Colonie fleurie de Cirse des champs dans une céréale

29 06 2023 Les adventices sont les plantes sauvages compagnes des plantes cultivées. On persiste encore à les désigner sous l’étiquette négative de « mauvaises herbes ». Parmi elles, certaines ont encore plus mauvaise réputation du fait de leur abondance, de leur vigueur et de leur propension à coloniser activement les cultures : les chardons viennent en tête de ce hit-parade de la détestation. Le cirse des champs, un de ces « chardons » adventice des cultures, est d’ailleurs classé officiellement par la loi comme organisme nuisible avec, localement, l’obligation pour les propriétaires terriens de lutter contre sa présence !

Ce qualificatif de « mauvais ou nuisible » repose uniquement sur la baisse éventuelle de rendement des cultures provoquée par la présence de ces adventices. Mais, avec ce seul point de vue, on oublie de considérer d’autres aspects très positifs de ces plantes : elles servent, entre autres, de « milieu de vie » pour de nombreux invertébrés (insectes essentiellement) avec lesquels ils interagissent. Autrement dit, ces parias favorisent la biodiversité animale, celle-là même qui connaît un déclin dramatique dans les paysages agricoles soumis à des pratiques intensives.

Une étude anglaise vient de démontrer que les cinq espèces d’adventices les plus combattues par tous les moyens constituaient en fait les meilleurs hébergeurs de biodiversité animale.

La bande des cinq

Dévoilons donc la liste des cinq nominées pour cette étude anglaise : le séneçon jacobée, le cirse des champs, le cirse commun ou cirse lancéolé et deux patiences ou oseilles, la patience crépue et la patience sauvage ou patience à feuilles obtuses.

Le choix de ces cinq espèces d’adventices ne relève pas du hasard car toutes les cinq sont classées comme « nuisibles ou préjudiciables aux activités agricoles » (injurious) au Royaume-Uni ; une loi (UK Weeds Act) impose de les détruire et d’empêcher leur extension et prévoit des amendes de 1000 livres en cas de non-respect ! En plus, une loi spécifique (UK Ragwort Control Act) s’applique au seul séneçon jacobée avec un code pratique de recommandations pour son contrôle. Toutes les cinq partagent le fait d’être très communes et répandues sur plus de 97% du territoire. Ces cinq espèces se retrouvent de même en France.

Le cirse des champs et l’oseille crépue se développent surtout dans les cultures dont les céréales et forment des colonies parfois très étendues et exclusives. Le séneçon jacobée, le cirse lancéolé et la patience sauvage investissent surtout les pâturages et prairies permanentes : ils concurrencent les plantes fourragères et diminuent donc la qualité des prairies pour l’élevage.

Le séneçon jacobée est en plus fortement stigmatisé pour être responsable d’empoisonnements mortels chez les chevaux ; effectivement, cette plante renferme, entre autres, des alcaloïdes hépatotoxiques voire cancérigènes. Au Royaume-Uni, une étude bâclée et infondée a estimé à près de mille morts de chevaux par an et a propagé cette image de plante très dangereuse. En fait, les chevaux et poneys ne le consomment pas ou très peu sauf si on les « force » soit sous forme sèche dans du foin contaminé, soit dans des pâtures trop maigres pour mourir les animaux. Les vrais chiffres de mortalité sont très nettement inférieurs.

Pré envahi par les séneçons jacobées et devenu impropre au pâturage

Double intérêt

On sait depuis longtemps que ces adventices abondantes et répandues, comme de très nombreuses autres espèces de plantes sauvages, hébergent une abondante biodiversité animale composée essentiellement d’insectes (mais aussi d’autres arthropodes comme des araignées ou des acariens).

