Le puy de Louchadière vu du sud (Beauregard)

06/08/2022 Avec ces vagues de chaleur qui se succèdent, serrant encore plus l’étau dévastateur de la sècheresse, le promeneur naturaliste peine à trouver des lieux propices à ses déambulations surtout les après-midis. En Limagne où j’habite, l’atmosphère étouffante oblige à une transhumance vers les hauteurs les plus proches dont la chaîne des Puys (voir l’ensemble des chroniques sur cette région naturelle auvergnate) : au-dessus de 1000m, en milieu forestier, on arrive à trouver des ambiances supportables. Ainsi, ce samedi où il ne fait « que 30°C en bas » j’opte pour un circuit ombragé qui monte au puy de Louchadière (1198m) entre Volvic et St Ours, un puy peu fréquenté : j’ai composé ce circuit à ma façon en ne suivant que partiellement le circuit « officiel » du tour de Louchadière. 

Départ : petite carrière aménagée avec parking, le long de la D 943, peu après la route qui monte à la carrière de Tunisset (en direction de St Ours). Légendes : 1 : station de belladone ; 2 : hêtraie. Durée : 2H 30 … tout dépend de l’emprise de la belladone.

Hêtraie sur le rebord du cratère

Rencontre hallucinante 

Fruits de la belladone

A peine ai-je entamé le circuit qu’une première rencontre très forte s’impose à moi : deux énormes touffes de belladone, la célébrissime empoisonneuse (voir la chronique sur cette plante remarquable). Outre son aura vénéneuse et de magie noire, elle a ici en plus la particularité d’être très rare ; je n’en connais que quatre stations dans la chaîne des Puys, son seul bastion dans le département du Puy-de-Dôme. Je connaissais cette station mais elle s’est déplacée de quelques centaines de mètres, comportement typique de la part de cette inconstante fantasque, pionnière des clairières (voir la chronique). Là, elle s’est installée le long d’une allée herbeuse qui monte au milieu de grandes plantations de résineux déjà anciennes mais qui ménagent encore de larges ouvertures.

Les deux pieds monumentaux font penser à des buissons bien qu’elle soit une herbacée et sont couverts de fruits, les fameuses cerises du diable. La plupart sont encore vertes mais quelques-unes ont déjà mûri et on ne se lasse pas d’admirer leur sombre brillance ; décidément, elles ont tout pour pousser à la consommation avec la belle étoile du calice sur laquelle elles sont enchâssées. Je ne trouve qu’une seule fleur encore non fanée avec son étrange coloration violacée qui sied bien à la réputation funeste de la belle. 

Je ne puis m’empêcher de fredonner dans ma tête les paroles d’une des chansons de l’excellent album Expressions végétales du groupe de pop végétale (eh oui, ça existe) La Botanique : Belladona. En voici quelques extraits : Mais la belladone est un poison /Elle rend les cœurs amers/ Les saupoudre de soupçons/ Pupilles convexes elle n’a que faire/Les actualités l’indiffèrent/Peu importe le poison/Pourvu qu’il y ait l’ivresse/ Elle fait perdre la raison … Oh bella-belladonna/Mais qu’as-tu fais de moi …

Cette rencontre avec la belle ensorceleuse, je l’ai prise comme le signe qu’il fallait ouvrir un autre regard sur la nature et délirer un peu (pas trop, non plus), en cherchant à capter des images originales ou décalées. 

Cousines vénéneuses

En montant dans la hêtraie, je vais rencontrer plusieurs autres plantes aux baies toxiques.

Solitaires au sommet d’un pédoncule unique qui émerge de quatre feuilles en croix, voici les belles baies bleutées de la parisette, une forestière des sous-bois frais et ombragés. Sa capsule charnue porte un revêtement cireux, dit pruineux, qui s’efface quand on frotte avec le doigt. Riches en saponines, ces fruits ingérés peuvent provoquer des empoisonnements rarement mortels mais néanmoins violents ; l’amertume extrême rend peu probable sa consommation par des enfants ; autrefois, on la surnommait étrangle-loup ce qui indique sa toxicité aussi pour les chiens. Son autre surnom ancien de morelle à quatre feuilles montre qu’on la rapprochait de la belladone, surnommée elle-même morelle furieuse ; morelle désigne des plantes de la famille des solanacées dont la pomme de terre (S. tuberosum) et la belladone appartient à cette famille. 

