Le bois mort est un élément clé dans les écosystèmes forestiers par son rôle central dans le maintien de la biodiversité et de réseaux alimentaires complexes qui interagissent avec la régénération naturelle des arbres et l’évolution du sol forestier. Il participe à d’autres processus essentiels comme le stockage de carbone, un des moyens de limiter le changement climatique en cours. En fait, l’essentiel de la biomasse végétale forestière se nourrit à partir de chaînes alimentaires basées sur les insectes et les champignons « mangeurs de bois », i.e. saproxyliques : ils assurent le recyclage des nutriments et la stabilisation des écosystèmes forestiers.

Les invertébrés et champignons saproxyliques sont la part du vivant la plus importante liée à la masse de bois mort (nécromasse) et leurs interactions avec le bois mort impactent fortement sa décomposition. On estime que la biodiversité liée au bois mort représente à elle seule environ 30% de la biodiversité globale d’une forêt, pouvant même atteindre 50% pour certains groupes comme les Coléoptères. En Europe, environ 1500 espèces de champignons et 4000 espèces de Coléoptères dépendent du bois mort. Dans cette chronique, nous allons explorer les relations bois mort/champignons saproxyliques.

Champignons du bois

Stérées sur des troncs au sol

Les champignons saproxyliques sont, avec les insectes, l’autre élément-clé de la biodiversité liée au bois mort. Ce sont les « champignons du bois », qui vivent dans et sur le bois mort ; ils jouent un rôle crucial dans la décomposition du bois mort et le recyclage des nutriments. De plus, ils sont directement responsables de la création d’habitats nouveaux et de ressources alimentaires pour les autres organismes vivant dans ou du bois et tout particulièrement les insectes. De ce fait, ils sont un élément fondamental pour le bon fonctionnement des écosystèmes forestiers notamment quand la disponibilité en bois mort est assurée par la dynamique naturelle des perturbations.

La haute efficacité des champignons saproxyliques pour décomposer le bois vient de leur capacité à produire des enzymes extracellulaires impliqués dans la décomposition des composés les plus résistants tels que la lignine. Pour autant, toutes les espèces de champignons du bois ne peuvent mener à bien une décomposition complète du bois. Selon les enzymes digestives qu’ils produisent on les classe communément en trois grands groupes de pourriture ou carie : blanche ; brune ou molle (voir la chronique). Les espèces responsables de pourriture blanche engendre des cavités en décomposant la cellulose et les hémicelluloses du bois et en dégradant aussi la lignine. Ils sont ainsi capables de dégrader la majorité des substances chimiques polymères du bois et prédominent dans la phase finale de la dégradation du bois.  Les champignons responsables de carie brune dégradent cellulose et hémicellulose mais leur capacité d’altération de la lignine est très limitée. Ainsi, la décomposition du bois mort est assurée par une mosaïque d’espèces fongiques, chacune avec sa propre capacité de décomposeur et une certaine spécialisation écologique.

Vitesse et diversité

Les vitesses de décomposition dépendent de variations des conditions microclimatiques mais aussi de quelles espèces de champignons sont à l’œuvre et des interactions entre elles. De plus, l’histoire de la colonisation d’un morceau de bois mort influe aussi sur le rythme de décomposition et la libération de carbone : l’histoire de l’assemblage initial d’espèces est déterminant pour la suite.

On pense classiquement que l’augmentation du nombre d’espèces de champignons (richesse en espèces) induit une amélioration du recyclage des nutriments et de la décomposition via des synergies et des complémentarités. Inversement, une baisse de la biodiversité peut affecter négativement les vitesses de décomposition pour un environnement forestier donné.

Des effets positifs de la diversité en espèces sur la décomposition ont été observés dans des expériences de microcosmes (blocs de bois en laboratoire) mais avec peu d’espèces à la fois. Quand on augmente le nombre d’espèces, il ne se dégage pas d’effet net ce qui suggère que la niche disponible est vite saturée. Les interactions de compétition entre espèces pourraient vite prévaloir via la réduction de la ressource alimentaire disponible.

