27/12/2023 Chaque année, cette question me revient de la part de curieux de nature : comment se fait-il que certains arbres à feuilles caduques (dont les chênes) gardent leurs feuilles « mortes » (sèches en tout cas) sur leurs branches pendant tout l’hiver ? Quel est l’intérêt pour ces arbres ? C’est vrai que tout ceci a de quoi intriguer !

On appelle ce phénomène la marcescence, un mot qui vient d’un verbe latin marcescere, se flétrir. Les dictionnaires en donnent la définition simple suivante : « état d’une partie de plante qui se fane et se dessèche sans se détacher de cette dernière (durant la période hivernale) ».

Explorons donc ce processus intriguant avec comme grille de lecture la recherche de sa signification biologique : pourquoi certains arbres la pratiquent et pas d’autres et avec quels avantages ou inconvénients ?

Mise au point

Avant de nous enfoncer dans les arcanes de la marcescence, une mise au point s’impose à propos de deux phénomènes qui interviennent de manière concomitante mais décalée dans la marcescence : la sénescence et l’abscission.

La sénescence, un terme que nous ne connaissons que trop « bien », désigne, chez les arbres à feuilles caduques, le processus de dégradation progressive qui affecte les feuilles en début d’automne sous nos climats ; l’arbre récupère alors les nutriments issus de la dégradation des cellules « usées ». Ceci se passe sous le contrôle d’hormones végétales et en fonction de des variations de la durée du jour. Voir la chronique « La mort programmée des feuilles » où nous détaillons ce processus.

Feuilles sèches en automne qui devraient persister

L’abscission (ab, loin et scindere, séparer) quant à elle désigne le détachement de la feuille sénescente au niveau du point de rattachement du pétiole à la tige porteuse. Il s’agit là aussi d’un processus actif contrôlé par l’arbre.

Si ces deux processus sont liés, ils n’en sont pas moins distincts et l’un peut se faire sans l’autre. Une feuille peut très bien tomber prématurément du fait de modifications dans la base du pétiole sans s’être préalablement dégradée. Inversement, une feuille en sénescence avancée peut rester sur l’arbre : justement, voilà la marcescence ! Autrement dit, la marcescence est plutôt une variante de la chute automnale des feuilles (feuillage caduque) avec sénescence mais sans abscission.  

Exemple d’abscission en plein été sans sénescence à cause d’un épisode de canicule (hêtre)

Le plus souvent, sénescence et abscission coexistent et l’une prépare l’autre mais pour autant les cas particuliers ci-dessus démontrent qu’il ne faut pas les confondre. On retrouve la même difficulté à propos des arbres à feuillage dit persistant : les feuilles durent plusieurs années mais finissent par tomber après un épisode de sénescence. Mais, on peut aussi avoir des feuillages semi-persistants (une partie seulement des feuilles durent plusieurs années) ou des feuilles persistantes sèches marcescentes !

Modalités

Dès 1749 le naturaliste scandinave P. Kalm avait noté que des chênes et des hêtres gardaient leurs feuilles mortes en hiver ; il avait d’ailleurs observé que cela concernait surtout les petits arbres et seulement les branches basses des grands arbres.

Tête florale marcescente d’Hortensia horticole

Précisons d’abord que la marcescence ne concerne pas que des arbres mais tout autant des plantes herbacées : elle touche notamment les pièces florales comme par exemple les bractées sèches des hortensias bien visibles en hiver.

La marcescence des feuilles d’arbres est répandue dans la zone tempérée et froide de l’Hémisphère nord : elle est donc plus ou moins associée à un climat avec des hivers froids. Mais on la retrouve aussi dans des écosystèmes arides.

Parmi les arbres, seuls certains genres et espèces de notre flore peuvent être marcescents : chênes, hêtres, charmes, châtaigniers ; tous d’ailleurs de la même tribu des Fagales. Le point le frappant est la grande variabilité entre individus au sein d’une même espèce : sur des individus côte à côte, certains conservent leurs feuilles mortes et d’autres pas.

Des observations statistiques dégagent des tendances assez marquées. La marcescence est plus répandue sur les arbres de moins de cinq mètres de haut et plus nettement sur les branches basses : autrement dit, c’est un signe de jeunesse chez ces essences de haute stature. Elle est beaucoup plus rare sur de grands arbres, plus vieux, et alors presque exclusivement sur les branches basses.

