Isopyrum thalictroides

11/03/2024 Les sous-bois des forêts fraîches à humides et au sol riche, au tout début du printemps, offrent au promeneur un spectacle haut en couleurs avec une série de floraisons : ce sont des plantes dites vernales qui fleurissent et fructifient avant la sortie des feuillages qui va fermer la canopée et intercepter la lumière. Elles profitent de la lumière qui arrive encore au sol et de l’humidité emmagasinée en hiver pour boucler leur cycle de vie. Ce sont par exemple les ficaires jaune d’or, les corydales rose, les petites pervenches bleues ou les anémones des bois blanches. Ces dernières dominent souvent en tapis denses. Mais il existe une autre espèce cousine, peu connue et plus rare, qui offre aussi à voir d’élégants tapis de fleurs blanches : l’isopyre faux-pigamon. On le confond d’ailleurs régulièrement avec sa cousine. Son nom un peu hermétique confirme son statut de « mal connu » : partons donc à sa rencontre pour mieux le connaître et apprendre à le distinguer de l’anémone des bois.

Faux-pigamon ?

L’isopyre se présente presque toujours en colonies très denses : comme l’anémone des bois, ses feuilles et tiges fleuries naissent depuis des tiges rampantes souterraines qui se ramifient dans l’humus riche et meuble, des rhizomes. Ils assurent à la plante sa pérennité : ses colonies se maintiennent ainsi très longtemps tant que son environnement forestier ne subit pas de transformation majeure.

Pour autant, comme la majorité des plantes vernales vivaces, l’isopyre n’a pas un feuillage persistant (voir ci-dessous) et chaque printemps, dès la fin février, il ressurgit de terre depuis ses rhizomes. Il faut apprendre à le reconnaître dès sa sortie, avant même l’amorce de la floraison qui ne va pas tarder : il forme alors des taches basses de 15 à 30cm de haut maximum d’un superbe vert tendre, nettement différent du vert assez sombre, souvent un peu pourpré, des anémones des bois. Il vire ensuite rapidement vers un vert grisâtre bleuté, glauque comme disent les botanistes.

C’est le feuillage qui lui a valu ce qualificatif de faux-pigamon, repris dans l’épithète latin thalictroides (de Thalictrum, nom de genre des pigamons) ; ceci n’aide guère le novice l’isopyre car les pigamons ne sont pas non plus des plantes très communes et très connues. Effectivement, la forme des découpures des feuilles de l’isopyre rappelle beaucoup celle des pigamons : portées sur un long pétiole, elles se découpent en lobes ovales et arrondis, un peu tronqués, répartis trois par trois sur des pétioles secondaires rattachés au pétiole basal. Cette découpure du feuillage lui confère finesse, légèreté et élégance. Noter que chaque lobe se termine par une petite pointe blanche bien visible : un autre bon critère de reconnaissance.

Du point de vue de la forme, on aurait pu tout autant le comparer à une autre plante et bien plus connue du grand public, l’ancolie. D’ailleurs, il existe une belle espèce de pigamon montagnard qui s’appelle le pigamon à feuilles d’ancolie. Décidément, ces trois-là sont vraiment liés et ce n’est pas un hasard comme nous le verrons plus loin.

Les tiges fleuries, nues à leur base, portent des feuilles plus petites avec seulement trois divisions ; elles sont accompagnées chacune à leur base d’une mini-feuille membraneuse, une stipule.

Avantage isopyre

La floraison commence dès mars et dure jusqu’en mai. Avant de décrire ses fleurs, j’avertis de mon impartialité totale : j’ai un grand faible pour l’isopyre que je trouve définitivement bien plus beau que l’anémone des bois, pourtant bien jolie !

La floraison s’annonce par les boutons floraux d’un blanc pur laiteux sans égal, portés sur de longs (2à 3cm) et fins pédicelles qui montent à l’aisselle de mini feuilles, des bractées. Chaque tige porte quelques fleurs. Les pédicelles s’inclinent et les boutons s’ouvrent, révélant de délicates étoiles blanches. A l’échelle de la colonie, on dirait une myriade de petites fées en robes blanches qui dansent juste au-dessus du feuillage.

