22/01/2024 Les politiques agricoles européennes ont encouragé l’extension des cultures pollinisées par les insectes (notamment les cultures pour biocarburants) ce qui a considérablement amplifié la demande en ruches d’abeilles domestiques (1) pour assurer le service de pollinisation. Ces besoins ont augmenté 4,9 fois plus vite que les stocks d’abeilles domestiques disponibles : de ce fait, dans 22 pays européens, plus de 90% des demandes n’ont pu être satisfaites ces dernières années. Or, pour certaines cultures comme les vergers de pommiers, la dépendance envers les insectes pollinisateurs, tout particulièrement les « abeilles », est quasiment absolue.

Du coup, les recherches se sont réorientées vers un groupe naturel un peu oublié : les « abeilles sauvages », non gérées ni élevées par l’Humain. Plusieurs études viennent successivement de démontrer ce que l’on avait un peu pressenti mais laissé de côté : les « abeilles sauvages » font très bien ce job et même mieux que les abeilles domestiques !

Abeilles et « abeilles »

Avant d’entrer dans le vif du sujet, précisons d’abord ce que nous entendons par abeilles. Pour le grand public, abeilles équivaut en fait à l’abeille domestique ou abeille à miel (Apis mellifera). Mais, en fait, elle est une espèce particulière, dans l’ordre des Hyménoptères, devenue semi-domestique, parmi les milliers d’autres (entre 5 et 6000 dans le monde) que compte sa famille les Apidés. Or, une majorité de ces dernières, les « autres » abeilles, fonctionnent de la même manière que l’abeille domestique et sont susceptibles tout autant d’assurer le service de pollinisation des plantes à fleurs.

Parmi elles figurent : les bourdons, les xylocopes ou abeilles charpentières et l’immense groupe des abeilles dites solitaires ; parmi ces dernières, on trouve une foule de genres : osmies, andrènes, halictes, mégachiles, anthophores, collètes, mélittes, anthidies, sphécodes, … Soit des centaines d’espèces rien qu’en France.

Donc, dans la suite de cette chronique, sous l’appellation abeilles sauvages (en enlevant les guillemets pour alléger !), nous inclurons toutes ces espèces même si dans le détail elles ne portent pas le nom spécifique d’abeilles ! En plus, ceci nous permettra de nous aligner avec la littérature scientifique anglo-saxonne où bees désigne tous les Apidés, l’abeille domestique étant nommée honeybee.

Dépendance

Mais pourquoi les pommiers sont-ils si tant concernés par la pollinisation par les abeilles ?  

D’une part, leurs fleurs, comme celles de la majorité des Rosacées, ont une structure adaptée à la pollinisation entomophile (par des insectes) : elles offrent les deux récompenses nutritives (pollen et nectar), sont très voyantes, largement ouvertes et leur floraison est massive.

Dans le cas des pommiers, on observe que ce sont des abeilles sauvages et domestiques qui visitent ces fleurs et assurent l’essentiel du service ; mais, on peut aussi observer d’autres visiteurs comme des fourmis, des cétoines, des syrphes : simplement, ces insectes ne se montrent pas très efficaces pour polliniser ces fleurs.

D’autre part, les variétés cultivées (cultivars) de pommiers sont auto-incompatibles : le pollen d’une fleur d’un arbre donné ne pourra pas germer sur le stigmate d’une fleur du même arbre et assurer la fécondation des ovules (les futurs pépins) et déclencher la formation du faux-fruit botanique qu’est la pomme. Cette contrainte va même au-delà des individus : la pollinisation n’est efficace que si une fleur d’un arbre d’une variété A reçoit du pollen d’un arbre d’une autre variété compatible B (pollinisation croisée) !

De ce fait, les pomiculteurs plantent les vergers en intégrant une rangée d’une variété connue comme bonne pollinisatrice tous les deux ou trois rangs de la variété ciblée pour sa production de fruits. Et donc, pour que ça marche, il faudra que les pollinisateurs (les abeilles donc) jouent le jeu d’aller et venir régulièrement entre les uns et les autres !

Pour évaluer l’efficacité de la pollinisation, les chercheurs s’appuient sur deux indicateurs. Soit, ils mesurent la quantité de graines (pépins) bien formées dans les fruits, signe d’une pollinisation croisée optimale. Soit, ils s’appuient sur un des stades-repères du développement annuel des pommiers : compter le nombre de fruits embryonnaires formés au stade dit « du calice ». C’est le stade qui suit la pleine floraison quand tous les pétales sont tombés mais avec le calice qui persiste et l’ovaire un peu gonflé qui atteste de la réussite de la fécondation. L’avantage de choisir ce stade précoce est d’éliminer dans l’interprétation des résultats la part liée aux aléas (sécheresse, ravageurs, compétition,  ..)  que vont subir ensuite ses jeunes fruits en devenir (nouaison puis maturation) et sans lien avec la pollinisation.