La localisation sur les branches basses pourrait être interprétée comme un effet indirect de l’exposition différentielle au vent : les feuilles du haut, plus exposées, seraient arrachées très vite. Mais, si expérimentalement, on soumet les feuilles marcescentes des branches basses à un fort courant d’air, elles restent solidement accrochées. C’est donc bien un processus actif qui est à l’œuvre pour maintenir ces feuilles et pas les autres. Vous pouvez faire l’expérience en secouant des branches marcescentes : ça tient très bien ! En examinant les pétioles de près, on voit qu’ils sont très durcis et résistants ; si on les tire, ils laissent une cicatrice verte, preuve que « c’est encore vivant ».

Finalement, ces feuilles marcescentes ne tombent que tard au printemps et sur une courte période, qui coïncide avec le débourrement des bourgeons axillaires, à la base de ces feuilles. Sur des hêtres, on a ainsi observé que la moitié des feuilles marcescentes tombaient sur une période de deux semaines.

Voyons maintenant la question qui agite les esprits curieux : à quoi ceci peut-il bien servir pour les arbres ? Avec une question annexe que doit se poser tout biologiste face à un processus du vivant : quels avantages cela procure-t-il à ces arbres pour avoir été retenu ainsi au cours de l’évolution ? Pas moins de dix hypothèses ont été avancées : diversement étudiées et validées, elles ne s’excluent pas entre elles et certaines peuvent se superposer chez une même espèce. Nous allons surtout développer celles qui concernent les biomes tempérés.

05/01/2024 Suite à la parution de cette chronique, un lecteur expert C. Drénou (Ingénieur de recherches et développement à l’Institut pour le Développement Forestier), auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les arbres (Les racines, face cachée des arbres, IDF, 2006 ou Face aux arbres, apprendre à les observer pour les comprendre, Ulmer, 2009) a apporté cet intéressant complément :

« N’avez-vous pas remarqué que la marcescence concerne davantage les suppléants (rameaux épicormiques, gourmands, rejets) que les branches. À tel point que la marcescence fait partie des critères de reconnaissance des suppléants. Ce n’est pas surprenant car les suppléants, en reprenant la séquence de développement de l’arbre, passent par une phase de rajeunissement (d’autant plus brève que l’arbre est vieux).

Barrière anti-ongulés ?

Les petits arbres peuvent être intensément broutés par les cervidés

Cette hypothèse stipule que la présence de feuilles mortes sèches, très peu nutritives a priori et donc moins appétentes, découragerait les grands herbivores (cerfs, chevreuils, daims, élans, bisons, …) de brouter les brindilles et leurs bourgeons de haute valeur nutritive.

L’hypothèse a été testée expérimentalement au Danemark sur des cervidés en enclos (cerf élaphe, cerf sika et daim) ; on leur distribue des branches avec ou sans feuillage marcescent de trois essences :  hêtre, charme et chêne rouvre. Ils ont par ailleurs de la nourriture à volonté et donc, s’ils consomment ces branches c’est qu’elles sont vraiment appétentes. Les résultats sont contrastés : ces ongulés évitent les branches marcescentes de hêtre et de charme mais pas celles des chênes. L’analyse chimique confirme que les feuilles marcescentes des deux premiers ont une teneur en lignine (substance non digérée) élevée et une faible teneur en protéines, comparables à celles des feuilles mortes tombées en automne. Inversement, celles des chênes ont une teneur en protéines plus élevée que les deux autres et ne représentent que 30% de la biomasse disponible sur les branches versus 50% chez le hêtre et le charme. Donc, l’hypothèse semble validée pour les deux premiers mais pas pour le chêne ce qui souligne d’emblée qu’il faut se garder de généraliser avec ce processus décidément « insaisissable ».

On sait que ces animaux, qui sont des ruminants, passent plus de temps à ruminer des matériaux « ligneux » pour récupérer au bout du compte moins de nutriments : ils ont donc tout intérêt à ne pas brouter des branches marcescentes. On sait aussi qu’avec un couvert de neige cachant la strate herbacée, l’accès aux branches basses et aux jeunes arbres représente une ressource décisive pour la survie : or, ceci coïncide avec la plus grande fréquence de localisation des feuillages marcescents (voir ci-dessus). On observe ainsi un feuillage marcescent chez le saule à feuilles de diamant de l’Arctique d’Amérique du nord soumis en hiver à la forte pression des caribous, des élans et des bœufs musqués.

Dans la pampa argentine, on a expérimenté sur une graminée qui forme de grosses touffes, Paspalum dilatatum, cultivée chez nous comme fourragère et naturalisée (« millet bâtard »). Si on enlève les feuilles mortes des touffes, la consommation du feuillage vert par le bétail s’accroît ; par contre, la même opération en absence de bétail favorise la croissance de la plante. Bilan : les touffes « nettoyées » poussent moins bien que les plantes intactes en présence de bétail. Autrement dit, garder des feuilles marcescentes a un coût mais devient avantageux en présence de bétail ! Cet exemple illustre combien, là aussi, il ne faut pas croire que tout n’est qu’avantage : il y a des compromis !

