Vincetoxicum hirundinaria

Doc. Peter Esser (1910) D. P.

26/10/2023 Certaines plantes de notre flore sont bien plus connues par leur nom « accrocheur » que par elles-mêmes : le dompte-venin officinal en est l’exemple type. Assez ou peu commune selon les régions, cette plante passe facilement inaperçue même en fleurs. Et pourtant, elle ne manque pas de caractères originaux, elle qui appartient à la famille des pervenches, les apocynacées, une famille riche en espèces tropicales extravagantes. Sa répartition souvent fragmentée naturellement en petites populations séparées du fait de ses exigences assez étroites, en fait une plante modèle quant à son système de reproduction.

Son nom vernaculaire laisse présager de rapports anciens avec les humains : certes, le dompte-venin était connu pour certaines propriétés médicinales mais il reste avant tout … fortement toxique.

Bonne réputation

Cette fausse réputation d’antipoison ne tient pas qu’à son seul nom français et se retrouve dans diverses autres langues.

Déjà, elle est reprise (ou l’a précédé ?) dans le nom latin de genre Vincetoxicum : il vient de vincere, vaincre et toxicum pour poison. A noter que, dans sa famille, ses cousines les pervenches portent le nom de genre Vinca qui s’en rapproche mais renvoie en fait au caractère souple de ces plantes ! Elle apparaît aussi dans divers autres noms populaires locaux ou très anciens et abandonnés comme contre-poison ou antifarmacon.

On la retrouve de manière assez explicite : en italien, vincetossico ; en espagnol, vencetosigo, matavenevo (tue-poison), vence-veneno ; en occitan languedocien, erba del venin, ou en corse, vincitoscu.

Les analyses chimiques révèlent, surtout dans l’appareil souterrain, un riche arsenal chimique toxique avec des alcaloïdes, des flavonoïdes, des glucosides stéroliques, … L’ingestion d’extraits de ces racines provoque des vomissements et un effet purgatif qualifié de cathartique, i.e. fort mais pas drastique ! Peut-être que la réputation d’antipoison vient de là : on l’aurait utilisé pour provoquer des vomissements en cas d’empoisonnement ?

Il s’agit d’ailleurs là d’un trait commun à la plupart des Apocynacées avec des plantes très toxiques dont les pervenches. Mais, qui dit toxicité dit a priori des effets médicinaux potentiels contre certaines affections ou parasites. Ainsi, dans la famille, la pervenche de Madagascar (Cataranthus) est bien connue pour fournir des alcaloïdes toxiques utilisés en chimiothérapie anticancéreuse.

En dépit de sa toxicité élevée, le dompte-venin a donc quand même été utilisé comme dépuratif, diurétique ou sudorifique notamment dans le traitement de l’hydropisie. Son aura tient peut-être aussi à une mention dans les écrits de Dioscoride, médecin de l’Antiquité grecque, qui ont servi de référence absolue pendant longtemps : il le mentionne sous l’appellation « d’herbe aux animaux », capable d’ouvrir n’importe quelle porte fermée à clé ; sans doute une image pour ses capacités « d’ouvrir » le corps via les vomissements !

Vert foncé

S’il n’a pas de traits saillants, le dompte-venin n’en réunit pas moins suffisamment de caractères diagnostiques simples pour être identifiable même non fleuri.

Presque toujours, il se présente sous forme de touffes fournies, de 30 à 80cm de hauteur (rarement à un peu plus d’un mètre), comptant des dizaines de tiges dressées, non ramifiées, serrées, et feuillées de bas en haut : une certaine allure de mini-arbuste pour cette herbacée vivace. S’il jaunit dès la fin de l’été et tombe feuilles et tiges en automne, le dompte-venin persiste année après année via un appareil souterrain bien développé : un rhizome rampant aux racines blanches un peu charnues. Ce rhizome explique le port parfois plus étalé des touffes avec des tiges écartées de la touffe centrale.

Le feuillage frappe de loin par sa coloration vert foncé luisant (mais parfois aussi vert jaunâtre). Les feuilles, assez fermes, mais retombantes au bout d’un court pétiole, avec des nervures saillantes, sont en majorité opposées : un critère décisif peu commun. Ovales lancéolées, prolongées en pointe, la forme de leur base varie beaucoup allant d’arrondie à un peu en cœur (subcordée). Certaines rappellent celles des pervenches.

Toute la plante porte des poils couts simples et étoilés ; sous les feuilles, ils se localisent sur les nervures et on en retrouve en lignes le long des tiges d’aspect finement duveteux.

Etoiles à couronne

La floraison s’étale de mai à août selon l’altitude. Les tiers supérieurs des tiges se chargent de nombreuses inflorescences fournies, ramifiées, assez longuement pédonculées, à l’aisselle des feuilles : chacune compte de cinq à quarante fleurs de petite taille.

