Ibicella lutea

L’inquiétante griffe-du-diable !

On a beau connaître l’immensité de la diversité des fruits des plantes à fleurs, on n’en reste pas moins sidéré devant certains d’entre eux tant pour leur forme hors du commun que pour la relation étroite forme/fonction qui témoigne d’un degré d’adaptation extrême. La griffe-du-diable à fleurs jaunes (Ibicella lutea) en fait partie avec ses fruits secs qui arborent deux grandes cornes recourbées : elle se rencontre çà et là dans certains jardins botaniques comme curiosité végétale ou plante ornementale. Cette plante appartient à une famille exotique des Martyniacées, au sein de l’ordre des Lamiales. Nous allons donc découvrir cette espèce, bien représentative de sa famille et de ses originalités, en nous concentrant sur ses fameux fruits et leur mode de dispersion inattendu.

Petite famille

La famille des Martyniacées ne renferme que 16 espèces réparties dans 5 genres. Deux genres occupent la partie subtropicale de l’Amérique du nord et l’Amérique centrale : Proboscidea avec dix espèces communes dans les régions arides à semi-arides des U.S.A. jusqu’au Mexique et Martynia (1 seule espèce) ; les autres se concentrent dans la partie orientale de l’Amérique du sud en incluant l’arc antillais : Holoregmia avec une seule espèce très localisée au Brésil ; Craniolaria : 2 espèces et Ibicella, 2 espèces dont I. lutea, l’espèce retenue comme exemple. Cette dernière habite les zones herbeuses sèches et les déserts en Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay et tend à se naturaliser ailleurs (U.S.A., Australie et même en Europe comme en Grèce à Lesbos ou ponctuellement ailleurs). Ces deux grands foyers géographiques correspondent à deux lignées distinctes qui ont divergé au cours de l’histoire de cette famille.

La majorité des espèces ont des fleurs en tube bilabiées, blanches à roses, bleutées ou brunes avec divers types de taches ou points sauf Ibicella avec ses fleurs jaunes. Elles rappellent celles des bignones (Bignoniacées : voir la chronique) ou des mimules (Phrymacées), lesquelles appartiennent aussi à l’ordre des Lamiales comme les Martyniacées.

Deux traits caractérisent cette famille : le revêtement de poils visqueux glanduleux (voir ci-dessous) et le fruit très particulier qui vaut à la majorité de ces espèces des surnoms locaux imagés : outre griffe-du-diable (devil’s claw), on peut citer corne-de-bélier, plante-licorne ou griffes-de-chat.

Une odeur assez spéciale !

De loin, on la prendrait facilement pour un pied de courge

La griffe-du-diable est une annuelle qui, de loin, rappelle par son port et ses feuilles une cucurbitacée : des tiges fortes plus ou moins étalées couchées et de grandes feuilles simples un peu rondes. De plus près, on remarque tout de suite le revêtement pileux très dense sur toute la plante : des poils courts denses glanduleux pour la plupart. Au toucher, on a une sensation curieuse qui combine le froid, l’humide et le visqueux-collant ! Ces poils exsudent une sorte de mucilage résineux qui donne ce toucher collant-gluant. Si on froisse un tant soit peu, l’expérience devient franchement désagréable avec une odeur de … crotte de chien sèche !

La floraison est superbe : des grappes terminales dressées de grandes fleurs jaunes tachées d’orange avec une corolle en tube à cinq lobes étalés. Leur parfum un peu épicé et les taches plus foncées servant de guides visuels attirent toute une gamme d’abeilles et de bourdons qui pénètrent au fond de ces fleurs. Les fleurs fécondées se transforment en fruits d’abord petits et verts en forme de cornichons lisses (et collants comme le reste de la plante) prolongés par une corne un peu recourbée : les futures griffes-du-diable !

Du simple au double

Au début ce fruit a une apparence charnue à cause de l’enveloppe externe (exocarpe et mésocarpe) verte. D’ailleurs, à ce stade, on peut les consommer confits en pickles ou crus ou bouillis. Une seule corne dépasse en avant : elle correspond au développement de la partie sommitale de l’ovaire qui porte le style et le stigmate.

