Sonchus arvensis subsp. arvensis

10 07 2023 Parmi les grandes adventices communes des champs cultivés, j’ai toujours eu un faible pour le laiteron des champs, élégant et attractif avec ses grands capitules jaune vif haut perchés. Depuis deux semaines, à la faveur d’une météo chaude et orageuse très favorable au développement des adventices, j’ai entrepris une prospection systématique des champs cultivés dans la plaine de Limagne près de chez moi. Je cherche à me familiariser avec ces végétaux trop négligés et souvent méprisés par les naturalistes ; j’engrange des observations et des clichés qui alimenteront une série de chroniques que je vais consacrer à ces belles des champs.

Abeilles solitaires sur des laiterons des champs en bordure d’un champ de maïs

A cette occasion, j’ai découvert une autre facette remarquable du laiteron des champs à laquelle je n’avais jamais prêté attention auparavant : son incroyable attractivité envers les petites espèces d’abeilles solitaires. Sur chaque colonie de ces laiterons, ce sont des dizaines de ces minuscules diablotins, affairés et barbouillés de pollen, que j’ai pu observer. Alors, raison de plus pour célébrer cette belle adventice méconnue.

Laiteron

La flore de France compte huit espèces de laiterons (genre Sonchus). Trois d’entre elles sont communes et essentiellement adventices : le laiteron âpre (S. asper), le laiteron potager (S. oleraceus) et le laiteron des champs. Parmi les autres espèces plus rares et spécialisées, nous avons le laiteron tubéreux, une espèce littorale.

L’étymologie de laiteron ne fait guère de mystère : ce nom renvoie au « lait » abondant (latex blanc) qui s’écoule de ces plantes quand on casse une feuille ou une tige. Ce nom apparaît au milieu du 16ème siècle sous la forme laicteron dérivée du latin lactarius (qui a rapport au lait : voir les champignons appelés lactaires). Dès la fin du 14ème siècle deux autres formes étaient déjà utilisées et perdurent encore dans certaines régions de France : lasseron encore usité en Flandre, Normandie et dans le Centre ; lasson en Lorraine. En occitan, on trouve de nombreux termes proches tous aussi évocateurs : laitisson, lacheta, lachasson, lachairon,

Cette racine « laitière » se retrouve dans le nom allemand milchdistel. Les anglo-saxons le surnomment parfois milk thistle soit « chardon laiteux » : la référence au chardon concerne surtout le laiteron âpre, le seul qui ait vraiment un feuillage presque épineux. Le plus souvent, les anglais les nomme sowthistle, soit « chardons pour porc ».

L’épithète arvensis du nom latin de notre laiteron signifie « des champs » et est repris dans le nom vernaculaire tout comme en anglais field ou corn sowthistle. Au Canada (où l’espèce est naturalisée), on le surnomme le roi des champs car là-bas il se comporte en super-invasive. Cela dit, le laiteron âpre mériterait tout autant ce qualificatif « des champs » !

Laitière

Dès que l’on casse ou déchire une feuille, il s’en échappe effectivement un lait blanc abondant à odeur très forte. Ce latex constitue une protection contre les attaques d’herbivores non équipés pour faire face à cet écoulement poisseux et riche en substances répulsives.

Chez ce laiteron, les feuilles ont une répartition très inégale au long des tiges. Elles sont très nombreuses, grandes et serrées dans le tiers inférieur et de plus en plus éparses et petites quand on monte le long des deux tiers supérieurs.

Ces feuilles, d’un vert foncé bleuté et cireux (glauques), longues de 5 à 30cm, embrassent la tige par deux oreillettes arrondies et plaquées. Leur contour varie considérablement du bas vers le haut et d’une plante à l’autre. Certaines sont presque entières ; d’autres sont lobées dentées et certaines profondément découpées. Toutes ont leurs marges dentées à dents aigues plus ou moins grossières. Ces feuilles rappellent un peu celles de la laitue boussole, autre adventice très commune mais elles sont dépourvues de poils raides crochus sous la nervure centrale de la feuille.

La jeune plante élabore d’abord une rosette de feuilles très allongées étroites, étalées au sol, avant de développer les tiges au milieu du printemps. Les tiges creuses se cassent facilement. Finement cannelées, elles portent dans leur moitié supérieure des poils glanduleux à tête jaunâtre, très épars. Comme les feuilles, les tiges ont une teinte bleutée du fait de leur revêtement cireux.

Super vivace

Le laiteron des champs se démarque très nettement de ses deux compères, adventices annuelles ou bisannuelles, par son caractère super-vivace vu sa capacité sidérante de multiplication végétative.

