérans d’une haute valeur écologique comme lieux de vie pour une riche biodiversité, se trouvent confrontés, comme leurs homologues non gérés de la sorte, aux affres du changement climatique avec tout particulièrement les sécheresses prolongées à répétition. La région méditerranéenne se trouve tout particulièrement touchée par ce problème climatique ; on y trouve encore de vastes paysages composés de trognes dispersées ou groupées comme en Espagne avec les dehesas d’Extrémadure, ces parcs-bocages remarquables, héritages d’un long passé culturel de gestion humaine.  Ils sont un lieu idéal pour étudier l’impact du changement climatique en reconstituant l’histoire de ces trognes via leurs cernes de croissance.

Parc arboré pâturé typique des dehesas espagnoles avec des chênes verts (Cliché Deb109 ; C.C. 3.0)

NB Nous vous conseillons de (re)lire au préalable deux chroniques antérieures en rapport avec ce sujet : Les trognes et leur histoire et Les arbres face aux sécheresses qui explicite le fonctionnement interne des arbres par rapport à l’eau et aux sécheresses.

Pour faire une trogne ….

La technique se fait en deux temps. D’abord, on coupe à une certaine hauteur le tronc d’un jeune arbre dont on a supprimé toutes les branches latérales éventuelles : c’est l’étêtage (d’où l’un des noms de têtard). Sur le tronc en contrebas de la coupe, des rejets se forment et se développent en tiges puis troncs secondaires. Régulièrement, on recoupe à ras tous ces rejets devenus tiges pour « rajeunir » la trogne qui repart de plus belle : c’est l’émondage. Le plus souvent, la hauteur d’étêtage était choisie de manière à rendre les nouveaux rejets hors de portée du bétail car ils sont très appétissants. Dans la suite, nous utiliserons l’adjectif « trogné » et le nom de trognage, pas très académiques, mais qui résument bien le traitement de ces arbres.

Les tiges coupées régulièrement, selon leur taille et selon les essences d’origine, étaient utilisées pour de nombreux usages : bois de chauffage, charbon de bois, bois d’œuvre, vannerie, fourrage pour le bétail, …

L’arbre change complètement de silhouette : ce qui lui reste de tronc grossit et se déforme tandis que la couronne se compose de multiples troncs secondaires (processus de réitération) formant une « forêt perchée ».

Ce mode de gestion prolonge considérablement la longévité des arbres individuels par rapport à ceux de la même espèce, non traités : ainsi des trognes de frênes vénérables atteignent près de mille ans quand la longévité moyenne des frênes non taillés n’est que de 200 ans. Mais, cette prolongation de longévité ne vaut que si la trogne est régulièrement émondée et donc rajeunie ; si on cesse les interventions, les tiges secondaires deviennent des « arbres » sur l’arbre ; leur poids et leur encombrement menace rapidement la survie de l’arbre. L’autre conséquence de ce traitement est d’induire la formation de nombreux microhabitats dont des cavités multiples avec du terreau à l’intérieur issu de la décomposition du bois de cœur pourri. Ils deviennent ainsi des hotspots individuels pour une riche biodiversité animale, végétale et fongique : mousses et lichens épiphytes, coléoptères et champignons saproxyliques, oiseaux cavernicoles, …

Plusieurs problèmes majeurs viennent se télescoper par rapport à la conservation de ces paysages bocagers et de leurs trognes à très haute valeur environnementale. D’abord, depuis la fin du 19ème siècle, on a progressivement abandonné ces pratiques à l’échelle de régions entières dans un contexte de bouleversements socioéconomiques majeurs. De ce fait, pour conserver durablement de tels paysages bocagers et leurs trognes, la réintroduction de l’émondage est une condition essentielle. L’intensification agricole menace en parallèle leur survie via par exemple l’usage des pesticides et engrais de synthèse ou le labourage profond qui coupe les racines charpentières. La régression de l’élevage, qui était étroitement associé à ce mode de gestion, constitue une autre menace à moyen terme.