Les fleurs ont la même structure que celles des anémones mais en plus petit : 2cm de diamètre maximum. Il faut s’approcher de près pour bien en apprécier les détails. Les cinq pièces blanches externes qui font penser à une corolle sont en fait des sépales à allure de pétales (tépales) et les vrais pétales se trouvent à l’intérieur sous forme de cinq éléments tubuleux très courts (1 à 2mm) qui produisent le nectar. On retrouve cette structure chez les autres Renonculacées comme chez les hellébores ou les nigelles. On n’observe jamais de teinte rose sur les sépales comme c’est le cas souvent chez les anémones des bois.

Un cercle d’étamines nombreuses aux anthères jaunes apporte une note contrastée dans ce décor blanc et encadre les pistils. A ce niveau, la différence est marquée avec l’anémone des bois : au lieu d’une tête globuleuse composée de dizaines de petits pistils, on n’a ici qu’un ou deux éléments aplatis (voir ci-dessous).

Isopyre

Le temps presse : les feuilles des arbres commencent à pointer. Les pistils doivent être fécondés au plus vite pour produire des fruits et boucler le cycle.

Grâce aux pétales nectarifères (voir ci-dessus) et à la blancheur éclatante de ses sépales, l’isopyre réussit à attirer divers insectes : des abeilles domestiques et solitaires, des syrphes, des moucherons, des bourdons, et parfois des papillons. Mais, souvent, dans ses milieux de vie frais et à cette saison où la météo est fluctuante, les visites peuvent rester rares. Il faut de plus composer avec la concurrence des voisines dont les anémones. Le port en tapis denses aide à attirer « le chaland pollinisateur » par son effet de masse.

Les sépales et étamines tombent rapidement et révèlent un ou deux (rarement trois) pistils devenus fruits. Aplatis, de forme ovale allongée, sans pédicelle porteur, longs d’environ 1cm, ils portent au sommet un bec droit qui correspond au style persistant. Chacun renferme plusieurs graines disposées sur deux rangs. Comme ces fruits secs ne s’ouvrent que par un côté, on parle de follicules comme chez les ancolies. Rien à voir donc avec ceux des anémones qui sont des akènes, des fruits secs à une seule graine et qui ne s’ouvrent pas.

Une fois les fruits formés, la plante commence à jaunir et à décliner. En juin au plus tard, elle aura disparu de la scène des sous-bois … au moins pour ses parties aériennes. Le temps du printemps, via ses feuilles, elle a rechargé en réserves ses rhizomes, se préparant ainsi dès maintenant pour le cycle de l’année suivante : elle va attendre sous terre sa nouvelle heure.

Ces fruits seraient, pour certains auteurs, à l’origine du nom de genre peu transparent : Isopyrum, à partir des racines iso, identique et pyrum, le blé ; donc semblables à des grains de blé ? Étymologie peu convaincante d’autant que d’autres font dériver ce nom de pyros, le feu par allusion à la saveur brûlante de cette plante (voir sa toxicité) !

Marqueur écologique

L’isopyre est bien moins répandu que sa cousine l’anémone des bois. En France, il est globalement assez rare et absent du Nord, du Nord-Est, des Alpes du sud et des plaines méditerranéennes. Ses bastions se situent dans le bassin moyen du Rhône, l’ensemble du massif Central et ses bordures et les Pyrénées. En montagne, il monte jusqu’à 1200m. Ailleurs, en plaine et régions de collines, il est présent en stations très disjointes et très localisées mais pouvant persister depuis des siècles. Par exemple en Vendée, on n’en connaît sur le département que six stations.

Cette rareté relative s’explique entre autres par ses exigences écologiques plus strictes : il lui faut des sites ombragés sur des sols très frais à humides et non acides, riches en éléments nutritifs. De ce fait, il se montre très sensible aux coupes forestières brutales et étendues qui modifient l’humidité de ses stations et l’exposent à la belle saison à l’ensoleillement direct desséchant. Les épisodes de canicule et sécheresse accentuent cette fragilité. Ceci en fait un des indicateurs floristiques de « forêts anciennes ». Dans de nombreuses régions d’Europe, il est classé sur la liste rouge des espèces menacées. L’isolement de ses stations en plaine conduit aussi à une perte de diversité génétique et donc une moindre fécondité pour assurer son renouvellement : il ne se maintient que via ses rhizomes par multiplication végétative.

