Bourdons sur cirses laineux

18/07/2022 Les adventices, ces plantes sauvages qui s’invitent dans les cultures, traînent une sale réputation : leur nom populaire de « mauvaises herbes » dit tout. Au sein de ce vaste groupe de centaines d’espèces adaptées à ce milieu de vie, certaines, dont des vivaces, sont encore plus honnies, vilipendées et classées comme nuisibles absolus à éradiquer quoiqu’il en coûte (financièrement et écologiquement) : les « chardons », groupe informel de grandes vivaces épineuses, en sont un bon exemple. Même en agriculture biologique, on tend à les bannir impérativement comme ennemis absolus des cultures. Et pourtant, depuis des décennies, des preuves scientifiques s’accumulent pour montrer que ces adventices très répandues et abondantes représentent d’extraordinaires réservoirs de biodiversité en hébergeant ou nourrissant de nombreuses espèces d’insectes. Deux études récentes, une anglaise et une franco-belge, enfoncent le clou en démontrant de belle façon la grande importance écologique de ces parias dans les environnements cultivés ou perturbés par les activités humaines. 

Colonie de cirses des champs dans un champ de céréale

Le club des cinq 

La première étude anglaise a porté sur cinq espèces classées comme les plus « nuisibles » au Royaume-Uni : deux oseilles, le séneçon jacobée et deux chardons. Ces cinq-là sont classés comme nuisibles à éradiquer depuis 1959 avec l’édiction du Weeds Act (loi sur les mauvaises herbes). Nous allons d’abord présenter rapidement les deux premiers et traiter ensuite (mais pas chimiquement) les chardons à part. 

Patiences crépues dans une pâture : la relève est assurée

Parmi les oseilles (Rumex), deux espèces posent problème surtout dans les prairies d’élevage où elles peuvent proliférer : la patience crépue (R. crispus) et la patience sauvage (R. obtusifolius). Ces vivaces possèdent des racines puissantes leur permettant de persister à long terme et de multiplier : nous avons déjà consacré une chronique à la patience sauvage. Si ces plantes n’attirent guère de pollinisateurs vu la configuration de leurs fleurs, elles hébergent par contre de nombreux herbivores qui consomment leur feuillage abondant et nutritif et un cortège de prédateurs et parasites associés. 

Colonie de patience sauvage dans un pré

Le séneçon jacobée, du fait de sa toxicité, n’est pas pâturé normalement par le bétail et tend ainsi à envahir les zones surpâturées. On l’a accusé d’être responsable de la mort de près de mille chevaux par an ce qui a motivé son classement comme espèce nuisible à éradiquer : la loi impose sa destruction et son contrôle aux propriétaires terriens. En fait, ces chiffres de mortalité sont fortement surestimés et les chevaux ne mangent cette plante que dans des cas de mauvaise gestion : soit si on leur donne du foin contenant des séneçons (séché, il n’est plus rejeté tout en restant toxique), soit si on les maintient sur des prés surpâturés envahis de séneçons où ils n’ont plus d’herbe à manger. 

Grosse colonie de jacobées dans un pré sec
Capitules de fleurs tubulaires très attractives et faciles d’accès

Et pourtant le séneçon jacobée constitue un formidable réservoir de biodiversité. Au moins 177 espèces d’insectes sont connues pour butiner les capitules à languettes, riches en nectar et pollen faciles d’accès : bourdons, petites abeilles solitaires (Lasioglossum), syrphes dont des éristales (voir la chronique sur ces pollinisateurs), mouches à damier, … Au moins 77 espèces d’insectes adultes ou larves peuvent consommer cette plante : 27 espèces de thrips, 13 punaises, 9 mouches, 6 coléoptères et 27 chenilles de papillons de nuit. Parmi ces dernières figure une espèce emblématique, la goutte de sang, superbe papillon de nuit de la famille des écailles : ses chenilles orange à bandes noires sont elles-mêmes toxiques accumulant les toxines du séneçon ; ceci explique leur aspect très voyant : ces couleurs vives contrastées servent de signal négatif envers les prédateurs (principe de l’aposématisme : voir l’exemple des punaises rouges et noires). A tout ce cortège déjà varié, il faut ajouter un nombre incalculable de prédateurs et parasites qui viennent chasser sur ce vivier de faune. 