Les interactions adventices/insectes se tissent autour de deux grandes ressources. Les insectes butineurs (les pollinisateurs) visitent les fleurs pour y récolter nectar et/ou pollen comme source de nourriture pour eux-mêmes ou leurs larves. Les insectes phytophages ou herbivores exploitent les parties végétatives (feuilles, tiges, racines, graines) comme nourriture pour les adultes ou, le plus souvent, les larves ; elles leur servent de plantes hôtes. Dans ce second groupe, on trouve notamment de nombreuses espèces responsables de la formation de galles ou de mines.

Ces plantes peuvent aussi servir de sites de chasse pour les insectes prédateurs et les araignées, attirés justement par la présence de ces cohortes de pollinisateurs et d’herbivores ; ou bien d’abris pour hiverner (dans les tiges sèches creuses par exemple) ou de sites de métamorphose pour accrocher par exemple les chrysalides des papillons.

Pour se convaincre de l’extrême diversité de ces interactions, il suffit de s’installer par exemple devant un massif fleuri de cirse des champs par beau temps calme et d’y rester une demi-heure en scrutant intensément tout ce bouge ou des traces anormales (feuilles rongées ou déformées, mines, galles) !

Capture d’écran d’une partie de la page Cirsium arvense dans la base de données sur les herbivores

On peut aussi consulter des bases de données scientifiques qui répertorient par espèce de plante sauvage toutes les espèces d’insectes gravitant autour d’elles. Par exemple, la base anglaise DBIF (voir bibliographie) fait l’inventaire des insectes herbivores associés à une plante hôte : pas besoin de connaître l’anglais, il suffit de sélectionner une famille puis un nom latin de plante, pour obtenir la liste. Une autre base, DoPI (voir bibliographie), gérée par les chercheurs auteurs de l’étude de référence liste quant à elle les pollinisateurs qui visitent une plante fleurie.

Le cirse des champs et ses innombrables visiteurs pollinisateurs

Faisons l’expérience avec l’un des cinq, le cirse des champs (Cirsium arvense Compositae). La base DBIF des herbivores affiche : 21 espèces de Coléoptères (des charançons et des chrysomèles), 23 espèces de Diptères (dont beaucoup de mineuses ou de gallicoles), 16 espèces d’Hémiptères (punaises et pucerons), 13 espèces de papillons (vanesse du chardon et une foule de micro-lépidoptères), … Mais le plus vertigineux est à venir avec le seconde base des pollinisateurs : 250 espèces de mouches, d’abeilles, de papillons, … !!!! Le cirse des champs fait effectivement partie de ces plantes dites cornes d’abondance comme la carotte sauvage .

Pour nos cinq sélectionnées, trois d’entre elles, par leur type de fleurs, relèvent du groupe des favorables aux pollinisateurs : les cirses des champs et lancéolé et le séneçon jacobée ; les deux patiences ont des fleurs adaptées à l’anémophilie (pollinisation par le vent) qui n’attirent pas ou très peu de butineurs. Par contre, toutes les cinq hébergent chacune leur lot de consommateurs directs, des herbivores.

Bandes fleuries

L’étude anglaise n’apporte donc rien de nouveau par rapport à cet aspect « arches de biodiversité » que représentent ces adventices. Par contre, elle est la première à avoir comparé l’efficacité de ces plantes sauvages avec celle des plantes utilisées dans les programmes de lutte contre le déclin des pollinisateurs en milieu agricole. Depuis deux décennies, divers programmes européens et/ou nationaux, visent en effet à tenter d’enrayer la vertigineuse dégringolade des populations d’insectes et d’oiseaux dans les zones cultivées qui couvrent presque la moitié du territoire.

Parmi les mesures agro-environnementales ainsi mises en place, appuyées par des aides financières significatives, celles visant à favoriser les insectes pollinisateurs ont connu un certain succès médiatique au moins : tout ce qui touche aux fleurs et aux abeilles mobilise facilement les foules ! Ainsi, on a vu fleurir des jachères fleuries multicolores ou se répandre la pratique des bandes fleuries le long des cultures.

