12/11/2023 Le Musée Mandet de Riom (63) présente des collections de peinture et sculpture du XVIe au XIXe siècle. Récemment, à l’occasion de l’exposition Motif Central de l’artiste J. Colombier, une scénographie inspirée de la flore sauvage locale, la direction du Musée a cherché à identifier toutes les espèces végétales représentées sur les œuvres exposées dans le Musée. Le conservatoire des Espaces Naturels, chargé de cette expertise, m’a contacté pour la réaliser.

C’est ainsi que j’ai parcouru tous les tableaux et diverses collections artistiques du Musée, guidé par M. Chauvin, directrice des Musées de Riom, à la recherche de représentations de plantes sauvages. Au final, seul un tableau comportait de nombreuses représentations lisibles et significatives de plantes sauvages identifiables : le Couronnement d’épines de F. Ykens, peintre flamand du début du 17ème siècle. Ce tableau se compose d’une scène centrale figurant le Couronnement d’épines du Christ, et, tout autour, des guirlandes végétales fleuries. Pourquoi le peintre a-t-il retenu ces espèces pour ce thème de tableau ? Que signifient-elles ? Le peintre les a-t-il fidèlement représentées avec un œil de naturaliste ? Une belle occasion de plonger dans l’histoire des liens culturels tissés depuis des temps immémoriaux entre les végétaux et les humains, avec le dénominateur commun des épines.

Cette chronique est une adaptation de la conférence présentée le 9 novembre au Musée Mandet sur ce thème. Elle analyse une à une les huit espèces épineuses recensées dans ce tableau.

Points de vue

Avant d’entamer la revue des espèces épineuses du tableau, prenons d’abord le temps de considérer ce mot épines selon différents points de vue. D’un point de vue littéraire, épine remonte au 10ème siècle sous la forme espines et désignait aussi bien l’organe, le piquant végétal, que l’arbre ou arbuste en est doté. Dérivé du latin spina, épine désigne aussi bien les piquants des végétaux, dont les épines du tableau, que les piquants animaux ou encore l’épine dorsale osseuse. A noter qu’épine a aussi donné un terme méconnu, désuet : une épinaie, un lieu planté d’épines, i.e. de buissons épineux ; ce mot a servi de toponyme pour certains villages ou villes comme Épinay. A cet égard, on pourrait presque dire que le tableau de F. Ijken est … une épinaie !

En tout cas, chacun sait que ce mot épine est chargé d’une forte connotation négative comme en témoignent ces innombrables expressions populaires très usitées qui parlent d’elles-mêmes : Il n’est point de roses sans épines/il n’est point de plaisir sans épines ; Quand on sème des épines, on ne va pas sans sabots ; Avoir une épine (au pied) ; Être une épine (au pied) ; (Re)tirer (à qqn) une épine (du pied) ; ; Arracher (à qqn) une épine (du cœur) ; S’enfoncer dans les épines…

La religion chrétienne porte un regard encore plus négatif envers les plantes épineuses. Ainsi, dans la Bible, les épines et les chardons, plantes épineuses iconiques, reviennent sans cesse et toujours pour souligner leur inutilité (à part importuner et gêner l’humain !) et suggérer immanquablement qu’elles doivent être brûlés. Une citation extraite de la Bible en témoigne : Les hommes sans foi sont comme des épines …. On les oppose volontiers aux plantes utiles, créées pour satisfaire les besoins des humains : … car les figues ne se récoltent pas sur des épines, pas plus que les raisins ne se ramassent sur une ronce … La couronne d’épines est le symbole ultime de la punition infligée par ces plantes/organes pointus, une humiliation, une dégradation de l’humain.

