A propos du changement climatique global, on parle de plus en plus de seuils à ne pas franchir au-delà desquels un emballement pourrait se produire (avec notamment l’hypothèse effrayante mais terriblement envisageable de la « Terre-étuve ») et avec l’idée associée que même si on arrête d’émettre des gaz à effet de serre, l’effet cumulé de tout ce qui a déjà été rejeté se poursuivra sur une longue période. L’esprit humain a beaucoup de mal à intégrer cette notion de décalage dans le temps entre une action et ses résultats ; on croit naïvement qu’il va suffire « d’arrêter » (et encore, même cela semble insurmontable) pour que tout cesse comme par enchantement. Or, en ce qui concerne la crise générale de la biodiversité, en partie liée à ce dérèglement climatique en cours, on découvre des processus du même type dont celui de « dette d’extinction », un processus apparemment simple mais en fait bien très difficile à appréhender et à déceler (1). Nous allons ici expliciter cette notion et dans d’autres chroniques nous aurons l’occasion de la décliner à travers des exemples concrets approfondis.

Fragmentation

En Europe occidentale, nombre de milieux « naturels » comme ces pelouses sèches se retrouvent sous forme d’îlots au milieu de paysages d’agriculture intensive.

La crise de la biodiversité provient du changement écologique global que l’on peut décliner en trois grandes composantes majeures : la destruction et la perte des habitats ; le changement climatique global ; les invasions biologiques. Les effets de ces processus peuvent être immédiats notamment pour une espèce donnée avec une aire de répartition très restreinte dont on détruit tout l’habitat sur une courte période ; mais, le plus souvent, suite à l’une de ces perturbations majeures, il peut s’écouler un laps de temps plus ou moins long (allant jusqu’à des siècles !) avant que des populations déclinantes de telles et telles espèces ne finissent par s’éteindre soit à l’échelle locale soit à l’échelle régionale ou globale (extinction définitive au moins dans le milieu naturel). En effet, la destruction d’habitat ne concerne pas forcément « tout » l’habitat mais conduit souvent à fragmenter celui-ci en taches disjointes plus ou moins étendues et plus ou moins connectées entre elles (voir la chronique sur la fragmentation et la dispersion) : un certain nombre d’espèces, même très spécialisées vont pouvoir survivre, peut-être, dans ces taches au moins dans un premier temps. De même, face au changement climatique, une espèce donnée peut se maintenir temporairement dans son environnement devenu défavorable mais pas complètement invivable ; elle aura moins de compétitivité pour survivre et risque progressivement de s’éteindre. L’autre facteur clé que l’on oublie, c’est le temps de renouvellement des générations très variable d’une espèce à l’autre : certains arbres peuvent vivre des centaines d’années alors que leur habitat autour d’eux aura été largement dégradé ou des espèces à forte multiplication végétative (espèces dites clonales : voir la chronique sur l’exemple du fraisier des bois) peuvent elles aussi se maintenir très longtemps alors que les conditions climatiques ne permettent plus leur reproduction sexuée par exemple.

Prix fort

Ce décalage temporel entre une perturbation majeure liée à l’activité humaine et l’extinction effective aux différentes échelles des espèces ou des populations locales se traduit dans la notion de dette d’extinction. Elle se définit de deux manières selon l’échelle d’observation. Pour une espèce isolée, la dette est le nombre ou la proportion des populations dont on s’attend à l’extinction après un changement majeur dans leur habitat. Pour un habitat avec sa communauté d’espèces végétales et animales (par exemple, une pelouse alpine, une forêt boréale, une steppe arbustive, …), la dette se mesure par le nombre ou la proportion d’espèces actuelles occupant encore l’habitat et qui vont disparaître plus ou moins vite suite à une perturbation majeure et sans qu’une nouvelle n’intervienne.

La dernière partie de la définition« sans qu’une nouvelle perturbation n’intervienne » est capitale pour la conservation de cet habitat. En effet, très souvent, pour un milieu protégé suite à une perturbation ancienne, on considère l’inventaire actuel des espèces comme définitif, en faisant comme si toutes allaient persister ; or, tout indique (voir ci-dessous) que dans de nombreux cas, une partie d’entre elles, les espèces dites spécialistes (étroitement liées à cet habitat), va inéluctablement s’éteindre faute de disposer d’un environnement de surface et/ou de qualité suffisantes pour se maintenir à long terme ou à cause des effets de lisière d’un habitat fragmenté et de la rupture d’un certain nombre d’interactions avec d’autres espèces disparues.

Autrement dit, c’est le principe de « l’arbre qui cache la forêt » : ces espèces sont certes présentes mais que pour un temps donné excessivement variable selon les situations, ce qui rend ce processus encore plus pernicieux car très difficile à détecter directement.

Comment ?

Cette notion de dette d’extinction est née au cours de la seconde moitié du 20ème à partir de deux théories : celle de la biogéographie insulaire et, plus tard, celle des métapopulations. La première traite de ce qui se passe au niveau des îles de taille variable et de leurs communautés vivantes ; la seconde s’occupe des métapopulations, i.e . pour une espèce donnée, un ensemble de populations locales installées dans un réseau d’habitats en taches dans le paysage global, un peu comme des îles, et qui sont connectées entre elles via la dispersion. Un exemple classique concerne, en Europe occidentale et nordique, les pelouses sèches calcaires souvent réduites à l’état de taches dispersées dans un paysage d’agriculture intensive, à partir de la fragmentation de vastes espaces herbeux autrefois terrains de parcours ovins.

Exemple de pelouses calcaires fragmentées sur ma commune en Limagne auvergnate : elles se retrouvent au milieu d’un « océan » de cultures intensives. Le groupe de pelouses le plus proche se situe à près de cinq kilomètres.