Mais ces dispositifs reposent sur des espèces semées dont souvent diverses exotiques (phacélie, cosmos, pavots de Californie, …) ou des cultivars modifiés d’espèces indigènes (coquelicots roses, …).

Ces bandes semées d’espèces multiples ont une durée de vie assez limitée dans le temps (majorité d’annuelles à cycle très court) ; les espèces non indigènes n’attirent qu’une série limitée d’insectes autochtones ; elles doivent être renouvelées chaque année. De nombreuses études de suivi montrent qu’elles semblent plus ou moins bénéfiques au moins pour un ensemble de pollinisateurs très communs dont les abeilles domestiques.

Face à ces contraintes et limites, on peut opposer les adventices qui, elles, poussent toutes seules, n’ont pas besoin d’être renouvelées et ont, pour leur énorme majorité, coévolué avec les pollinisateurs locaux. D’où l’idée de comparer l’efficacité de ces cinq adventices, sélectionnées parmi les plus honnies, avec un panel de 41 espèces utilisées dans les mélanges pour bandes fleuries au Royaume-Uni (appelées fleurs semées dans la suite). Et encore, dans cette liste des plantes de bandes fleuries, figure une majorité de plantes indigènes.

Score : 4-0 !

Les chercheurs anglais ont donc croisé les informations des bases de données (voir ci-dessus) avec des observations collectées sur le terrain en suivant des bandes fleuries et des cultures ou pâtures avec des colonies de ces cinq adventices dans les mêmes secteurs. Ils ont ainsi recensé 767 insectes différents sur les plantes suivies dont 50% d’hyménoptères .

Globalement, par mètre carré de plante étudiée, on observe deux fois plus d’insectes individuels sur les cinq adventices que sur les fleurs semées.

Du côté des pollinisateurs : quatre fois plus d’espèces d’insectes observées sur les trois adventices à fleurs entomophiles (les deux cirses et le séneçon) par rapport aux fleurs semées. Ce résultat n’a pas surpris les chercheurs car huit des dix meilleures espèces sauvages pour les pollinisateurs sont des adventices des champs cultivés ou des jardins dont nos trois compères. Par ailleurs, ces trois adventices produisent en moyenne quatre fois plus de sucres dans leur nectar que les fleurs semées recommandées pour les bandes fleuries (1215 kg/ha de couvert/an versus 308 kg) !

Du côté des herbivores : deux fois plus d’insectes sur les cinq adventices testées que sur 33 des fleurs semées recommandées. En regroupant pollinisateurs et herbivores pour les cinq plantes, on trouve par ailleurs 40% d’espèces d’insectes en plus ayant un statut de conservation (espèces rares, en déclin ou patrimoniales).

Raisons du succès

Les auteurs de l’étude pointent plusieurs facteurs explicatifs de la supériorité incontestable de ces adventices ultra-banales.

Les trois espèces très favorables aux pollinisateurs possèdent des fleurs dites généralistes, i.e. faciles à exploiter avec un nectar très accessible. Il n’est pas anodin que les trois soient des Composées dont deux de la tribu des carduées , une famille aux fleurs nombreuses groupées en capitules denses très entomophiles. De telles fleurs ont le potentiel pour attirer une très large gamme de visiteurs.

Elles produisent quatre fois plus nectar que les espèces recommandées ; or, les sucres du nectar représentent une ressource alimentaire clé pour les adultes des insectes pollinisateurs qui doivent dépenser beaucoup d’énergie à circuler de fleur en fleur.

Ces trois espèces ont enfin une répartition géographique très vaste : elles sont présentes sur plus de 97% de la surface du Royaume-Uni. Or, on sait qu’il existe une forte corrélation positive entre la répartition géographique des plantes à fleurs et le nombre de pollinisateurs associés. En plus d’être répandues partout, elles sont très abondantes dans leurs milieux et tendent à se développer en colonies parfois très denses comme le cirse des champs. Elles s’adaptent en plus à toutes sortes de milieux perturbés. Elles sont donc a priori très « connues » d’une majorité de pollinisateurs depuis longtemps.