De loin, les fleurs semblent assez banales : un calice à cinq lobes séparés sous-tendant une corolle étoilée à cinq lobes profondément incisés. La coloration de celle-ci varie beaucoup selon les populations : blanc presque pur, blanc jaunâtre, verdâtre ou jaune verdâtre ! Ceci a d’ailleurs conduit à distinguer (en plus des variations des feuilles) de nombreuses « formes », parfois élevées au rang de sous-espèces mais très inconstantes : il s’agit simplement d’une plante variable !

Par contre, dès que l’on s’en approche et que l’on observe le cœur de la corolle, on est interpellé par une structure inhabituelle : cinq lobes arrondis encadrent un organe central dressé, lui aussi à structure pentamère. On appelle cet ensemble la corona (« couronne »), une structure très complexe typique des apocynacées de type asclépiade : on l’observe aussi par exemple (encore plus compliquée !) sur une plante ornementale bien connue, l’herbe à la ouate ou asclépiade de Syrie. On la trouve aussi chez les pervenches mais elle y est moins complexe.

Cette corona résulte de profondes transformations de l’appareil reproducteur : étamines et pistil, complètement remaniés, s’associent en une structure centrale, le gynostège, formé par les cinq étamines réunies et la tête du stigmate. La partie réceptive au pollen du large stigmate sommital comporte cinq fentes ou chambres recouvertes chacune par un petit capuchon membraneux. Quand un insecte se pose sur le stigmate central, ses pattes peuvent glisser et s’insérer dans une des chambres. L’insecte doit tirer pour extirper sa patte.

Mais sur la patte, un très curieux organe (pollinarium) s’est collé au passage : deux petits bras flexibles réunis par un corpuscule collant et portant chacun une masse de pollen aggloméré, une pollinie. L’insecte va ainsi transporter ce pollen cohérent et éventuellement toucher le stigmate d’une autre fleur sur lequel il se collera ! Ce dispositif effroyablement complexe (et encore nous ne sommes pas entrés dans les détails !) ressemble par convergence à celui des Orchidées, famille non apparentée.

Les fleurs du dompte-venin offrent un abondant nectar secrété par la corona. Elles sont visitées par divers insectes généralistes ; parmi les visiteurs efficaces (qui prennent à leur insu des pollinies sur leurs pattes), on a observé des abeilles, des mouches et des papillons de jour (voir chapitre Fragmenté).

Ouate

Les fleurs fécondées se transforment en longs fruits secs de 4 à 6cm de long, prolongés en pointe et avec le premier tiers renflé. D’abord vert, ils jaunissent avant de brunir et de sécher. Ils s’ouvrent alors selon une seule fente qui « ouvre » le fruit en deux. On parle de follicule pour désigner un tel fruit sec avec une seule ligne d’ouverture : on le retrouve chez les pervenches voisines mais aussi dans d’autres familles comme chez les ellébores (Renonculacées).

Ils sont souvent disposés par deux, pendants et écartés, un trait que l’on retrouve chez d’autres apocynacées comme le laurier-rose ou les pervenches. Leur silhouette effilée est sans doute à l’origine de l’association, inattendue de prime abord, du dompte-venin, avec … les hirondelles : en effet, on peut y voir la queue fourchue avec deux longs filets de l’hirondelle rustique (Hirundo en latin). Ainsi, pourraient s’expliquer le nom anglais de swallow-wort (herbe aux hirondelles), l’épithète latin du nom d’espèce, hirundinaria, ou bien encore quelques noms locaux savoureux comme cul d’arondelle ou herbe d’arontelle !

Une fois ouverts, les follicules révèlent leur contenu : de nombreuses graines brun roux, aplaties, très serrées, portant chacune une longue aigrette plumeuse. Elles se détachent progressivement et, soit elles tombent au sol, soit elles sont emportées par le vent (anémochorie). Vu leur extrême légèreté, elles peuvent ainsi connaître des déplacements à longue distance qui assurent la dispersion spatiale de l’espèce, à la manière des graines des saules ou peupliers.

Ces aigrettes plumeuses et brillantes émergent souvent par paquets et restent accrochées un temps au fruit ouvert qui tend à se déformer ; ceci explique d’autres surnoms du dompte-venin comme erba à l’oata (herbe à la ouate) en provençal ou contounodu (proche de coton) attesté dans le nord du Berry. Ce surnom s’applique aussi, avec encore plus de force, à l’une des proches cousines du dompte-venin, l’asclépiade de Syrie dont les follicules renflés, très chargés en graines cotonneuses, sont connus comme objets de décoration (les perruches).