L’appareil souterrain comprend un double jeu de tiges souterraines, pouvant atteindre 5mm de diamètre. Il y a un rhizome vertical assez court (mais qui peut descendre jusqu’à 2m de profondeur) duquel se détachent des rejets horizontaux souterrains. Ces « racines-tiges » peuvent produire des rejets à partir de bourgeons végétatifs. La majorité de ces rejets émerge et s’étale dans les dix premiers centimètres du sol mais des rejets peuvent démarrer à plus de vingt centimètres de profondeur.

Sur une plantule initiale née de la germination d’une graine, dès le stade quatre feuilles, le rhizome vertical commence à élaborer des rejets latéraux qui s’allongent. Ceux-ci élaborent à leur tour des rosettes puis des tiges ; dès le stade 5 à 7 feuilles, grâce à la photosynthèse, chaque nouvelle plante envoie des réserves nutritives vers les rejets qui s’épaississent rapidement. Ainsi, se forment des colonies clonales (issues en fait d’un seul individu initial) qui progressent de 0,5 à 2,8m par an avec des dizaines « d’individus » reliés entre eux sous terre !

Dans les champs cultivés, le labour en fin de saison va fragmenter ces tiges mais ne touche pas les plus profondes. Pour autant, chaque fragment découpé peut à son tour redémarrer, fort de son stock de réserves. Un morceau de 1cm de long isolé peut redonner une plante l’année suivante, laquelle fleurira dans l’année ! La longueur du tronçon va influer sur le nombre de capitules produits par la nouvelle plante et la hauteur des tiges.

On comprend bien alors pourquoi le laiteron des champs réussit si bien à prospérer dans les cultures annuelles soumises à un labour annuel en dépit de son caractère vivace, a priori incompatible avec cette perturbation brutale et radicale. Seul le cirse des champs doté d’un appareil souterrain du même type fait jeu égal avec ce laiteron.

Super beau

La floraison qui s’étale de juillet à octobre permet de repérer très facilement cette plante superbe, même de loin. Toujours en colonies denses de dizaines de pieds côte à côte, elle dresse ses tiges droites et nombreuses jusqu’à 1,50m de haut. Elles se terminent par des inflorescences lâches très ramifiées :  des pédoncules dénudés, de 2 à 8cm de long, portent haut de larges capitules de 3 à 5cm de diamètre.

Chaque capitule compte entre 150 et 240 fleurs élémentaires (fleurons), très serrés, d’un jaune intense tirant souvent sur l’orangé. La teinte orangée se prolonge sur les bractées de l’involucre (la coupe de petites feuilles qui sous-tend le capitule) et les pédoncules, sous la forme de gros poils raides glanduleux très attrayants. Les fleurons sont de type ligulé comme chez la laitue de Plumier ou les pissenlits.

Ces capitules s’ouvrent deux à trois heures après le lever du soleil et se resserrent en début d’après-midi ou par temps couvert. La floraison des fleurons progresse de la périphérie vers l’intérieur et chaque fleuron présente d’abord ses étamines avec le pollen mis en avant comme chez les tournesols. Dans un second temps, le fleuron déploie son double stigmate.

Cette floraison généreuse et prolongée, faite de grands capitules faciles d’accès, composés de fleurons qui offrent nectar et pollen en abondance, ne manque pas d’attirer une foule de pollinisateurs : essentiellement des hyménoptères (abeilles) et des coléoptères floricoles. Comme indiqué dans l’introduction, les visiteurs dominants sont de petites abeilles solitaires (au sens de non sociales) noires. Il faut les voir se « vautrer » au milieu des capitules, le corps couché sur le côté et tournant autour des fleurons ; elles se chargent ainsi de pollen sur le dessous du corps ou sur les pattes selon les espèces et les genres. on y observe aussi beaucoup de syrphes dont les petites syrphes porte-plumes.

A ce titre, le laiteron des champs constitue donc une plante corne d’abondance, essentielle pour le maintien des populations de ces pollinisateurs auxiliaires : à cette période de l’année, les ressources florales sauvages commencent à se raréfier et les plantes cultivées entomophiles sont passées (colza) ou vont rapidement passer (tournesol).

Super prolifique

Non content de se multiplier activement par voie végétative souterraine, la laiteron des champs se montre tout aussi efficace en reproduction sexuée via ses graines à partir des fleurs.

Les fleurs fécondées donnent des fruits-graines uniques, des akènes typiques des Astéracées ou Composées dotés en plus d’un pappus de poils ou aigrette. Les akènes aplatis, noirâtres, portent sur chaque face cinq à sept côtes bien marquées et une striation transversale bien visible avec une simple loupe et typique de ce laiteron. L’aigrette, fixée au sommet de l’akène (pas de bec porteur, comme chez le pissenlit ou la porcelle), se compose de longs poils fins et flexibles très doux, quatre fois plus longs que l’akène, mêlés de quelques soies raides.