Autre facteur en leur faveur : elles offrent en plus de leurs ressources florales, des ressources quasi illimitées en feuilles, tiges et fruits vu leur vigueur et leur croissance très rapide, traits qui en font d’ailleurs des adventices très compétitrices.

Et si on changeait de point de vue

Depuis des siècles, on a toujours uniquement considéré les adventices comme des ennemis, des parasites, responsables de baisses de rendements pour les cultures et l’élevage. On a développé face à elles un mode gestion basé sur deux pratiques clés : le labour et le désherbage par les pesticides de synthèse. On sait où nous mène cette intensification agricole sans limites avec ses conséquences désastreuses sur la biodiversité. Face à ces conséquences, on a développé divers palliatifs dont les bandes fleuries mais qui continuent d’exclure systématiquement les adventices. Il est significatif à cet égard que, parmi les mesures agroenvironnementales proposées et financées, celles qui visent à maintenir une certaine diversité des adventices avec couverture minimale de 10% des parcelles ne sont presque jamais adoptées par les agriculteurs. La « haine des adventices-mauvaises herbes » est ancrée très profondément dans les mentalités (mais aussi tout autant chez trop de jardiniers !).

Or, même d’un strict point de vue économique, cette option « zéro adventice » a un coût élevé, jamais pris en compte pour le mettre en balance avec les éventuelles baisses de rendements. Ainsi au Royaume-Uni, 912 millions de £ sont dépensées par an en pesticides de synthèse, 10 millions pour la lutte spécifique contre les cinq parias et 40 millions alloués à la création de bandes fleuries artificielles !

Il va donc bien falloir changer de logiciel : abandonner la pensée unique, en grande partie culturelle, faisant systématiquement des adventices des ennemis à éradiquer à 100% pour passer à un mode de gestion avec une tolérance envers ces plantes sauvages prenant en compte la balance coût/bénéfices.

Entre autres, de nombreuses études démontrent que cette biodiversité animale de pollinisateurs et d’herbivores attire une foule de prédateurs et parasitoïdes invertébrés (insectes, araignées, acariens) et vertébrés (passereaux notamment) qui constituent de formidables auxiliaires pour le contrôle biologique des bioagresseurs, les insectes causant des dégâts aux cultures. On sait aussi que les adventices participent au recyclage des nutriments en excès dans le sol, freinant leur lessivage vers les nappes souterraines ou améliorent les propriétés physiques du sol via leurs systèmes racinaires.

Enfin, la forte attractivité de ces adventices pour une cohorte d’herbivores constitue un moyen indirect de contrôler en partie leur développement et de contenir leurs populations, sans oublier les parasites fongiques non pris en compte ici et qui sont souvent de sérieux freins à la prolifération excessive éventuelle de ces plantes.

Belle occasion de reconsidérer notre vision tronquée des adventices et de nouer (enfin !) avec elles une alliance fructueuse de collaboration pour profiter des interactions multiples qui se tissent autour d’elles. Cessons de ne regarder le monde qui nous entoure que de manière binaire : nuisible/utile, sale/propre, beau/laid, … pour le considérer dans sa multiplicité et sa complexité globale tellement magiques à découvrir.

NB : Dans cette étude seules cinq adventices très communes ont été retenues (voir les raisons du choix en introduction) mais ce statut de pourvoyeur de biodiversité animale pourrait tout autant s’appliquer à d’autres grandes adventices très communes comme les laiterons (laiteron âpre et laiteron des champs), le chardon aux ânes , le chardon-Marie, la laitue boussole, la grande bardane , les coquelicots, le liseron des haies , ….

Bibliographie

The disproportionate value of ‘weeds’ to pollinators and biodiversity Nicholas J. Balfour ; Francis L. W. Ratnieks.J Appl Ecol. 2022; 59:1209–1218.

Database of Insects and their Food Plants DBIF

Database of Pollinator Interactions