Crise climatique

A ces problèmes socioéconomiques, vient se surajouter la crise climatique en plein déploiement ; elle génère de nouvelles conditions défavorables à la survie des arbres hors forêt en général : sécheresses prolongées, canicules à répétition, tempêtes avec coups de vent dévastateurs, … Les trognes vont-elles résister et surmonter ce processus ? Vont-elles se montrer plus résilientes que leurs homologues non « trognés » ? Dans ce dernier cas, ne faudra-t-il pas envisager d’étendre ce mode de gestion à l’agroforesterie ? Pour répondre à ces questions, on peut faire « parler » de très vieilles trognes via des carottages de bois et ainsi reconstituer comment les humains ont géré ces arbres au fil du temps (intervalles entre les émondages), depuis quand ils ont cessé de les gérer, comment les trognes ont réagi et notamment lors d’épisodes passés de sécheresses prolongées. Chaque épisode d’émondage laisse au niveau des cernes une marque identifiable sous la forme d’un « cerne quasi nul » cette année-là.

Paysage aride en Castille (Cliché LBM1948 ; C.C. 4.0)

Une équipe espagnole vient de réaliser ce travail passionnant dans une région justement soumise depuis longtemps à des périodes de sécheresse sévère. En Espagne, il subsiste au moins 3,5 millions d’hectares avec des chênes trognés ce qui représente le plus grand système d’agroforesterie ancienne en Europe. Plusieurs espèces de chênes, adaptés à différentes conditions climatiques et édaphiques (sols) dominent ces paysages et ont tous connu une gestion ancienne. Dans les sites les plus chauds et les plus secs, c’est le chêne vert ou yeuse (Quercus ilex), au feuillage sempervirent qui prédomine ; dans les régions plus fraîches et plus humides avec des sols plus profonds, on trouve : le chêne gallois ou chêne du Portugal (Q. faginea), au feuillage marcescent, très rare en France dans les Pyrénées-Atlantiques et le chêne tauzin (Q. pyrenaica) répandu dans la moitié ouest de la France. Ces trois espèces (et un hybride) peuvent coexister en Espagne et sont vulnérables au stress engendré par la sécheresse qui engendre un déclin de la croissance et un dépérissement.

Ce stress lié aux sécheresses prolongées est en train de devenir un élément clé dans la croissance des boisements espagnols avec la hausse continue des températures moyennes. Mais on ne sait pas si l’arrêt du trognage menace la survie des arbres gérés autrefois dans ce contexte climatique nouveau.

Les chercheurs ont donc comparé ce que disait le bois des chênes tauzins et de gallois trognés et celui de chênes verts simplement taillés au niveau des branches. Ils ont par ailleurs cherché à mettre en relation l’évolution de la croissance de ces arbres avec des évènements socioéconomiques majeurs et avec des épisodes historiques de sécheresse prolongée dans le passé. Sur les sites inventoriés, on sait que des chênes ont été trognés depuis au moins la fin du 15ème avec un cycle de rotation de 10 à 20 ans.

Reconstitution historique

A partir des carottages de bois et de l’analyse des cernes, en s’appuyant sur l’histoire locale, les chercheurs ont pu reconstituer les variations historiques dans l’exploitation de ces arbres.

A la fin du 18ème siècle, l’émondage était motivé par la forte demande en bois car les zones étudiées devenaient fortement peuplées. Des pics d’exploitation détectés dans les années 1820 et 1840 peuvent être reliés à des décrets qui ont exproprié et privatisé des propriétés de l’Église Catholique : ceci a conduit à un usage local plus intense des chênes des parcs bocagers (dehesas). Ces confiscations ont aussi accru la transformation de forêts et maquis en terres cultivées, processus qui culmine au cours de la seconde moitié du 19ème ; mais, dans les années 1860, une crise agricole s’amorce avec une forte baisse de la production de blé. Cette crise peut être mise en relation avec la période sèche au cours des années 1860 et 70 : on observe alors un pic d’exploitation des trognes de chênes gallois. Un nouveau pic apparaît entre les années 1900 et 1910 quand l’exploitation de ces parcs bocagers s’intensifie.