Rapidement, la couche charnue se fend et se désagrège laissant alors apparaître la couche interne ou endocarpe très ligneuse et durcie ; la lignification des fibres internes induit une forte tension dans la corne qui se fend en deux (mais la séparation s’arrête au corps du fruit) et donne donc les deux fameuses cornes, trahissant ainsi la structure double de cette capsule à deux valves soudées. Deux sutures, une dorsale et une ventrale soulignent ce fruit sec, indiquant les lignes de moindre résistance par lesquelles, bien plus tard, le fruit pourra s’ouvrir et exposer les dizaines de graines qu’il renferme. Des épines dures et des appendices épineux recouvrent le corps du fruit tandis que les deux immenses cornes restent lisses et arborent leur courbe remarquable telles des défenses de mammouth ! Vu la nature particulièrement résistante de l’enveloppe ligneuse, ces fruits persistent sur la plante sèche pendant des mois jusqu’au printemps suivant. Elles « attendent » le passage d’un transporteur !

Epizoochorie

Un transporteur à la hauteur de la démesure de ces fruits !

La capsule seule ne s’ouvre pas : j’ai chez moi des fruits secs vieux de près de dix ans (voir les photos) et ils sont toujours fermés ! Elle doit subir un piétinement conséquent qui la fait éclater et permet de libérer les graines. Grâce à ses cornes dures et un peu élastiques et son revêtement d’épines dures et serrées, le fruit peut s’accrocher sous les sabots ou aux chevilles (fourrure) d’un gros animal et donc, en plus, être transporté à distance (s’il reste accroché) tout en subissant des pressions répétées susceptibles de le rompre. Dans ses habitats, les transporteurs potentiels sont le bétail domestique, les mouflons du désert, les antilopes pronghorn ou divers cervidés. Les Anglo-Saxons surnomment de tels fruits trample-burrs que l’on ne peut traduire que par une longue locution : fruits secs accrocheurs foulés au pied ! (burr est le nom du fruit de la bardane : voir les chroniques sur cette plante). Il s’agit donc d’une forme originale d’épizoochorie (voir la chronique de présentation)Il est probable qu’originellement ces plantes des milieux arides ou semi-arides aient été ainsi dispersées par des grands animaux aujourd’hui disparus réunis sous le terme général de mégafaune (voir la chronique sur ce thème) qui a persisté jusqu’à l’aube du Pléistocène dans les deux Amériques.

Super fibres

Les cornes, sources de fibres très résistantes

Une étude mécanique de ces fruits a révélé leurs étonnantes propriétés qui les rendent capables de résister un temps à ce transport sous des sabots tout en restant accrochés ! Les pointes des cornes sont renforcées par des fibres orientées en long mais dans leur partie médiane celles-ci se trouvent regroupées en faisceaux tressés entre eux et séparés par des cellules allongées en travers. Au niveau de la paroi du corps du fruit, ces faisceaux de fibres sont entourés d’un réseau en filet dense formé de fibres transversales qui renforcent le pourtour des loges. Le plus étonnant est que ce tissu fibreux se met en place en quelques jours à partir de divisions cellulaires localisées et la croissance intrusive de cellules parenchymateuses issues du pistil. La croissance et le développement cellulaire du fruit déterminent donc de manière très précise la résistance mécanique de ce fruit hyperspécialisé. Cette structure « croisée » (fibres et cellules) pourrait inspirer des modèles biomécaniques pour la conception de matériaux fibreux très résistants aux fissures notamment dans les zones courbées des cornes.

Une espèce au moins (Proboscidea parviflora) a été exploitée par des ethnies locales en vannerie : on pelait ces faisceaux de fibres sur la surface latérale des cornes ! Cette pratique ancienne a conduit à la domestication de cette espèce qui a évolué vers une forme différente (élevée au rang de sous-espèce) : les cornes sont devenues plus longues mais moins larges proportionnellement. Ceci montre que sous une pression de sélection différente (la plante cultivée n’a plus besoin de recourir au transport par des sabots), la forme du fruit évolue rapidement !

Copieurs !

De tels fruits cornus « à sabots » (trample burrs) se retrouvent dans une autre famille, celle du sésame ou Pédaliacées, qui appartient au même ordre des Lamiales . Un exemple célèbre concerne une plante très connue pour ses remarquables propriétés médicinales anti-inflammatoires, l’Harpagophyton (Harpagophytum procumbens) d’Afrique du sud : ses fruits possèdent une couronne de crochets acérés permettant de s’accrocher (voire de se planter !) aux pieds des grands animaux ; on le surnomme d’ailleurs lui aussi griffe-du-diable !