En faisant le tour du cratère sommital du puy (entièrement boisé), je croise plusieurs belles colonies de sceau-de-Salomon verticillé, une espèce montagnarde assez répandue, avec plusieurs tiges portant des paquets de fruits en tout début de maturité d’un beau rouge insolite. Ces baies peu charnues ne sont pas comestibles et légèrement toxiques. 

Enfin, à l’ombre de très vieux hêtres, un arbrisseau accroche le regard avec ses fruits rouge brillant, écarlates : le bois-gentil ou daphné mézéréon. Il est lui par contre très toxique pour l’homme pouvant être mortel. On disait autrefois que trois fruits suffisent pour tuer un cochon. Et pourtant, les passereaux (rouges-gorges, merles, grives) les consomment volontiers dès qu’ils sont mûrs ; l’absence d’eau les pousse souvent encore plus à cette consommation pour y trouver un peu de liquide : ils rejettent le gros noyau dans leurs excréments et assurent ainsi la dispersion de cet arbrisseau de montagne. 

Cheminées de fées 

Sur un talus dénudé argileux et pentu, de curieuses figures engendrées par le ruissellement des derniers orages de fin juin (qui paraissent décidément bien loin) m’interpellent : je pose le sac à dos et me couche dans l’herbe pour me mettre à leur hauteur minuscule : l’effet belladone semble agir.  

En fait, sous mes yeux, j’ai un nanopaysage (clin d’œil à l’ami C. Noiseux de France Bleu pays d’auvergne, un fervent adepte de cette notion) très original : la pluie a creusé la pente meuble qui était tapissée de gros graviers : ces derniers ont protégé la terre en dessous de chacun d’eux ce qui a donné naissance à ces cheminées de fée miniatures mais bien copies conformes de leurs sœurs géantes qui résultent exactement du même processus. J’immortalise ce paysage sachant qu’à la prochaine pluie il risque de disparaître ; sinon, le gel hivernal le détruira. Je me relève au bout de cinq minutes, heureux que personne ne soit passé entre temps car on m’aurait pris pour un fou … mais j’avais un argument,  ….la belladone. 

Zombies végétaux

Avec la sécheresse et l’avancement dans la saison estivale, la végétation commence à souffrir et les fleurs se font vraiment rares. Il y a certes quelques fruits (voir ci-dessus) mais aussi les restes des floraisons printanières en cours d’évanouissement. Généralement, on ne s’intéresse aux plantes herbacées que lorsqu’elles sont fleuries, offrant leurs plus beaux atours ; et pourtant, leur lente agonie naturelle donne lieu souvent à des scènes intéressantes voire fortes ; de toutes façons, s’en délecter n’a rien de morbide puisque cette mort annonce leur renouveau le printemps suivant : ce n’est qu’une étape de leur cycle de vie. 

Dans la plantation encore éclairée, de grandes herbes vigoureuses commencent à montrer des signes de sénescence, sans doute accélérés par la sécheresse. Certaines des angéliques (voir la chronique), tout en étant en pleine floraison, ont leurs feuilles basales qui se dégradent déjà en passant par de subtiles nuances jaunes virant parfois au rose saumoné délicat. De même, certains grands prénanthes (voir la chronique) sur les talus voient une partie de leurs feuilles sécher ou parfois rougir : une répétition générale des couleurs d’automne des feuillages des arbres (voir la chronique).