Ces deux théories largement validées par des centaines d’exemples étudiés prédisent que plus la surface d’habitat perdu est grande, plus il y aura d’extinctions et que plus le temps s’écoule depuis une perturbation majeure (comme la perte d’habitat), plus la dette va se payer et plus d’espèces vont s’éteindre (ou des populations de ces espèces selon l’échelle). On se focalise sur les espèces spécialistes des milieux étudiés plus sensibles aux changements et donc les plus affectées par le risque d’extinction. Mais il n’est pas toujours si facile de les distinguer d’autres espèces généralistes qui occupent ces mêmes milieux. Ainsi en Belgique, (3) sur des pelouses calcaires, on a estimé la dette d’extinction à 28% de la richesse totale en espèces végétales mais à 35% pour le groupe des espèces spécialistes ; quinze de ces espèces ont été identifiées comme à haut risque d’extinction : ce sont des espèces sans multiplication végétative ou celles qui sont incapables de survivre dans des habitats dégradés.

Quand ?

Les traits de vie des espèces des communautés qui habitent les milieux touchés agissent forcément sur l’étendue et la probabilité de l’existence d’une telle dette, notamment la capacité de dispersion qui permet la circulation des espèces hors des taches où elles sont devenues confinées. Ainsi en Ecosse, on a comparé la répartition passée et actuelle des lichens des forêts ; on a mis en évidence une dette importante (donc un nombre potentiel d’espèces qui vont disparaître) pour les espèces de petite taille (micro-lichens) limitées en terme de dispersion par rapport aux grands lichens (macro-lichens).

Une étude intéressante a comparé des milieux forestiers du même type en Belgique et en Angleterre. Les premiers ont connu une forte fragmentation par déforestation il y a environ deux siècles alors les seconds sont déjà fragmentés depuis près de mille ans. La comparaison indique que les espèces dites « lentes », à faible capacité de recolonisation maintiennent une dette d’extinction sur de très longues périodes de l’ordre de plusieurs siècles. Autrement dit, en Belgique, bien que l’on ait cessé de déboiser ces zones, il y aura des extinctions d’espèces qui vient se poursuivre héritées d’une perturbation vieille de deux siècles !

En Suède, on s’est intéressé à la fragmentation connue par les pelouses herbacées sous l’effet de l’extension de l’agriculture intensive et de leur mise en culture. Dans les régions où subsistent plus de 10% des pelouses originelles dans le paysage local, la dette estimée est bien plus forte que dans celle où subsistent moins de 10% et où la perturbation a été pourtant plus étendue et a commencé depuis plus longtemps. Ce résultat en apparence paradoxal s’explique par le fait que les milieux les plus fragmentés ont déjà perdu les espèces spécialistes fragiles : ils ont déjà payé leur dette ! L’étendue de la perturbation peut donc affecter le temps de délai en agissant sur l’étalement de la dette.

Que faire ?

Certaines études alertent sur les fausses apparences de l’état actuel de la biodiversité si on se contente de raisonner en espèces actuellement présentes. Ainsi, une étude sur les forêts tropicales africaines estime que plus de 30% des espèces de primates toujours présentes (soit entre 4 et 8 par zone étudiée), cinquante ans environ après le début des grandes déforestations qui ont fragmenté l’habitat, sont vouées à disparaître. La création de zones protégées ne suffira pas à empêcher ces extinctions liées au changement d’habitat induit par la fragmentation.

Présenté ainsi, on a envie de dire : « tout est fichu ; on ne peut rien faire ! ». Non ! L’essentiel au contraire c’est de savoir que cette dette, invisible puisque non encore « apurée », existe potentiellement et d’agir pour mettre en place des mesures compensatoires telles que la restauration des habitats. Ainsi, sur les ilots de pelouses calcaires, on peut rétablir un système de troupeaux de moutons tournants qui assurent le transport de graines sur leur toison et permettent des échanges îlots, indispensables pour la survie de ces métapopulations (voir les chroniques sur le pâturage et la primevère ou sur l’oeillet des Chartreux) tout en maintenant un couvert végétal pas trop dense propice aux espèces spécialistes. Il faut concentrer les efforts en améliorant la qualité des taches d’habitats où la probabilité de persistance des espèces à long terme est la plus forte : elles servent ensuite de « bases » pour alimenter, via la dispersion, les autres taches moins favorables. On peut aussi rétablir des corridors assurant une certaine connexion entre les fragments (voir la chronique sur les corridors à pollen).

Tout ceci pourra sembler bien théorique au lecteur mais nous voulions d’abord poser les bases scientifiques de cette notion cruciale en matière de conservation de la biodiversité. D’autres chroniques vont développer précisément des exemples concrets qui permettront de mieux appréhender ce processus très inquiétant et largement sous-estimé. Voir les chroniques : Microcosmes moussus et dette d’extinction ; Aller plus haut, aller plus haut, …

BIBLIOGRAPHIE

  1. Extinction debt: a challenge for biodiversity conservation. Mikko Kuussaari et al. Review. Trends in Ecology and Evolution Vol.24 No.10. 2009
  2. EXTINCTION DEBT OF FOREST PLANTS PERSISTS FOR MORE THAN A CENTURY FOLLOWING HABITAT FRAGMENTATION. MARK VELLEND et al. Ecology, 87(3), 2006, pp. 542–548
  3. PLANT SPECIES EXTINCTION DEBT IN A TEMPERATE BIODIVERSITY HOTSPOT: COMMUNITY, SPECIES AND FUNCTIONAL TRAITS APPROACHES. Julien Piqueray et al. Biological conservation.