Du point de vue scientifique, l’épine est un organe comme la tige, la feuille, la fleur, … En fait, le botaniste distingue plusieurs sortes d’épines selon leur structure (voir chronique épines) : les épines au sens strict qui sont des rameaux durcis indurés pointus versus les aiguillons, des piquants qui émanent superficiellement juste sous l’écorce des tiges comme chez les rosiers et églantiers. Pour nommer scientifiquement (nom latin en deux parties, le genre et l’épithète d’espèce) les plantes épineuses, les botanistes utilisent deux racines basiques : le latin spinosa ou spina (prunellier = Prunus spinosa) ou le grec acanthos ; ainsi, l’acanthe, dont les feuilles épineuses ont servi de motif basique pour orner les bas-reliefs vient du latin Acanthus emprunté à partir du grec.

Entamons donc la visite botanique, « épine par épine », du Couronnement d’épines.

Bel aubespin

Nous laissons de côté les roses omniprésentes, connues pour leur riche symbolique : elles « écrasent » le tableau de leur présence ; nous allons nous concentrer sur les autres plantes épineuses représentées, bien plus discrètes et dispersées, « qui se méritent » sur le fond sombre du tableau.

Des rameaux feuillés couverts de grappes de fleurs blanches reviennent aux quatre coins du tableau : on y reconnaît facilement l’aubépine, un arbuste-arbre épineux très commun. L’extrait qui suit provient d’une chronique antérieure de zoom-nature entièrement consacrée à l’aubépine :

Le nom aubépine dérive du latin albispinus ou albus spinus, (ou encore spina alba) soit épine blanche que l’on retrouve en anglais dans le nom white thorn. Au 13ème siècle, on la nomme d’ailleurs albespin ou aubespin qui va évoluer au 19ème en aubépin. Dans mon Boischaut natal, on la nommait ébeaupin et un lieu-dit portait ce nom sur la commune où vivait ma grand-mère qui disait « aller à l’Ebeaupin » pour se rendre à cet endroit ; dans ma tête, alors, je comprenais les Beaux Pins … ce que l’IGN, massacreur de toponymes, a effectivement retenu sur la carte du coin !

Elle porte de redoutables épines acérées très dures et orientées dans toutes les directions ce qui la rend encore très vulnérante et redoutable. Ceci en faisait un arbuste idéal dans les haies destinées à arrêter le bétail. Par ailleurs, quand elle pousse isolément, elle peut devenir un petit arbre imposant, autrefois utilisé comme marqueur de paysage et au bois très dur recherché.

Epines claires en tous sens

La teinte relativement claire des épines (brunes) explique le surnom d’épine-blanche en opposition à un autre arbuste épineux très commun, le prunellier, aux épines très sombres d’où le surnom d’épine-noire : lui aussi se couvre de myriades de fleurs blanches mais plus tôt (mars) et avant la poussée des feuilles.

Mais ce que les Anciens ont surtout retenu d’elle c’est la blancheur et l’opulence de sa floraison vers la fin avril-début mai : c’est l’épine de Mai. Ce lien avec le mois de Mai et sa blancheur ont conduit à l’associer étroitement au culte de la Vierge Marie dans la religion chrétienne : elle y est l’épine de Marie, gage de fidélité conjugale (la « pureté ») au Moyen-âge. Bien avant, dans l’Antiquité grecque, elle symbolisait l’espérance (le retour de la belle saison) et ses fleurs blanches présidaient aux noces.

De nombreux poètes et écrivains ont célébré les aubépines : Ronsard avec un poème qui commence par Bel aubespin verdissant ; Marcel Proust les a subtilement décrites :

Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines … ; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant …

La remarquable précision du peintre permet même d’identifier l’espèce botanique d’aubépine. En effet, dans la majeure partie de la France, on trouve deux espèces d’aubépines, très proches : l’aubépine monogyne et l’aubépine épineuse ; la seconde est nettement forestière et diffère de la première, celle des friches et des haies, notamment par la forme des feuilles. Un coup d’œil au tableau suffit pour savoir que le peintre a représenté la première (feuilles profondément découpées) et non la seconde !