Dans une expérience avec des fructifications (carpophores) de polypores dans la nature, on constate que la composition en espèces des communautés fongiques n’est pas déterminante pour expliquer la vitesse de décomposition plus ou moins rapide. Mais ces expériences n’ont retenu que six espèces dominantes loin de la diversité réelle.

Si les décomposeurs n’utilisent pas de manière égale les ressources, alors une forte diversité en espèces et types de champignons pourraient bien avoir de l’importance dans le stockage de carbone et le renouvellement des nutriments en forêt. Ainsi, sur des vieilles souches, on a montré que la perte de masse était liée à des traits spécifiques des champignons en action : ceci soutient l’hypothèse que la présence ou l’absence d’une espèce avec un fort potentiel de décomposeur et les interactions entre espèces au cours de l’évolution de la communauté dans le temps peuvent affecter la décomposition.

Finalement, on n’a pas pour l’instant dégagé de tendances claires dans les relations entre vitesses de décomposition et diversité en espèces de champignons décomposeurs du bois.

Les stades de décomposition

La qualité du substrat, avec les conditions microclimatiques, sont sans doute les principaux facteurs agissant sur l’abondance et la diversité des champignons vivant sur le bois mort. Quelles caractéristiques du bois mort affectent les communautés de champignons saproxyliques ?

Comme pour les insectes saproxyliques, la composition en espèces de la communauté fongique change au fur et à mesure que la décomposition progresse. Différentes espèces dont l’amadouvier sont présents de manière latente (endophytes) dans l’aubier fonctionnel de hêtres vivants. Quand les conditions environnementales changent, ils basculent du statut d’endophytes inactifs à celui de pionnier actif (voir la chronique sur l’amadouvier). Ces premiers colonisateurs sont essentiellement des espèces non décomposeurs mais commencent néanmoins utiliser les ressources avant l’entrée en jeu de colonisateurs secondaires précoces et tardifs avec une forte capacité de compétition.

De ce fait, des morceaux de bois à différents stades de décomposition ne présentent pas la même communauté d’espèces fongiques. Des études récentes par recensement des carpophores produits confirment l’hypothèse que les champignons du bois ont des modes de croissance différents selon les propriétés spécifiques du bois mort dont le stade de décomposition : les espèces montrant une préférence pour du bois à un certain stade peuvent être qualifiés de spécialistes par rapport au stade de décomposition. Par ailleurs, ceux capables de coloniser des débris ligneux grossiers à n’importe quel stade sont qualifiés de généralistes.

Certaines espèces sont bien connues pour leurs préférences envers des classes de décomposition précises. Ainsi l’hypoxylon en forme de fraise se trouve presque exclusivement sur du bois mort frais. On a suggéré que le bois mort bien décomposé abrite une plus grande variété de microhabitats à cause d’une décomposition en mosaïque : il porterait ainsi une communauté plus diversifiée. On a trouvé un plus grand nombre d’espèces sur des stades avancés de décomposition en utilisant des méthodes d’identification par ADN car, souvent, il s’agit d’espèces très difficiles à distinguer ou ne produisant pas de carpophores. On a aussi constaté que du bois très décomposé portait souvent des espèces rares classées sur liste rouge et considérées comme menacées à une échelle locale.

Type de bois mort

Le terme bois mort recouvre des réalités très variées allant de troncs, de branches ou brindilles à des souches ou des chandelles (arbres morts sur pied) ; ces différents substrats influent sur la richesse en espèces du bois.

On sait que les souches par exemple hébergent une communauté moins riche en espèces que des morceaux de troncs morts tombés au sol, notamment sur l’épicéa. La proportion d’espèces uniques ou le nombre d’espèces rares sont souvent plus élevés sur les gros bois au sol, ce qui indique une communauté plus diversifiée par rapport aux assemblages qui colonisent les souches. Ceci s’expliquerait par des vitesses de décomposition sensiblement différentes : du bois mort au contact du sol offre une plus grande surface de contact avec l’humidité du sol ce qui pourrait influer sur la décomposition. Mais la plus grande densité du bois des souches pourrait au contraire retenir plus d’humidité et dans certains cas, des souches se décomposent plus vite que des gros bois au sol !