Chardons 

Capitule de chardon composé de fleurons tubulaires fournissant nectar (au fond du tube) et pollen mis en avant

Le nom populaire de chardon recouvre en fait des genres de plantes différentes (pour le botaniste) mais qui partagent le fait d’être de grandes composées ou astéracées à feuilles épineuses et à fleurs en tube ; les botanistes les réunissent dans la tribu des Carduées. Ce sont, en Europe de l’Ouest tempérée : les « vrais » chardons (genre Carduus) avec par exemple le chardon crépu (C. crispus) ou le chardon penché (C. nutans) ; le chardon-Marie (Silybum) (voir la chronique) ; le chardon aux ânes (Onopordon) (voir la chronique) ; les cirses (Cirsium) dont le cirse à capitules laineux (voir la chronique), le cirse lancéolé ou cirse commun (voir la chronique) ou le cirse acaule (voir la chronique).

Parmi ces nombreuses espèces, quatre portent l’étiquette de nuisible dans les cultures ou les pâtures où ils sont refusés par le bétail du fait de leurs épines (voir l’exemple du cirse à capitules laineux) : le cirse des champs, le cirse lancéolé déjà cité, le chardon crépu et le cirse des marais.

Pâture envahie de cirses lancéolés ; les pieds sont morts (bisannuelle) mais ont eu le temps de disperser des milliers de graines

Les deux premiers ont été inclus dans l’étude anglaise et les quatre ont été pris en compte dans l’étude franco-belge. Ils partagent des caractères qui en font des envahisseurs potentiels très efficaces : une croissance très rapide et une grande vigueur qui leur permettent de s’imposer même au sein de cultures assez hautes ; une floraison très abondante de milliers de fleurs groupées en capitules ; une reproduction très efficace, notamment grâce à leur pouvoir attractif envers les pollinisateurs qui les visitent, ce qui induit une production colossale de graines-fruits (akènes) ; une dispersion de celles-ci par le vent à longue distance grâce aux aigrettes plumeuses ou soyeuses qu’elles portent, d’où une capacité de colonisation de sites récemment perturbés.

A cela s’ajoute, surtout pour le cirse des champs, la capacité remarquable à s’étaler par multiplication végétative via des rhizomes souterrains profonds très ramifiés qui sont indélogeables et persistent très longtemps. 

Rhizome de cirse des champs

Les agriculteurs considèrent qu’ils entraînent des baisses significatives de rendements ou abaissent la productivité des pâturages envahis ce qui leur vaut de faire l’objet de mesures de régulation encadrées par des lois ou arrêtés préfectoraux dans au moins quatre pays européens. En France, cette régulation porte le nom d’obligation d’échardonnage, i.e. de détruire ces « chardons » avant qu’ils ne fructifient y compris en milieu urbain. Cette pratique est ancrée dans les campagnes depuis des générations et considérée comme indispensable : malheur et honte à celui qui ne respecte la loi. 

Tas de cirses laineux coupés dans des prés (Aubrac)

Hyper attractifs 

L’étude anglaise s’est attachée à comparer certaines de ces espèces parias avec les espèces de fleurs recommandées pour la mise en place de bandes fleuries ou de bordures de champs favorables aux pollinisateurs et aux auxiliaires des cultures, notamment dans le cadre des mesures agro-environnementales financées par la Communauté Européenne. Des suivis sur le terrain démontrent que pour trois d’entre eux (séneçon jacobée, cirse des champs et cirse lancéolé) l’abondance et la diversité des pollinisateurs associés sont deux fois importantes que celles constatées sur les fleurs recommandées ; l’analyse de bases de données européennes sur les interactions plantes/insectes révèle qu’ils attirent globalement quatre fois plus d’espèces de pollinisateurs et quatre fois plus d’espèces classées comme vulnérables ou en déclin et faisant l’objet de programmes de conservation. 

Comment expliquer cette attractivité particulièrement envers les pollinisateurs, groupe qui connaît le plus fort déclin dans toute l’Europe ? Le jacobée et les chardons sont des plantes dites généralistes qui offrent des fleurs produisant nectar et pollen faciles d’accès (fleurs ouvertes groupées) donc susceptibles d’attirer une large gamme de visiteurs même non dotés de pièces buccales spécialisés ; ils produisent en moyenne quatre fois plus de nectar que les plantes recommandées : or, ce liquide sucré constitue la ressource énergétique de base des adultes pour couvrir les dépenses liées à la reproduction (construction de nid, ponte, nourrissage des larves, déplacements). De plus, ces trois espèces ont une répartition très vaste (97% du territoire du Royaume-Uni par exemple) ; elles sont donc « connues » d’un grand nombre d’espèces ; on sait aussi qu’il existe un lien positif entre répartition étendue et nombre de visiteurs. 