Aronde

« L’épine » suivante ne figure qu’une fois dans l’angle gauche du tableau sous la forme d’un rameau avec des fruits et des fleurs. Nul besoin d’être botaniste pour identifier une ronce commune avec ses mûres. Très souvent, on la nomme à tort mûrier : ce nom concerne en fait des arbres (dont le mûrier du ver à soie) non apparentés (famille des Moracées et non des Rosacées) mais qui produisent des fruits charnus ressemblant aux mûres des ronces (voir chronique ronce).

La ronce (Rubus fruticosus) en bas à gauche

A la campagne, on la nomme aronce, aronde, eronce, … selon les régions. Le mot ronce vient du latin rumicem dérivé de rumex qui est le nom de genre des oseilles et qui désignait autrefois une arme de jet, association due à la forme des feuilles des oseilles en fer de lance. On rejoint ainsi, de manière curieusement contournée, les aiguillons pointus et crochus de la ronce (voir ci-dessus).

La ronce n’a pas bonne presse tant à cause de ses épines que de sa propension à envahir les terrains non cultivés : elle symbolise la friche, la reconquête naturelle et la « défaite des humains » devant la nature (voir chronique ré-ensauvagement).

Même ses fruits délicieux ne suffisent pas à la racheter aux yeux des ruraux. En Berry, on disait aux enfants de ne pas les manger car les mûres « engendrent des maux de tête et donnent des poux ! ». En Grande-Bretagne, on ne devait surtout pas les manger après le 29 septembre, le jour de la fête de l’archange St Michel car elles devenaient alors les fruits du diable qui, je cite, « avait craché et pissé dessus » ! Dans les cimetières, on en plantait pour « empêcher les morts de marcher » et de s’échapper des tombes !

Faux-chardon

Il n’y a pas que des arbustes sur cette fresque épineuse mais aussi des plantes herbacées dont des « têtes florales » (capitules) de « chardons », facilement reconnaissables aux épines acérées qui prolongent les découpures des feuilles. Le terme chardon est très populaire (chronique) mais recouvre en fait, du point de vue botanique, des dizaines d’espèces de plantes plus ou moins apparentées qui partagent le fait d’avoir des capitules floraux et des feuilles épineuses : la majorité d’entre elles sont regroupées au sein d’une tribu de la famille des Composées, les Carduuées (chronique).

Le botaniste distingue dans cet ensemble des genres différents, c’est-à-dire des groupes d’espèces très proches ; deux sont ainsi très représentés dans notre flore : le genre chardon au sens strict (Carduus) et le genre Cirse (Cirsium). Ils diffèrent notamment par la structure de leurs fruits secs dotés d’une aigrette de soies qui permet leur dispersion par le vent.

Sur le tableau, compte-tenu de la précision du peintre, on peut ainsi identifier le genre et l’espèce du « chardon » représenté : c’est un « faux-chardon », un cirse d’une espèce très répandue, le cirse commun (voir chronique).

Ce cirse est intéressant car il semble bien que ce soit lui (il y a débat!) qui ait été retenu pour orner la plaque d’or de l’ordre du chardon (thistle en anglais), blason des Ecossais : il est accompagné de la devise Nemo me impunet lacessit Que personne ne me touche impunément ! On est prévenus et à juste titre car ce « chardon » est effectivement redoutable et intouchable avec ses épines dures très vulnérantes et orientées en 3D autour des extrémités des découpures des feuilles.

Chausse-trape

Une autre composée à capitules accompagne le cirse commun ; elle se démarque par un curieux caractère : de fortes épines arment ses têtes florales au niveau des petites feuilles qui entourent les fleurs (l’involucre de bractées des botanistes). Il s’agit d’une espèce devenue rare sauf en région méditerranéenne : la centaurée chausse-trape (Centaurea calcitrapa) (voir la chronique).