Pour le rencontrer, il faut parcourir les forêts fraîches de feuillus (charmes, chênes, frênes, …), les hêtraies de moyenne montagne, les forêts mixtes montagnardes, … Il affectionne les fonds de vallons encaissés où le ruissellement a entraîné les éléments nutritifs depuis les pentes vers le fonds ainsi très enrichi et, très souvent, le long de ruisseaux ou rivières forestières, sur les alluvions enrichies par les crues qui forment un bourrelet sur la rive.

Parmi les plantes qui l’accompagnent le plus souvent, outre l’anémone des bois, citons la primevère élevée, la moscatelline, la ficaire, l’hellébore vert, l’ail des ours, la scille à deux feuilles, …

Renonculacée toxique

Comme la majeure partie des membres de cette riche famille (plus de 2500 espèces dans le monde), l’isopyre renferme diverses substances toxiques de type alcaloïdes très toxiques et irritantes qui les protègent des attaques des herbivores. Dans ses racines notamment, on trouve des alcaloïdes de la famille dite des BBI (bisbenzylisoquinoléines ; plus de 500 molécules connues) utilisés dans de nombreux pays tropicaux comme ingrédients de préparations médicales ou pour empoisonner des pointes de flèches. Deux d’entre eux ont été identifiés chez l’isopyre, la tétrandrine et la penduline, et testés comme actifs contre le Plasmodium responsable de la malaria ou paludisme au moins en culture.

Nous avons évoqué à plusieurs reprises les ressemblances de l’isopyre à différents niveaux avec d’autres renonculacées. Les analyses moléculaires récentes permettent de clarifier son apparentement avec les autres genres de Renonculacées (62 au total). On découpe la famille en plusieurs sous-familles. Les isopyres se placent dans la sous-famille des Pigamons (Thalictroidées) avec huit autres genres dont les ancolies (Aquilegia) et les pigamons (Thalictrum). Les anémones se situent dans une autre sous-famille et ne sont donc pas étroitement apparentées aux isopyres.

Parasites

Plusie des pigamons (site Lepinet)

Du fait sans doute de cette toxicité, l’isopyre a peu d’ennemis herbivores. Dans la base de données en ligne Plant Parasites of Europe, on ne cite qu’une seule espèce de papillon nocturne dont la chenille peut, occasionnellement consommer des feuilles d’isopyre : une très belle noctuelle d’un pourpre foncé, limitée aux Alpes et aux corbières, la plusie des pigamons (Panchrysia v-argenteum) ; sa chenille se nourrit surtout sur les pigamons … preuve supplémentaire de la prenté avec l’isopyre.

Par contre, comme chez d’autres espèces vernales vivant dans des lieux frais et au feuillage tendre comme la moscatelline ou la corydale, le feuillage de l’isopyre est attaqué par plusieurs rouilles, des champignons parasites. Ils créent des taches (fructifications) ou un feutrage blanc, le plus souvent sous les feuilles et induisent des déformations et peuvent provoquer la stérilité des plants atteints. Cinq espèces différentes sont citées dans la base de données et deux d’entre elles seraient spécifiques des isopyres dont une au nom latin qui dit tout : Plasmoverna isopyri-thalictroidis !

Bibliographie

Flora Gallica. JM tison et B. de Foucault. Ed. Biotope 2014

Flore forestière française. Tome 1. JC Rameau et al. Ed. IDF.

In Vitro Antimalarial Activity of Penduline, a Bisbenzylisoquinoline from Isopyrum thalictroides ALEXIS VALENTIN et al. ANTIMICROBIAL AGENTS AND CHEMOTHERAPY, Oct. 1997, p. 2305–2307 Vol. 41, No. 10

Subfamilial and tribal relationships of Ranunculaceae: evidence from eight molecular markers. Guillaume Cossard et al. Plant Syst Evol 2016

Site Lepinet

Site Plant parasites of Europe