Thermophile

Le dompte-venin se rencontre dans presque toute la France jusque dans l’étage subalpin (1800m) mais il n’est vraiment commun ou assez commun qu’en région méditerranéenne ou sur la moitié sud du littoral atlantique ; plus on va vers le nord et le nord-est, plus il est dispersé et devient rare ou très rare. Ceci correspond à son goût marqué pour des stations chaudes en plein soleil ou à mi-ombre. Pour autant, il monte jusqu’à 60°N en Europe du nord dans le sud de la Suède et de la Finlande (voir ci-dessous).

Ce caractère thermophile (aimant la chaleur) peut s’expliquer par ses origines. Au sein de la famille des Apocynacées, les dompte-venins se placent dans une tribu avec leurs équivalents tropicaux très proches (Tylophora). Des reconstitutions phylogénétiques permettent de retracer le scénario évolutif probable de leur émergence. Cette lignée apparaît en Afrique vers – 8Ma avec la fermeture de l’ancienne Téthys, ce vaste océan qui séparait l’Inde du reste de l’Asie. Deux lignées d’espèces dressées et adaptées à des climats tempérés vont émerger et coloniser vers le nord. Vers – 4,5Ma, au moment de la surrection du haut plateau tibétain, après la collision entre l’Inde et l’Asie (tectonique des plaques), les dompte-venins européens (quatre espèces) se détachent d’un groupe d’espèces des steppes d’Asie tempérée.

Côté sol, le dompte-venin prospère bien sur des substrats calcaires riches en cailloutis (chauds et secs) mais s’accommode aussi de terrains plus acides comme sur des roches métamorphiques ou granitiques (mais plus rare et plus dispersé). Il caractérise des stations à déficit hydrique annuel et résiste bien à la sécheresse via son appareil racinaire développé.

Ses habitats sont très variés mais presque toujours semi-forestiers : dunes littorales boisées ; pares-feux sableux des forêts littorales ; pelouses sèches en cours d’enfrichement ; landes ventées ou rocailleuses dont les landes à genêt purgatif (moyenne montagne) ou à cistes (Midi) ; lisières forestières (en compagnie par exemple du géranium sanguin) ; bois clairs et chemins forestiers dans des peuplements variés : chênaies vertes méditerranéennes, chênaies-hêtraies, chênaies pubescentes, pinèdes sur calcaire ; chênaies acidiphiles ; …

Fragmenté

Dans la majorité de ces milieux, même quand il est commun, le dompte-venin tend à former des « colonies » denses mais disjointes dans l’espace, soit autant de petites populations isolées les unes des autres. Plus on va vers le nord, plus ce caractère naturellement fragmenté de sa répartition s’affirme : ceci impose des contraintes sur l’avenir de ces populations avec entre autres les risques associés à une possible consanguinité qui affaiblit la survie à moyen terme.

Ce problème a été très étudié dans le sud de la Finlande où, bien qu’en limite nord de répartition, le dompte-venin est bien représenté et même en expansion récente (crise climatique sans doute). Là, il est installé dans un paysage très fragmenté : l’archipel de la mer Baltique au sud du pays. Depuis le retrait des glaciers quaternaires (- 12 000 ans) ce territoire ne cesse de connaître une « remontée » en altitude de 4-5mm par an suite à la fonte des glaces qui exerçait une pression considérable. Ainsi, au fil du temps, des îles sont apparues et ont été colonisées au fur et à mesure par le dompte-venin qui a profité de l’amélioration climatique post-glaciaire. Près de 700 îles sont déjà colonisées, soit autant de populations d’âge et de taille différentes : un terrain idéal pour les chercheurs !

Les études montrent que dans ce contexte très fragmenté le dompte-venin s’en sort malgré tout très bien : sur treize populations étudiées, aucune ne montrait de signes majeurs de consanguinité issue de pollinisations entre individus génétiquement proches. Ces résultats montrent qu’il y a donc des échanges génétiques entre populations pourtant disjointes ce qui signifie que le pollen (sous forme de pollinies collées aux insectes) et les fruits portés par le vent circulent à grande échelle.

Ceci suggère que, dans le cadre du changement climatique en cours, le dompte-venin devrait progresser assez facilement à partir des populations éloignées déjà existantes, … pour peu qu’il dispose de milieux non transformés ou détruits !

Convoité

Non seulement le dompte-venin est toxique pour les mammifères mais aussi pour nombre d’insectes généralistes ; ainsi, l’un de ses alcaloïdes, l’antofine, est connu pour son activité cytoxique (détruit les cellules). Cette toxicité a par contre sélectionné les espèces d’insectes herbivores capables de le consommer : certaines espèces, très spécialisées et inféodées sur le seul dompte-venin, ont coévolué en interaction avec lui. Elles ont de ce fait l’objet de nombreuses études scientifiques.