De même à Madagascar, des arbustes du genre Uncarina produisent des fruits à crochets dont on pense qu’ils étaient transportés sous les pattes d’un Ratite géant disparu, l’oiseau-roc ou oiseau-éléphant de stature imposante (voir la chronique sur les Ratites). Pour autant, ces fruits crochus ne sont pas équivalents à ceux des Martyniacées : les appendices crochus ne sont pas issus du développement du sommet de l’ovaire mais selon quatre rangées le long du corps des fruits. De plus, dans la famille des Pédaliacées, ces fruits crochus ne concernent pas toutes les espèces ; ainsi, le sésame possède des gaines ailées dispersées par le vent. Une étude génétique récente a confirmé que les Martyniacées n’étaient pas étroitement apparentées aux Pédaliacées alors que pendant longtemps on englobait les premières dans les secondes. Il s’agit une fois de plus d’un bel exemple de caractère convergent rendu ici encore plus « vicieux à interpréter» du fait de son apparition indépendante dans deux familles d’un même ordre et donc avec des fleurs présentant certaines ressemblances ! Cette même étude génétique a par ailleurs démontré qu’un genre de plante asiatique aquatique (Trapella), dotée elle aussi de tels fruits cornus (transportés par les oiseaux aquatiques), et auparavant placée au sein des Pédaliacées, devait en fait être classée parmi les Plantaginacées (toujours dans le même ordre). Le caractère fruit cornu est donc apparu au moins trois fois indépendamment !

Les crocs en plus ?

De près, on remarque les innombrables débris mais aussi insectes morts collés sur la plante

Nous avons vu dans la présentation de ces plantes qu’elles possédaient un revêtement de poils visqueux remarquable. Or, on note sur le terrain que de nombreux insectes s’y collent et y meurent faute de pouvoir s’en détacher. D’où l’idée ancienne qu’il s’agissait d’une forme de carnivorie. Une étude récente a démontré qu’il n’en était rien car on n’a pas pu mettre en évidence ni la présence d’enzymes du type phosphatases susceptibles de digérer la chair des insectes englués, ni la capacité des feuilles à absorber les nutriments issus de la décomposition de ces cadavres. Cette supposée carnivorie n’était cependant pas si absurde car on connaît d’autres plantes (Roridulacées) dont les poils non spécialisés (rien à voir avec le cas des Droséras aux poils capteurs spécialisés : voir la chronique) engluent des insectes et les digèrent. De plus, là encore, une histoire de famille est venue jeter le trouble : dans l’ordre des Lamiales, on trouve deux autres familles de plantes pleinement carnivores dont celle des grassettes (Lentibulariacées) représentées chez nous dans les tourbières et marais : leurs feuilles fonctionnent sur le mode du papier tue-mouches et s’enroulent autour des proies capturées. Mais pour autant, les Martyniacées ne sont pas étroitement apparentées aux grassettes !

En fait, ce revêtement visqueux servirait à repousser la consommation du feuillage par les herbivores sans parler de l’odeur désagréable évoquée ci-dessus ! Fortuitement, ces poils piègent des insectes et protègent peut être ainsi efficacement la plante de leurs attaques s’il s’agit d’herbivores (non démontré !) : si c’est le cas, ce serait un bel exemple d’exaptation (voir une chronique sur un autre exemple).

NB : toutes les  photos ont été réalisées au Potager Extraordinaire de la Mothe-Achard en Vendée, un jardin conservatoire de curiosités botaniques cultivées.

BIBLIOGRAPHIE

  1. A Phylogenetic Study of the Plant Family Martyniaceae (Order Lamiales). Gutierrez, Raul. Arizona State University, ProQuest Dissertations Publishing, 2011. 3487334.
  2. Phylogeny of Pedaliaceae and Martyniaceae and the Placement of Trapella in Plantaginaceae s. l. Ingeborg C. Gormley et al. Systematic Botany (2015), 40(1): pp. 259–268
  3. CELL DIFFERENTIATION AND TISSUE FORMATION IN THE UNIQUE FRUITS OF DEVILS CLAWS (MARTYNIACEAE).MELANIE HORBENS, JIE GAO, AND CHRISTOPH NEINHUIS. American Journal of Botany 101(6): 914–924. 2014.
  4. A materials perspective of Martyniaceae fruits: Exploring structural and micromechanical properties. Horbens, M., Eder, M., & Neinhuis, C. Acta Biomaterialia, 28, 13-22. (2015).
  5. Mineral nutrient uptake from prey and glandular phosphatase activity as a dual test of carnivory in semi-desert plants with glandular leaves suspected of carnivory. Bartosz Jan Płachno, Lubomır Adamec and Herve Huet. Annals of Botany 104: 649–654, 2009