L’augmentation du prix du charbon, les conséquences de la Guerre Civile Espagnole (1936-39) et le régime totalitaire franquiste vont conduire à une augmentation de la demande et de la consommation de bois de chauffage dans les années 1940. Cette consommation va ensuite rapidement décliner dans les années 60 avec l’usage croissant des énergies fossiles et de l’électricité et avec l’exode rural massif vers les villes où l’industrialisation se développe. A noter que la vitesse de dépeuplement fut ici très élevée car il s’agissait de régions très reculées et sans développement industriel.

Ainsi, ces changements historiques peuvent expliquer le pic d’exploitation des trognes dans les années 40 et 50, suivi d’un abandon progressif avec l’exode rural qui suivit.

Croissance des trognes

Les âges estimés des trognes étudiées se situent entre 300 et 400 ans ce qui confirme que le trognage contribue à allonger la longévité de ces arbres. Les chênes les plus vieux recensés au cours de cette étude étaient un chêne vert de 384 ans et un chêne gallois de 313 ans !

Si les années d’émondage sont marquées par un arrêt momentané de la croissance radiale (en diamètre) des trognes, des évènements climatiques de sécheresse importante peuvent produire le même effet comme cela a été observé ici sur les périodes 1860-80, les années 1950 puis plus récemment années 70 et 80.

Dans cette étude, on observe une amélioration de la croissance radiale juste après l’année d’émondage mais cet effet n’est que transitoire : donc, pour éviter le dépérissement des chênes, l’émondage doit rester régulier sur un pas de temps n’excédant pas 10-20 ans. On a observé des effets un peu similaires sur des chênes tauzins forestiers traités en taillis : là, on coupe les troncs au ras du sol de manière régulière (recépage). Sur des chênes ainsi recépés, on observe une amélioration de la croissance radiale et une stimulation de la production de bois. Là aussi, l’effet n’est que transitoire et se prolonge sur environ 20 ans mais il réduit la vulnérabilité des peuplements ainsi éclaircis aux courtes sécheresses. Néanmoins, des sécheresses intenses et prolongées peuvent annuler cet effet stimulant et les arbres peuvent alors dépérir.

La capacité des chênes à former des hybrides avec leurs congénères qui les côtoient suggère que les trognes pourraient être plus résilientes à la sécheresse quand plusieurs espèces coexistent : c’est le cas dans cette étude entre le chêne tauzin et le chêne gallois. Cette hybridation permet d’accéder à une plus large gamme d’ajustements physiologiques (conductivité hydraulique notamment) en réponse aux sécheresses, processus observé sur des plantules d’hybrides comparées à celles des deux parents.

La contrainte des sécheresses

Plus au nord en Espagne, en zone tempérée, la croissance radiale des vieux chênes pédonculés est limitée par les hivers froids et les températures estivales mais aussi par les sécheresses estivales. Des printemps plus doux dopent la croissance à long terme de vieux chênes dans des sites restés humides mais la réduisent dans des sites chauds et secs. En plus, ces relations croissance/climat deviennent instables au cours du temps.

Ici, en zone plus continentale et plus sèche, le manque d’eau au printemps et en été devient une contrainte constante sur la croissance des chênes et est associé à des températures extrêmes et à une demande en eau au printemps. Ces relations ont évolué au cours du temps avec le réchauffement global et l’accentuation des sécheresses si bien que les chênes trognes montrent des taux de croissance abaissés en absence d’émondage sauf sur un des sites étudiés où le l’émondage s’était maintenu. Celui-ci doit réduire le signal climatique enregistré par les cernes en stimulant la croissance et en atténuant le stress lié à la sécheresse en termes de production de bois. Une analyse plus fine mois par mois des cernes montre que la croissance baisse en réponse aux sécheresses de printemps-été sur 6 à 7 mois ; par contre, une analyse semaine par semaine montre un déclin surtout en réponse aux sécheresses de fin d’été et d’automne. Ceci suggère que des conditions fraîches et humides avant l’automne et l’hiver sont essentielles pour la croissance des chênes méditerranéens, peut-être en réduisant la consommation de sucres via une respiration moindre ou en rechargeant l’humidité des sols en fion d’été.