Indices

Nous allons exposer les résultats de deux études récentes menées sur des vergers de pommiers aux U.S.A. dans un contexte climatique et faunistique très proche du cadre européen. Mais, voyons d’abord ce qui a conduit les chercheurs à se (ré)intéresser aux abeilles sauvages en tant que pollinisatrices des pommiers.

Une méta-analyse portant sur 29 publications scientifiques dans le monde entier (2) concluait en 2013 que la production de fruits augmente significativement dans les contextes avec une grande richesse en espèces d’abeilles sauvages ; même quand des abeilles domestiques sont par ailleurs en service, la présence d’une diversité d’abeilles sauvages fait augmenter les rendements. Une hausse des visites des abeilles sauvages améliore la production de fruits deux fois plus qu’une augmentation équivalente des visites des abeilles domestiques ! Ce résultat suggère que les abeilles sauvages contribuent de manière unique à la pollinisation des arbres fruitiers et complètent l’action des abeilles domestiques.

Une autre étude (3) est encore plus parlante : elle a été conduite dans une culture dédiée à la production de semences de tournesol hybride. Pour cela, on cultive côte à côte, en rangées séparées, des cultivars mâles-fertiles (qui produisent du pollen) et des mâles-stériles (qui produisent seulement du nectar). Dans ce cas, le transfert de pollen des premiers vers les seconds est crucial et les abeilles domestiques se montrent alors relativement inefficaces car elles n’exploitent que les fleurs d’un type à la fois (et surtout celles à nectar). La présence d’abeilles sauvages augmente l’efficacité de pollinisation croisée d’un facteur cinq grâce à leurs interventions directes mais aussi, de manière très inattendue, via leurs interactions avec les domestiques : elles les « embêtent » (tentatives d’accouplements, compétition sur les fleurs, …) ce qui incite les domestiques à changer de rang bien plus souvent ! On parle d’une interaction indirecte du type facilitation en se plaçant du point de vue du tournesol qui en bénéficie.

On voit donc que, clairement, il y a du potentiel du côté des abeilles sauvages quant à la pollinisation efficace des arbres fruitiers.

Confirmation

Une étude de 2015 (4) vient confirmer nettement cette hypothèse. Les chercheurs ont suivi des vergers de pommiers, les uns avec des ruchers d’abeilles domestiques, les autres sans, mais tous situés dans un contexte environnemental riche en espèces et en populations d’abeilles sauvages. Ils démontrent d’une part qu’ajouter des abeilles domestiques n’améliore pas la production de fruits ni en quantité, ni en qualité. Les analyses pointent vers deux facteurs clés déterminants pour la production de fruits : les gelées tardives qui impactent les fruits en formation et la richesse en espèces d’abeilles sauvages. Ceci souligne clairement leur rôle critique dans la pollinisation des pommiers. Une observation indirecte confirme cette importance : sur un arbre donné, les branches serrées et peu accessibles aux pollinisateurs produisent nettement moins.

Et pourtant dans cette étude, les abeilles domestiques sont bien abondantes et actives : elles représentent 51% des visites observées aux fleurs de pommiers ce qui signifie que le bât blesse au niveau de leur efficacité (voir paragraphe ci-dessous).

Après la prise en compte du facteur gelées, les analyses statistiques montrent qu’ajouter une nouvelle espèce d’abeille sauvage induit une augmentation de la fructification de 0,8% ; or, les pommiculteurs considèrent qu’avec 10% des fleurs fécondées qui fructifient, on atteint un seuil de rentabilité économique. Ajouter dans ce contexte 1% n’est donc pas négligeable du tout ! D’autant quand on connaît la diversité potentielle des abeilles sauvages qui se chiffre en dizaines d’espèces : au moins 30 ici, dans cette étude.

D’autres études avec d’autres productions agricoles confirment que l’identité des pollinisateurs importe bien plus que leurs effectifs ; l’abondance ne devient un facteur clé que dans des contextes particuliers de cultures ou de régions (par exemple naturellement pauvres en diversité d’abeilles).

Une autre étude (5) apporte un autre critère en plus de la richesse en espèces sauvages : la diversité des types fonctionnels : selon la taille du corps, la pilosité, les sites de reproduction (potentiellement possibles dans les vergers), le caractère plus ou moins social (espèces vraiment solitaires versus solitaires mais en colonies), les espèces vont assurer un service différent. L’étude montre que le nombre de pépins dans les fruits triple (signe d’une très bonne pollinisation) quand le nombre de types fonctionnels d’abeilles sauvages passe de moins de deux à plus de quatre.

Explications

On reste évidemment interloqué par ces résultats surtout face à l’aura dont bénéficient depuis toujours les abeilles domestiques censées être les meilleures pollinisatrices partout et tout le temps ! L’étude ci-dessus n’a pas cherché à élucider les mécanismes en jeu mais avance néanmoins des hypothèses basées sur la connaissance des mœurs respectives des abeilles.