Les racines n’échappent pas à l’appétit des vautours !

Un autre facteur clé tient au mode de colonisation : sur les souches, la grande surface exposée et le système racinaire au contact du sol pourraient faciliter la colonisation fongique via des spores apportées par le vent ou depuis des mycéliums du sol respectivement. Bien que les souches hébergent rarement des espèces rares et menacées, à cause des conditions très spécifiques imposées, elles n’en ont pas moins un rôle dans le maintien d’une richesse minimale en espèces communes dans les forêts exploitées ; elles sont alors souvent les seuls éléments de bois mort présents !

Dans la littérature, les arbres morts sur pied ou chandelles sont considérés comme un type de bois mort pauvre en espèces à cause d’un microclimat instable et une moindre disponibilité en microhabitats par rapport au bois tombé et aux souches.

On considère globalement la nature des espèces d’arbres hôtes comme un facteur majeur pour expliquer la répartition et la richesse en espèces de champignons décomposeurs.  Certains groupes fongiques sont spécialisés sur des essences spécifiques. Ceci vaut surtout quand on compare feuillus et conifères qui hébergent des cortèges fongiques nettement différents. Par exemple en Finlande, les épicéas et les pins sylvestres portent plus de polypores inscrits dans la liste rouge des espèces menacées que les feuillus.

On a plusieurs fois souligné l’importance de l’hétérogénéité en espèces d’arbres dans les forêts tempérées pour augmenter la diversité fongique, particulièrement pour le groupe des Basidiomycètes Corticiales.

Taille des débris ligneux

On distingue trois grandes catégories de bois mort selon l’épaisseur des éléments ligneux : débris ligneux grossiers quand le diamètre moyen est supérieur à 10cm ; débris ligneux fins pour un diamètre entre 5 et 10cm ; débris très fins en-dessous de 5cm. Le premier type (débris grossiers) persiste le plus longtemps et offre de facto un milieu favorable pour l’expression de différentes fonctions écologiques : site préférentiel de germination pour les graines des arbres  ; réservoir d’humidité pendant les épisodes de sécheresse ; fourniture d’habitats pour de nombreux oiseaux (voir l’exemple des pics) et mammifères.

La majorité des études portent sur les gros débris car ils sont les plus exportés dans les forêts exploitées mais aussi pour des aspects pratiques de recherche : le recensement des carpophores est bien plus facile !

Les débris grossiers persistent plus longtemps au sol compte tenu de leur vitesse de décomposition moindre, permettant la coexistence et la succession d’un plus grand nombre d’espèces ayant des besoins différents.

Des bois plus gros et plus vieux peuvent avoir connu une plus longue période d’infection potentielle par certains pathogènes du bois de cœur qui étaient latents dans l’aubier (voir ci-dessus). L’extinction peut aussi être affectée par la taille du bois en étant plus importante sur des débris de petit diamètre.

Les espèces de champignons sont diversement influencées par le diamètre du bois mort. Des espèces communes semblent avoir des préférences peu marquées pour telle ou telle dimension alors que d’autres, menacées et rares, apparaissent plus souvent sur des substrats de grande taille, souvent dans des forêts anciennes.  En général, les espèces qui dépendent de conditions microclimatiques stables préfèrent des troncs plus gros, plus stables.

De nombreuses études ont démontré une relation positive entre la taille des débris grossiers et la richesse en espèces saproxyliques. Dans des forêts d’épicéas de montagne, le nombre d’espèces spécialisées et menacées augmente avec le diamètre moyen du bois mort au sol. Certaines espèces ou familles semblent se développer préférentiellement sur un certain diamètre dont les Polyporacées (300 espèces) qualifiées de spécialistes de taille des débris. Mais en Norvège, dans des pessières, on n’observe pas de relation entre la richesse en espèces et le diamètre des bois colonisés même si la composition de la communauté dépend du volume et du diamètre des débris.