Capture d’écran sur le site 7-Biblio

La chenille d’un papillon nocturne, la plusie de l’asclépiade (Abrostola asclepiadis), se nourrit ainsi exclusivement du feuillage des dompte-venins. La répartition de ce papillon suit donc étroitement celle de sa plante-hôte : il est par exemple absent de Bretagne où le dompte-venin n’existe pas (climat et substrats défavorables). La chenille, très voyante, blanche mouchetée de noir et marquée de jaune vif, s’observe de juillet à septembre. Ses couleurs vives signalent sa toxicité acquise en consommant la plante (aposématisme).

Dans le nord et le centre de l’Europe, les fruits sont attaqués par les larves d’une mouche Téphritidé, une famille spécialisée dans le mode de vie gallicole. Les ailes des adultes (5-7mm de long) portent des marques distinctives dont un dessin en forme de U. Les larves grignotent les graines à l’intérieur des follicules encore verts. L’impact de cette mouche peut donc être important sur le succès reproductif de l’espèce ; en cas de consanguinité marquée, il a été montré que les populations résistaient moins bien à ce parasitisme.

Deux espèces de Cécidomyies (moucherons gallicoles) engendrent elles aussi des galles sur les fleurs ou fruits : leurs asticots blancs ou roux ont la particularité de sauter quand on les extrait de leur galle ! Contarinia asclepiadis se nourrit dans les parois des follicules (galle très peu visible extérieurement) tandis que Contarinia vincetoxici parasité les boutons floraux qui enflent et se déforment sans fleurir. Bien que très proches, ces deux espèces sont bien différentes : la seconde apparaît en début d’été (floraison) tandis que la première émerge un mois plus tard au moment des fruits. Des analyses génétiques montrent que ces deux espèces ne sont pas en fait très apparentées : elles ont adopté le dompte-venin comme plante hôte chacune de manière indépendante.

Punaises rouges et noires

Une des particularités du dompte-venin, bien connue des photographes naturalistes, est d’héberger au moins six espèces de punaises de la famille des Lygéidés qui partagent la même coloration bigarrée de rouge et de noir. Comme elles peuvent vivre en colonies denses, cela donne des scènes très photogéniques sur le fond vert foncé des touffes de dompte-venin. Ces espèces ne sont par contre pas exclusives des dompte-venins et peuvent se rencontrer sur diverses autres plantes. Comme pour les chenilles de la plusie (ci-dessus), leur coloration est aposématique et avertit les prédateurs éventuels (oiseaux surtout) qu’elles sont toxiques ou qu’elles ont très mauvais goût et qu’il vaut donc mieux éviter de les consommer. Elles se nourrissent des ovules non fécondés sur les fruits encore verts ou de graines mûres qu’elles piquent avec leur rostre (à la manière des gendarmes). Il ne semble pas qu’elles aient par contre un impact majeur sur le succès reproductif des dompte-venins vu qu’elles se nourrissent surtout de vieilles graines tombées au sol.

L’une des plus communes est la lygée équestre. Des expériences ont comparé la vulnérabilité de ces punaises selon qu’elles étaient élevées sur des dompte-venins toxiques ou sur des tournesols (non toxiques) : les secondes subissent plus d’attaques de la part de poulets que les premières. En groupes, celles élevées sur les dompte-venins subissent encore moins d’attaques. Ceci confirme l’importance, pour elles, de la toxicité de la plante-hôte qu’elle « récupère » comme moyen de protection et d eleur mode de vie (en groupes sociaux).

Bibliographie

1-Vincetoxicum and Tylophora (Apocynaceae: Asclepiadoideae: Asclepiadeae)—two sides of the same medal: Independent shifts from tropical to temperate habitats Sigrid Liede-Schumann et al. TAXON 61 (4) 2012: 803–825

2-Strong gene flow explains lack of mating system variationin the perennial herb, Vincetoxicum hirundinaria, in a fragmented landscape. Anne Muola et al. Nordic journal of Botany 2021

3-Pollinarium morphology of Vincetoxicum (Apocynaceae: Asclepiadoideae) in Turkey. S. GÜVEN et al. Phytotaxa 230 (1) : 022–038 2015

4-Ecology and biology of Euphranta connexa (Fabr.) (Diptera: Tephritidae) – a seed predator on Vincetoxicum hirundinaria Med. (Asclepiadaceae) Christer Solbreck Ent. Tidskr. 121 (2000)

5-Identity and phylogenetic status of two sibling gall midge species (Diptera: Cecidomyiidae: Contarinia) on the perennial herb Vincetoxicum hirundinaria OLOF WIDENFALK et al. Systematic Entomology 2002

6-Site Plant Parasites of Europe

7-Site L’épi-Net. Ces carnets du Lépidoptériste Français