En Amérique du nord où la diversité des chênes est bien plus importante qu’en Europe, certains auteurs considèrent la marcescence comme « un fantôme de la mégafaune » (voir la chronique sur les Géants disparus) qui peuplait le continent encore au Pléistocène (- 2,6Ma à – 11700 ans) et a entièrement disparu à la fin de cette période. Il y avait entre autres des paresseux géants comme le mégathérium, de la taille d’un éléphant, qui, en se dressant arrivait à brouter les feuillages jusqu’à 5m de hauteur. La pression sélective de ces herbivores géants aurait ainsi favorisé la marcescence sur les branches basses des grands arbres ?  Ce trait persisterait bien après leur disparition.

Barrière anti-insectes ?

Encore plus sans doute que de la part des Ongulés, les arbres doivent composer avec la consommation de leurs feuilles par une légion d’insectes herbivores. Est-ce que, là aussi, le feuillage marcescent procure une certaine protection contre cette prédation (herbivorie) ?

Une étude a été menée sur le chêne blanc de Californie (Quercus lobata) très sujet aux attaques des galles de Cynips avec au moins quinze espèces de Cynips : les larves qui occupent ces galles détournent une partie des ressources nutritives de l’arbre à leur profit. Ce chêne a un feuillage semi-caduque : en hiver, sous le climat doux et humide de la basse Californie, il garde une partie du feuillage vert de l’année mais aussi des feuilles sèches marcescentes brunes. Selon les individus, on note de très fortes variations dans les proportions relatives des deux types de feuillage. On peut ainsi comparer les degrés d’infestation par les galles selon les types.

On observe qu’au printemps, les chênes qui ont retenu surtout des feuilles vertes portent une diversité d’espèces de galles 8 fois plus élevée que ceux ayant surtout des feuilles brunes marcescentes. Ces derniers portent de leur côté beaucoup moins d’espèces différentes et avec des densités 20 fois moindres. Les feuilles brunes semblent fonctionner comme des pièges écologiques pour les galles hivernantes qui tombent au sol au printemps.

Cet exemple confirme donc que la marcescence apporte un certain avantage susceptible de compenser le coût énergétique requis pour garder ces feuilles en hiver.

Favoriser le recyclage ?

On constate souvent pour nos chênes et hêtres, que les individus marcescents sont plus fréquents sur des sols secs et peu fertiles. D’où une hypothèse originale : ces arbres gardent une partie de leurs feuilles sèches jusqu’au printemps, ce qui permettrait d’éviter qu’elles ne se décomposent au sol en hiver (chronique sur la Litière en forêt), période où l’arbre est dormant, et de les déposer au printemps au moment où l’arbre en a le plus besoin et reprend son activité. Cet apport printanier complèterait celui des feuilles tombées en automne normalement. : un recyclage progressif en deux temps. Dans cette logique, garder des feuilles marcescentes surtout sur les branches basses (voir ci-dessus) serait un moyen de s’assurer que les feuilles tomberont bien juste sous l’arbre porteur et lui bénéficieront bien (voir la chronique Au pied de mon arbre).

Des analyses comparatives de la litière de feuilles mortes tombées en automne ou au printemps montrent une plus grande disponibilité en éléments nutritifs de la part des feuilles marcescentes au printemps : elles sont notamment moins riches en lignine et donc plus aptes à se décomposer facilement. Ce constat conduit à une seconde hypothèse complémentaire : la photodégradation du feuillage marcescent pendant l’hiver. Sous l’exposition à la lumière hivernale (il n’y a plus les autres feuillages autour), les substances ligneuses subiraient un début de décomposition : une sorte de prédigestion en l’air. Ceci concernerait surtout les milieux méridionaux plus éclairés même en hiver. Sur des feuilles de chêne et de hêtre, on observe ainsi un enrichissement en azote et une baisse concomitante de la teneur en lignine photodégradée.

Sur des chênes méditerranéens en Espagne, on a montré que les feuilles de la canopée supérieure (donc les plus exposées en hiver) séchaient plus tard et devenaient marcescentes. Pour autant, les chercheurs n’ont pas trouvé de différence de richesse en nutriments entre ces feuilles et celles tombées. Ils supposent que ces feuilles marcescentes permettent à l’arbre de prolonger sa période d’activité photosynthétique tant qu’elles sont encore fonctionnelles. On ne peut pas généraliser cette observation car elle interfère ici avec un autre problème, le stress hydrique estival qui oriente la période de chute des feuilles.