Les chênes méditerranéens ont un comportement dit anisohydrique (voir la chronique Les arbres face aux sécheresses) et durant des épisodes très chauds et secs cela peut les conduire à l’embolie. Ils sont capables de conserver une forte transpiration sous des conditions modérément sèches en s’appuyant sur les réserves d’eau du sol en profondeur. En plus, les chênes décidus comme le chêne gallois présentent un net pic de croissance au printemps et dépendent de l’humidité de l’hiver et du printemps tandis que les sempervirents comme le chêne vert peuvent croître aussi en été et en automne. Ceci pourrait expliquer pourquoi ce dernier répond plus aux sécheresses estivales courtes que le chêne gallois.

Dans tous les cas, les chênes méditerranéens fonctionnent aux limites de la sécurité hydraulique : ainsi, des épisodes de sécheresses avec forte chaleur induisent un déclin de la croissance et un dépérissement de la canopée sommitale aussi bien pour les décidus que les sempervirents.

En résumé, la croissance des chênes trognés est réduite par les sécheresses à moyen et long terme dues à de faibles précipitations en hiver et au printemps mais aussi à des températures anormalement élevées au printemps, qui agissent sans doute en augmentant les taux d’évapotranspiration.

Gestion et conservation

L’arrêt du trognage conduit à la rupture des grosses branches-troncs secondaires et du tronc principal devenu creux au fil du temps ce qui diminue la stabilité de la trogne et accroît le stress hydrique. Souvent cet arrêt de gestion concerne des secteurs entiers ou toutes les trognes montrent des effondrements de leur couronne et une réduction de leur croissance ce qui les rend sujet au dépérissement engendré par les sécheresses et finit par les tuer. Il apparaît donc que le trognage procure bien une « protection » relative à ces grands arbres envers les épisodes de sécheresse et leur donne une certaine résilience : celle-ci peut s’expliquer par leur ancienneté et donc leur enracinement très profond et par la réduction de la taille des couronnes et donc des surfaces d’évapotranspiration potentielles. A noter aussi qu’au cours de cette étude, les chercheurs n’ont pas trouvé de signes de maladies ou d’infections par des pathogènes tels que des écoulements de sève et/ou des chancres microbiens même sur les arbres sujets à un dépérissement des branches.

Dans des zones de pâtures boisées bocagères où les nombreuses grandes trognes jouent un rôle écologique fonctionnel unique il faut tendre vers une gestion de type agroforesterie qui permette à la fois le maintien à long terme des vétérans mais aussi le recrutement de nouveaux individus.

En effet, assurer la conservation des vieux arbres est certes un enjeu majeur mais en absence de renouvellement, le futur à moyen terme de ces paysages se trouvera sérieusement compromis. Ce volet de la conservation est souvent oublié ou éludé. Dans les paysages de pâtures, on peut encourager la régénération d’arbres via des techniques comme la microrestauration : on facilite la régénération de plantules dans un rayon immédiat (inférieur à 30m) de grands arbres existant de manière à maintenir le maillage de grands arbres dispersés dans la matrice paysagère. Cela suppose d’installer des clôtures temporaires autour des arbres semenciers pour exclure le pâturage ; la technique vaut aussi pour des cultures où un périmètre sera mis en défens. On peut aussi appliquer cette technique autour de bouquets d’arbres vétérans.

Bibliographie

Responses of ancient pollarded and pruned oaks to climate and drought: Chronicles from threatened cultural woodlands. J. Julio Camarero , Cristina Valeriano. Science of the Total Environment 883 (2023) 163680

Scattered trees are keystone structures –implications for conservation. Biol. Conserv. 132, 311–321. Manning, A.D., Fischer, J., Lindenmayer, D.B., 2016.