Les petits débris sont caractérisés par un ratio volume/surface plus élevé qui facilite la colonisation par les champignons. Ils ont leur importance pour la présence de certaines espèces et pour la richesse totale en champignons du bois dans une forêt donnée. Dns une étude sur les débris très fins (moins de 1cm de diamètre), on a montré une sous-estimation de 10% de la richesse globale et des occurrences de 46% si on ne prenait pas en compte la fonge de ces débris, riche en polypores et corticiales.

Les assemblages d’espèces diffèrent nettement d’une classe de diamètres à l’autre ce qui indique que les débris fins ou très fins sont eux aussi des microhabitats importants pour des communautés spécifiques. A minima, les petits débris jouent un rôle capital dans le maintien de la diversité globale spécialement pour les espèces communes. Mais quelques espèces rares ou menacées peuvent aussi être confinées sur ces petits débris dès lors qu’on prend la peine de les recenser aussi !

Indicateurs écologiques  

La gestion forestière affecte directement la diversité, le volume et la qualité du bois mort. Ces communautés de champignons du bois sont très sensibles aux changements de structure des peuplements forestiers qui modifient les microhabitats et les microclimats associés. D’où l’idée de développer le plus possible cette diversité fongique pour aller vers des écosystèmes forestiers plus riches.

Une étude a comparé trois types de forêts d’épicéas montagnardes selon leur gestion : des forêts exploitées autrefois, des forêts perturbées par des attaques de scolytes et des forêts anciennes. On a trouvé plus d’espèces menacées (classées sur liste rouge) dans ces dernières : ceci suggère la nécessité de mettre en place un réseau d’aires protégées pour réduire l’isolement des taches de forêt ancienne.

La complexité de la structure du peuplement et la diversité du bois mort ont par ailleurs été pointées comme les deux facteurs clés capables d’augmenter la diversité des champignons du bois.

Une option prometteuse consiste à développer une gestion basée sur les perturbations créatrices de bois mort. On cherche alors à imiter les perturbations naturelles par exemple en « ceinturant » des troncs à leur base ce qui augmente abondance et richesse en espèces ainsi que la résistance et la résilience de la forêt.

L’augmentation de la richesse en espèces est alors due à la rétention de plus de gros débris ligneux mais aussi à une plus forte biomasse aérienne et une variabilité dans la fermeture de la canopée, facteurs capables d’influer sur le développement des champignons.

Les effets de la création de trouées ont aussi été évalués. Cette mesure seule n’induit pas de baisse de l’abondance des champignons ; mais si on ajoute en même temps des débris grossiers, l’abondance et la diversité des espèces sont nettement améliorées.

Globalement, il faut donc réorienter urgemment les modes d’exploitation forestière pour aller vers une sylviculture s’appuyant au maximum sur les organismes saproxyliques dont les champignons. Cela suppose une révolution dans les esprits car on associe étroitement les champignons à des organismes parasites, notamment à cause des problèmes (bien réels cette fois) qu’ils provoquent dans les constructions en bois.

Vous pouvez retrouver un certain nombre de ces champignons saproxyliques dans des chroniques individuelles par espèces : l’amadouvier ; le polypore du bouleau ; le polypore marginé ; la daldinie concentrique ; l’auriculaire mésentérique.  

Bibliographie

Je me suis très largement inspiré de cette synthèse récente : Linking deadwood traits with saproxylic invertebrates and fungi in European forests – a review. Parisi F, Pioli S, Lombardi F, Fravolini G, Marchetti M, Tognetti R (2018). iForest 11: 423-436.

Biodiversity in dead wood. Stokland et al. Ed. Cambridge University Press. 2012 Le livre de reference sur le sujet