Pratique aberrante 

Mais cet effet attractif va bien au-delà des seuls pollinisateurs. Ces plantes représentent une source de nourriture directe pour de nombreux herbivores et fournissent des sites d’hivernage et de ponte ; ainsi, les cinq espèces nuisibles (avec les deux oseilles : voir ci-dessus) ont pratiquement deux fois plus d’interactions avec des insectes : outre les pollinisateurs, elles attirent des herbivores mais aussi la cohorte des prédateurs ou parasites des précédents ; elles entretiennent donc à elles seules, du fait de leur abondance et expansion, des réseaux alimentaires complets très diversifiés. Une partie de ces visiteurs peuvent en retour aussi s’intéresser aux plantes cultivées adjacentes qui bénéficient soit de la pollinisation soit de la protection des auxiliaires. Elles participent de plus au recyclage des nutriments en excès dans le sol (nitrates pollueurs des nappes notamment) et par leurs systèmes racinaires améliorent les propriétés physiques des sols souvent tassés. Elles peuvent aussi concentrer certains ravageurs des cultures comme les pucerons qui se détournent alors des cultures. Autrement dit, la condamnation sans appel de ces plantes ne prend absolument pas en compte ces effets positifs indirects qui compensent les effets négatifs éventuels sur les rendements (et encore ceux-ci varient beaucoup selon les cultures). 

Un paradis pour pollinisateurs …. cirses des champs au milieu des tournesols

L’étude anglaise a évalué les coûts financiers associés à cette régulation des étiquetés nuisibles : 900 millions de livres/an pour les herbicides dont on connaît par ailleurs les effets destructeurs considérables sur l’ensemble des biodiversités végétale et animale ; 10 millions dédiés à l’application de la loi de régulation sans oublier 40 millions alloués à la création de bandes fleuries et bordures de champs favorables à la biodiversité. En face de cette gabegie, zéro million de livres pour les nuisibles : où est l’erreur ? 

Pas sûr du tout que cette colonie de cirse des champs ait eu un impact négatif sur ce champ de lin ; par contre, elle a certainement nourri de nombreux bourdons

Autrement dit, accepter ces plantes dans les milieux agricoles apporterait un bénéfice pour la conservation de la biodiversité et pour la protection des cultures avec un coût nul sans compter que les fameuses bandes fleuries durent bien moins longtemps et sont souvent à base de plantes non indigènes peu attractives pour les herbivores. Il suffirait d’allouer une part de ces sommes, gaspillées à « détruire l’environnement », comme compensation éventuelle aux pertes engendrées par la présence de ces plantes ou pour adopter des techniques culturales simples permettant de les limiter sans les éradiquer. Partager les terres ou cohabiter plutôt que de combattre frontalement. Une vision globale des avantages/inconvénients et bénéfices/coûts permettrait de sortir de cette approche aberrante héritée du 19ème siècle dans un contexte très différent et avec des connaissances scientifiques alors limitées sur les fonctionnalités écologiques des adventices des cultures. Commençons par abolir cette loi absurde pour aider au changement de mentalités.

Chardons-bourdons 

Deux bourdons mâles attablés sur un capitule de cirse lancéolé

L’étude franco-belge s’est quant à elle centrée sur deux groupes précis : d’un côté quatre espèces de chardons (voir ci-dessus) et de l’autre les bourdons. Ces derniers connaissent une très forte régression notamment à cause du manque de ressources alimentaires (nectar surtout) pour les adultes à cause de la raréfaction des fleurs sauvages ; or, on sait qu’ils sont des pollinisateurs majeurs essentiels pour nombre de fleurs sauvages mais aussi pour certaines cultures. 

La frénésie des bourdons (et des abeilles) sur ce capitule de cirse laineux en dit long sur la qualité de la ressource en nectar

On sait aussi que les chardons représentent des plantes clés pour l’alimentation en nectar des mâles des bourdons. Chez ces insectes sociaux vivant en petites colonies, les mâles mènent une vie nettement différente de celles des reines fondatrices et des ouvrières : ils ne visitent les fleurs que pour récolter du nectar leur permettant de se nourrir et de couvrir les besoin énergétiques associés à la reproduction (parades, accouplements). Ils ne récoltent pas de pollen contrairement aux ouvrières et aux reines ; d’ailleurs, ils ne disposent pas sur leurs pattes postérieures du dispositif (corbicule) permettant d’accrocher le pollen sous forme de boulettes et de l’emporter vers la colonie pour nourrir le couvain. De ce fait, ils ne visitent pas les mêmes ressources florales : reines et ouvrières recherchent surtout des plantes de la famille des fabacées ou légumineuses dont les trèfles ou la luzerne alors que les mâles visitent surtout les chardons. 