Ces hypothèses restent encore controversées et surtout on n’arrive pas à dégager de tendance générale. Néanmoins, elles sont très séduisantes et rejoignent nos pratiques de jardinage : ajouter du compost au pied des arbres en fin d’hiver pour qu’ils en bénéficient au moment de la reprise.

Protections climatiques

Plusieurs hypothèses relient la marcescence à des caractéristiques climatiques sélectives selon les environnements. La marcescence localisée aux branches basses piégerait la neige en hiver, assurant ainsi une protection de la base de l’arbre contre le vent et les froids extrêmes. De plus, au moment de la fonte, les arbres bénéficieraient d’un apport d’eau supplémentaire juste au-dessus de leurs racines.

Autre piste : les feuilles marcescentes protégeraient les bourgeons les plus exposés au froid (en bas) ou au dessèchement. On a ainsi montré chez la cordyline de Nouvelle-Zélande, très cultivée chez nous sous ne surnom de chou palmiste, la « jupe » de feuilles sèches protège le tronc des « arbres » juvéniles.

Cordyline avec des feuilles marcescentes tombantes

Encore une autre hypothèse : la marcescence augmenterait l’inflammabilité pour des espèces adaptées au feu, c’est-à-dire ayant besoin d’incendies récurrents pour assurer leur régénération (voir l’exemple du séquoia). Chez les Banksia australiennes, des arbustes « pyrophytes » dont les fruits ont besoin du feu pour propager leurs graines, on a montré que la marcescence était apparue au cours de leur évolution entre – 26 et – 16Ma lors d’un changement climatique vers des saisons estivales plus sèches.

Chez diverses grandes plantes des hautes montagnes tropicales (comme les séneçons géants du Kilimandjaro), les feuilles marcescentes qui enveloppent les rosettes aident à l’équilibre hydrique en limitant l’action du vent et protègent des fortes gelées nocturnes.

Inconvénients

Dans la nature, tout n’est jamais « rose » et positif à 100% dans le « meilleur des mondes », clichés répandus idéalistes et imprégnés de religiosité. Ainsi, on a pu détecter des cas où la marcescence, dans une certaine proportion, peut induire des inconvénients et affecter le succès reproductif des espèces concernées.

Dans les forêts tropicales, les couronnes de feuilles marcescentes de certains palmiers (Dypsis) piègent les feuilles qui tombent : celles-ci se décomposent et améliorent ainsi l’apport en nutriments du palmier. Mais, la base des feuilles marcescentes devient du fait de ce piégeage un site privilégié pour la germination de figuiers épiphytes dont les graines sont dispersées via les excréments des oiseaux frugivores ; en se développant, les figuiers vont « étouffer » le palmier porteur !

Palmier Dypsis : noter les bases engainantes des feuilles qui interceptent tout ce qui tombe (cliché K. Ziarnek ; C.C. 4.0)

En Californie, on a suivi la perte de branches d’espèces de chênes suite à une tempête de vent inhabituelle. Les branches dénudées qui cassent sont en général des branches déjà mortes. Par contre, les branches marcescentes sont bien plus susceptibles de se briser alors qu’elles sont parfaitement vivantes. La prise au vent permise par ce feuillage sec explique sans doute cet effet délétère pour l’arbre. Même les chênes à feuillage complètement persistant ne subissent que peu cet effet car leurs pétioles restent flexibles et orientent les feuilles de manière favorable ; les pétioles rigides des feuilles marcescentes par contre captent mieux le vent et amplifient son potentiel destructeur. Les arbres marcescents ainsi affectés devront l’année suivante refabriquer de nouvelles branches pour regagner du feuillage indispensable pour leur nutrition. A long terme, cet effet devient donc un net désavantage et s’il s’accentue, la marcescence devrait être contre sélectionnée.

Ce dernier exemple soulève des interrogations quant à l’évolution future de la marcescence chez ces espèces désormais soumises à de tels épisodes de plus en plus fréquents. Le contexte de bouleversement climatique risque de bouleverser complètement la donne dans le sens de plus de marcescence ou de moins de marcescence selon les changements climatiques induits.

Bibliographie

Not all temperate deciduous trees are leafless in winter: The curious case of marcescence J. Mason Heberling ; Rose-Marie Muzika Ecosphere. 2023;14:e4410.

Loss of branches due to winter storms could favor deciduousness in oaks Richard Karban | Ian S. Pearse. Am J Bot. 2021;108:2309–2314.