La dispersion se fait surtout par le vent : on a mesuré une distance maximale de dispersion de 10m pour une vitesse de vent de 16 km/h. par ailleurs, les poils de l’aigrette portent des filaments crochus qui peuvent s’accrocher aux vêtements, aux objets ou à la fourrure d’animaux : ceci apporte une seconde voie de dispersion à plus grande distance. La contamination des semences de céréales par des graines de laiteron permet aussi une dispersion à très grande échelle.

Les fleurons individuels fonctionnent sur le mode auto-incompatible : l’ovule ne peut être fécondé que par du pollen venant d’un autre pied génétiquement différent (donc pas de la même colonie clonale). La fécondation des ovules dépend donc entièrement du transfert de pollen « étranger » par des insectes. Ceci limite quelque peu le potentiel reproducteur : sur 200 fleurons en moyenne/capitule, on obtient de 20 à 80 graines viables selon les années et les conditions. Il n’empêche qu’on a pu compter jusqu’à 20 000 akènes par pied.

Les akènes libérés peuvent germer dès leur arrivée au sol en cours d’été si le sol est assez humide. Plus de 80% des akènes produits germent ainsi de suite. Les autres entrent dans la banque de graines du sol et peuvent y persister au moins trois ans.

Ainsi le laiteron des champs dispose de ce second potentiel de multiplication via ses graines avec l’avantage clé qu’elles résultent d’une pollinisation croisée soit une grande diversité génétique propice aux adaptations rapides à de nouvelles situations.

Adventice

Le laiteron des champs est largement répandu dans une grande partie de l’Europe (plus rare vers le sud) et de l’Asie occidentale. Il s’est naturalisé et est devenu très invasif en Amérique du Nord et du Sud, en Australie, Nouvelle-Zélande, …

Écologiquement, il a besoin d’une certaine humidité du sol (espèce hygrocline), d’un sol enrichi (nitrocline) et fuit les sols trop acides (surtout calcicole). Il préfère les sols lourds argileux ou limoneux riches en humus.

On le trouve en situation primaire (milieu originel) dans des zones un peu marécageuses, y compris dans des milieux littoraux comme des marais salés côtiers ou des creux humides dans les dunes littorales.

Les champs cultivés, où il abonde le plus, représentent un milieu secondaire qu’il a colonisé avec le développement des surfaces cultivées. Ainsi, en Limagne auvergnate, on le trouve aussi bien en lisière des champs de maïs et de tournesol ou de céréales (cultures annuelles) qu’au bord des fossés vestiges du drainage des anciens marais qui couvraient cette plaine il y a un peu plus d’un siècle.

Sa multiplication végétative intense peut le rendre compétiteur des cultures dans lesquelles il se développe. De plus, il se montre naturellement assez résistant à la plupart des herbicides via son revêtement cireux et son caractère très vivace. En Scandinavie, on a observé au cours des dernières décennies une forte expansion de cette espèce que l’on attribue d’une part à la généralisation du non-labour en automne et d’autre part à l’augmentation significative des surfaces cultivées en agriculture biologique, sans recours aux herbicides.

Pour limiter son expansion éventuelle, si elle affecte réellement les rendements, on conseille de cultiver des plantes à croissance initiale précoce rapide qui vont le priver de lumière (à cause de son développement plus tardif estival) et l’empêcher de recharger ses organes souterrains en réserves. Les parcelles fortement envahies peuvent être mises en jachère et fauchées à plusieurs reprises sur une saison de manière à épuiser ses réserves. Le feuillage peut même être récolté comme fourrage apprécié du bétail et des lapins. Les couverts intermédiaires semés en automne sur les éteules freinent aussi son développement.

Une fois de plus, cet exemple nous amène à nuancer fortement l’image négative systématique que l’on colle aux adventices de grande taille comme le laiteron des champs. Son rôle écologique de fournisseur de ressources florales pour pollinisateurs mérite d’être pris en considération dans la gestion des parcelles cultivées où il a toute sa place au moins sur les bordures.

Bibliographie

Site du Centre National de ressources Textuelles et Linguistiques

THE BIOLOGY OF CANADIAN WEEDS. 94. Sonchus arvensis L. WANDA K. LEMNA et al. Can. .J. Plant Sci. 70: 509-532 (1990)

Effects of root fragmentation on generative reproduction of Sonchus arvensis Saghi Anbari et al. ACTA AGRICULTURAE SCANDINAVICA, SECTION B – SOIL & PLANT SCIENCE, 2016 VOL. 66, NO. 5, 391–398

Population dynamics and nitrogen allocation of Sonchus arvensis L. in relation to initial root size. Saghi Anbari et al. (2016) Acta Agriculturae Scandinavica, Section B — Soil & Plant Science, 66:1, 75-84,