La belle hêtraie sommitale se prête bien à cette approche car, chaque année, en mai à cette altitude, se développe une riche flore dite vernale : des vivaces (dont diverses plantes à bulbe) se hâtent de pousser et fleurir avant que la canopée fermée et très dense des hêtres ne se ferme : anémones des bois (voir la chronique), ficaires (voir la chronique), isopyres, scille à deux feuilles, … et bien d’autres. Une fois fructifiées, elles fanent rapidement et perdent leurs parties aériennes, « se réfugiant » sous terre sous forme de rhizomes ou de bulbes. Ici, compte tenu de l’altitude quand même élevée, on trouve des montagnardes affirmées : je m’attarde donc pour rechercher leurs restes encore lisibles, tel un pisteur temporel. 

Les dentaires pennées se remarquent d’emblée car elles ne font que commencer à jaunir : dressées une par une, elles arborent quelques feuilles découpées en sept segments dentés et ce qui reste de leur inflorescence fructifiée : des siliques, fruits typiques des crucifères, éclatées dont il ne subsiste que la cloison centrale (replum). Avec de la patience, j’arrive à trouver quelques fruits portant encore une des deux valves, tordue sur elle-même, qui ont explosé à maturité ; ce processus explosif permet la projection des graines. Il semble loin le mois de mai où ces belles affichaient leurs floraisons d’un mauve rose délicat ; en même temps, cela redonne de l’espoir : l’an prochain, tout devrait recommencer … en principe … car avec le réchauffement climatique …

Ail des ours

Des feuilles toutes molles délicieusement jaunies étalées au sol : c’est tout ce qu’il reste des ails des ours qui forment ici au printemps des tapis à perte de vue ; de ci de là, j’arrive à dénicher des feuilles encore vertes mais à l’agonie. Ses petits bulbes ont eu le temps de reconstituer leurs réserves et assureront la relève l’an prochain. 

D’une autre bulbeuse, la scille lis-jacinthe (voir la chronique), il ne reste plus que les hampes séchées avec les capsules sèches ouvertes où l’on peut encore voir quelques graines noires typiques de la famille des Asparagacées ; et pourtant au printemps, elle exhibait de puissantes rosettes charnues verdoyantes et inondait le sous-bois de sa belle floraison mauve. 

Le sabbat des hêtres 

J’entreprends la descente sur le rebord sud (au-dessus des Fallas) du cratère au milieu d’une hêtraie ancienne pleine d’arbres tortueux, difformes. Le vent du nord balaie le sommet et, conjugué à l’ombrage, apporte une note fraîche propre à calmer les esprits embrumés par les maléfices sournois de la belladone. Et pourtant, plusieurs scènes insolites vont de nouveau me faire « perdre la raison » comme dans la chanson ci-dessus. Plus loin, la traversée de la hêtraie des Tallis Rouges va rajouter à la confusion avec de nouvelles scènes extravagantes. 

Tout commence avec ces deux troncs distincts qui se rejoignent à deux mètres de hauteur pour ne former plus qu’un, donnant ainsi l’illusion d’un être bipède à la démarche chaloupée. Plus loin, ce sont deux énormes troncs enlacés, imbriqués, s’embrassant de leurs branches respectives comme pour mieux rester ensemble. Là, un des deux protagonistes qui s’étaient soudés à mi-hauteur est mort mais reste debout accolé à son « conjoint » : on dirait qu’il a été vampirisé par le baiser de la mort. 

Dans cette grosse cépée de trois troncs, le regard cherche à comprendre qui enserre qui ; en tout cas, ils se tiennent bien entre eux et doivent sacrément résister aux coups de vent. Encore d’autres, à la limite de l’indécence, qui profitent de l’ombre complice du sous-bois pour entreprendre des ébats torrides.

Une fois les vapeurs délétères de la belladone dissipées, je peux poser ma lecture scientifique sur ces scènes de bric et de broc : de beaux exemples de ce que les anglo-saxons nomment le Natural Bracing, i.e. des soudures entre branches et troncs suite à des rapprochements étroits pendant la croissance ; j’y ai consacré une chronique entière que je vous invite à lire car il s’agit là d’un processus fascinant et méconnu. S’il est si répandu ici, c’est que nous avons affaire à de vieux hêtres issus de boisements exploités autrefois en taillis avec des interventions humaines sous forme de tailles répétées. 