L’étude a nettement confirmé cette dépendance des mâles envers les chardons notamment en fin d’été au moment où ils dépensent le plus d’énergie en lien avec la reproduction. Sur plus de 15000 observations de mâles en train de butiner, 41% concernent des composées de la tribu des chardons ; près de 43 espèces différentes y ont été notées. On ne retrouve que très peu de pollen de chardons dans les colonies, preuve supplémentaire que seuls les mâles non transporteurs sont concernés. Dans les zones agricoles intensives, ces massifs de chardons, là où ils ont échappé à l’éradication, représentent souvent la seule ressource disponible. 

Pratique nuisible 

Les cirses attirent de nombreux autres insectes comme ce machaon sur un cirse lancéolé

Dans ce contexte, on peut évaluer les conséquences potentielles de l’échardonnage sur les populations de bourdons déjà en fort déclin général. Il diminue la ressource alimentaire des mâles à une période critique de la reproduction ce qui peut faire baisser la production de descendance et renforcer la spirale d’extinction déjà amorcée. Cet effet touche encore plus les espèces de bourdons les plus rares qui ne visitent pas ou moins les bandes fleuries artificielles. Par ailleurs, la destruction des chardons prive aussi de nourriture nombre d’autres insectes associés dont des prédateurs précieux comme auxiliaires. On sait que de nombreuses plantes sauvages ne sont efficacement pollinisées que par des bourdons : il y a donc un risque d’effet boomerang sur toute la flore sauvage qui s’appauvrit. 

Les procédés mis en place pour éliminer les chardons s’avèrent souvent délétères pour l’environnement et la biodiversité : herbicides toxiques ; fauche répétée ; chaulage et engraissement artificiels pour favoriser le couvert herbacé capable de limiter l’installation des chardons. Ces pratiques affectent notamment les fabacées sauvages qui servent de ressources clés aux reines et ouvrières, renforçant la pression négative sur les populations. 

Des solutions existent pour maintenir la productivité agricole tout en acceptant les chardons. Dans les prés, des mesures de prévention évitant l’apport de fertilisants (les chardons aiment les nitrates), adaptant la charge de bétail aux surfaces ou en limitant les surfaces de sol nu très propices à l’installation des graines emportées par le vent. Dans les cultures, la rotation des cultures et la gestion des chaumes contrôle leur expansion sans recourir aux herbicides. Et puis surtout, il va bien falloir prendre en compte l’importance de la conservation de la biodiversité locale dans les pratiques agricoles : le déclin de celle-ci génère des coûts majeurs en déséquilibrant l’environnement et favorisant les proliférations de bioagresseurs. La conservation des pollinisateurs sauvages est devenue un enjeu écologique majeur avec une forte priorité devant l’accélération de leur déclin.

A minima, il faut impérativement bannir cette pratique d’échardonnage en milieu urbain et périurbain ; les espaces verts doivent accueillir ces plantes qui ne réclament aucun entretien et apportent leur part d’esthétique avec leurs floraisons massives et généreuses. Chassons cette image négative de tout ce qui est épineux (les ronces en souffrent aussi : voir la chronique) pour réhabiliter ces plantes banales mais essentielles. Devenons tous des ambassadeurs actifs des chardons. 

Et ils sont très beaux en plus : faites le savoir

Ceci soulève par ailleurs aussi la question de la gestion des aires protégées (dont les réserves naturelles) où ces plantes sont trop souvent bannies : elles y ont leur place ; en tout cas, elles renforcent considérablement la capacité de résilience des populations de pollinisateurs sauvages dont les bourdons. 

Syrphes ceinturés et abeilles solitaires sur chardon-Marie : deux auxiliaires des cultures

Bibliographie 

The disproportionate value of ‘weeds’ to pollinators and biodiversity Nicholas J. Balfour | Francis L. W. Ratnieks J Appl Ecol. 2022;59:1209–1218.

Endangered by laws: potential consequences of regulations against thistles on bumblebee conservation Sarah Vray , Thomas Lecocq , Stuart P.M. Roberts & Pierre Rasmont Annales de la Société entomologique de France (N.S.), 2017