On sait que les abeilles domestiques récoltent surtout le nectar en période de floraison des pommiers : des comptages montrent que seulement 3% d’entre elles cherchent à récolter du pollen. De plus, elles abordent l’intérieur des fleurs en forme de coupes des pommiers de côté ce qui limite fortement les chances de contact avec le stigmate et donc de transférer du pollen …. qu’elles portent très peu ! Elles tendent aussi à se spécialiser à un moment donné sur une variété de pommier qu’elles exploitent arbre après arbre : or, nous avons vu qu’il fallait des échanges entre variétés. Elles se concentrent aussi sur les arbres les plus densément fleuris d’où une pollinisation sélective qui laisse de côté les autres arbres. Elles visitent surtout la canopée fleurie et délaissent les branches basses qui produisent donc moins de fruits. Les abeilles sauvages se montrent bien moins sélectives à cet égard : elles ne butinent que dans un rayon assez court par rapport à leurs sites de reproduction alors que les domestiques n’hésitent à pas parcourir de grandes distances pour exploiter une ressource dense et fournie.

Les abeilles domestiques restent très sensibles à la météo notamment au vent et aux épisodes froids (relativement), fréquents au moment de la floraison des pommiers. Les bourdons ou les andrènes au corps velu sont bien plus tolérants au froid et leur pilosité récupère plus de pollen.

Dans une communauté diversifiée d’abeilles sauvages, les dates d’émergence des adultes et les périodes de collecte ont bien plus de chances d’être complémentaires et de couvrir l’ensemble de la période. Plus la communauté est riche, et plus il y aura de chances qu’elle renferme une ou deux espèces particulièrement efficaces sur les pommiers. Cette efficacité tient à leur comportement quand elles butinent, la quantité de pollen prise en charge, la fidélité à une espèce de plante. Enfin, dans un contexte perturbé (changement climatique, interventions humaines défavorables), certaines espèces plus résilientes pourront en remplacer d’autres (processus de redondance).

Actions

Fort de toutes ses données, on peut donc dégager un certain nombre de préconisations visant à favoriser la richesse en espèces et en types fonctionnels d’abeilles sauvages en complément des abeilles domestiques. L’avantage colossal des abeilles sauvages est qu’on n’a pas besoin de les « apporter » et de les entretenir : juste faire en sorte qu’elles s’installent et prospèrent ; en plus, on s’inscrit alors pleinement dans une démarche de lutte contre le déclin général de la biodiversité ! Par contre, évidemment, on ne récoltera pas de miel !

On connaît en fait les solutions déjà mises en œuvre dans d’autres modes de gestion en faveur des pollinisateurs. Maintenir une riche diversité florale naturelle dans les vergers (inter rangs) et autour d’eux : favoriser la diversité des espèces sauvages locales plutôt qu’introduire des mélanges floraux pas toujours adaptés et coûteux ; entretenir ou restaurer une matrice paysagère avec des éléments semi-naturels incluant des zones boisées, des haies, des fossés, des prairies ou pelouses semi-naturelles, des zones humides, … Favoriser la présence d’arbres sauvages à floraison printanière concomitante des pommiers, susceptibles d’attirer une riche communauté d’abeilles sauvages vers les pommiers : érables planes, saules, … Favoriser la reproduction des espèces d’abeilles terricoles qui creusent des terriers en laissant des plages de sol nu, favorables par ailleurs à divers oiseaux peu communs (chronique). Installer des nichoirs à abeilles avec des tiges (pour les osmies notamment) ou des tas de pierres, de bois ou de paille pour la nidification des bourdons.

Bref, on revient curieusement à une évidence dont on s’était éloigné : faire confiance à la biodiversité dans toute sa diversité, la laisser s’exprimer et installer ses réseaux d’interactions !

Bibliographie

1)Agricultural policies exacerbate honeybee pollination service supply-demand mismatches across Europe. Breeze, T.D.et al. (2014) PLoS ONE, 9, e82996.

2)Wild pollinators enhance fruit set of crops regardless of honey bee abundance. Garibaldi, L.A.et al. (2013) Science, 339, 1608–1611.

3)Wild bees enhance honey bees’ pollination of hybrid sunflower. Greenleaf, S.S. & Kremen, C. (2006) Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 103, 13890–13895.

4)Species richness of wild bees, but not the use of managed honeybees, increases fruit set of a pollinator-dependent crop. Rachel E. Mallinger ; Claudio Gratton. Journal of Applied Ecology 2015, 52, 323–330

5)Pollination services for apple are dependent on diverse wild bee communities Eleanor J. Blitzer. Agriculture, Ecosystems and Environment 221 (2016) 1–7