Nous ne sommes pas seuls 

Peut-être avez-vu le magnifique film La Panthère des Neiges et entendu la chanson du générique We are not alone  : I’ve travelled a lot, I was observed/ I was observed and unaware/ I’ve travelled a lot unaware I was observed/ I was observed. Ces paroles ont été inspirées par une réflexion de S. Tesson, l’écrivain voyageur philosophe qui accompagne le photographe V. Munier : lorsque nous circulons dans la nature, des centaines de paires d’yeux nous observent sans se montrer et nous ne les voyons pas. Il pensait évidemment à la panthère des neiges qui a joué à cache-cache avec eux et aux grands animaux en général. Mais, on peut étendre cette idée à tous les animaux y compris les plus modestes comme les insectes ou les araignées qui nous regardent passer, le plus souvent invisibles à nos yeux. Et mieux encore : pourquoi ne pas inclure les éternels oubliés, les végétaux et notamment les arbres ? Certes, ils n’ont pas de systèmes sensoriels comme nous, animaux, mais notre passage près d’eux doit certainement susciter quelques « frémissements intérieurs » indirects via nos pas, l’air que nous rejetons, nos odeurs, … 

Pour s’imprégner de cette idée qu’eux aussi nous « regardent » passer (y compris au figuré si on prend en compte la dimension du temps long qu’ils gèrent bien mieux que nous), j’aime m’appuyer sur quelques bizarreries des arbres liées à des « accidents » de croissance et qui leur donnent une esquisse d’apparence humaine. Oui, je sais c’est du pur anthropomorphisme mais il s’agit juste d’une incitation à ouvrir l’œil pour mieux les considérer et les observer et espérer effleurer une partie de leur essence d’arbre. Et là, je suis servi car, outre les entretoises signalées ci-dessus, les formes suggestives, créées au hasard des aléas de leurs longues vies, ne manquent pas ; plusieurs fois je me suis ainsi senti regardé, épié par un œil inquisiteur de cyclope végétal. Un beau moyen lorsque vous vous promenez avec des enfants de les sensibiliser à ces êtres vivants : à qui trouvera le plus d’humanoïdes arborescents. 

Vers les ténèbres

Je ne pouvais terminer cette chronique que par un passage par le monde d’en dessous, là où autrefois on plaçait toutes les forces maléfiques ; la belladone ne nourrit-elle pas ses baies à partir du sol ? Et pour entreprendre ce voyage vers l’obscurité, on ne peut trouver meilleurs ambassadeurs que les racines des arbres … enfin tout au moins ce qu’ils veulent bien nous en laisser voir.

Dans la traversée des Taillis Rouges, plusieurs chablis (arbres renversés par le vent) ouvrent une porte vers ce monde. Un énorme épicéa encore en position semi couchée offre son ample couronne de racines, comme de longs doigts griffus arrachés à leur support ; mais, aucune ouverture à leur aplomb ; tels des vautours, plusieurs sureaux rouges (voir la chronique) se sont déjà installés sur le cadavre : des oiseaux ont dû apporter leurs graines dans leurs excréments après avoir mangé leurs baies rouges. 

Chablis d’épicéa en équilibre avec un sureau à grappes installé sur la « galette » de racines

Sur un surplomb, un hêtre dévoile une partie de son ancrage racinaire avec des racines faisant penser à des pieuvres : les serpents des enfers s’agitent. 

Les bases des vieux hêtres s’étalent en étoiles pour donner les grosses racines qui rayonnent autour (voir la chronique sur les arbres ingénieurs en hydraulique) ce qui leur donne une allure de pattes de dinosaures ; le manteau de mousse apporte sa note verte originale qui complète l’effet. 

Certains déploient leurs racines en surface pour mieux s’ancrer sur les talus, générant à leur base des creux providentiels pour la petite faune. 

Finalement, cette balade montre que l’on peut voyager « très loin » à en perdre la raison : il suffit de se laisser aller et d’avancer, les yeux et l’esprit grand ouverts. 

Bibliographie 

Groupe de Pop végétale La Botanique