Chausse-trape, calcitrapa en latin : voilà un nom étrange. Il désigne une terrible arme de guerre : une pièce de fer à quatre pointes tordues de manière à rester dressée quel que soit sa position et que l’on jetait sur les champs de bataille pour arrêter les chevaux. On n’ose pas penser les souffrances infligées ainsi à ces pauvres bêtes qui s’enferraient sur ces armes épouvantables.

Effectivement, les têtes florales armées d’épines orientées en tous sens méritent bien ce surnom car elles sont très dures et longues. Par contre, les feuilles de cette plante ne sont pas épineuses. Ces épines protègent les têtes florales qui renferment un bien précieux pour la plante, ses fleurs qui une fois pollinisées donneront les graines, promesse d’assurer une descendance.

La plante complète sa défense avec un arsenal chimique interne important dont des substances amères qui n’incitent pas les animaux à la consommer.Ainsi, la centaurée chausse-trape, qui aime les lieux piétinés et enrichis par les excréments du bétail, prospère-t-elle dans les pâtures sans être broutée : elle forme des colonies denses qu’on appelle des refus, tout comme son cousin le cirse commun (ci-dessus).

Grifeuil

Tout en haut du tableau, on ne peut manquer les feuilles du houx, la décoration de Noël bien connue. Le houx a la particularité d’avoir un feuillage persistant coriace et épineux, au moins sur les feuilles du bas. Son nom latin est Ilex aquifolium : Ilex désignait le chêne vert, l’yeuse du Midi, un arbre aux feuilles persistantes et un peu épineuses ; aquifolium serait une déformation de acrifolium, dérivé de acer, aigu. De même, on le nommait grifeuil, proche de griffon à la campagne.

Cet arbre est chargé de multiples symboliques que nous avons évoqués dans deux chroniques. A la campagne, on l’utilisait aussi comme protecteur des animaux. Le soir du 24 décembre, on le suspendait dans les étables au-dessus des bêtes contre maladies et sortilèges. J’ai pu voir encore récemment cette pratique ancienne en Margeride auvergnate ! Au printemps, quand le bouquet était devenu tout sec et noirci, on le brûlait pour éliminer le mal qu’il avait « absorbé ».

Son aspect toujours vert en fait un symbole de protection, un arbre que l’hiver n’atteint pas. De ce fait, il est très enraciné dans les croyances religieuses comme symbole de protection contre le diable. Ses feuilles symbolisent la couronne d’épines et les fruits rouges le sang du Christ. Logique donc que ces feuilles de houx figurent au-dessus du couronnement d’épines !

Fausses épineuses ?

Deux plantes représentées interpellent car on ne les associe guère aux épines.

Il y a d’abord un beau rameau feuillé et fleuri « d’agrume » (impossible d’identifier précisément lequel) bien reconnaissable. Tout le monde connaît la douce odeur parfumée de l’eau de fleur d’oranger, très appréciée pour ses pouvoirs calmants. Dans l’Antiquité, ces fleurs ornaient les couronnes des jeunes mariés. On est donc bien loin de l’image négative des épines ? Sauf que la plupart des agrumes (citronniers, orangers, …) ont des rameaux plus ou moins armés d’épines discrètes parce que vertes comme les tiges. Néanmoins, certaines variétés comme le yuzu (un citronnier hybride) peuvent être fortement épineuses.

L’autre plante qui interroge apparaît discrètement dans un angle du tableau : de belles fleurs bleu intense en étoile avec le cœur noir. Il s’agit d’une plante herbacée cultivée dans les jardins (mais aussi semi-sauvage) comme médicinale, ornementale et alimentaire : la bourrache officinale, excellente plante mellifère (qui attire abeilles et bourdons) par ailleurs. Ses jeunes feuilles tendres au délicat goût de concombre se consomment en salade qu’on peut agrémenter de quelques fleurs !

Là aussi, que vient faire la bourrache au milieu de cette épinaie ? En fait, ses tiges et feuilles ne sont pas épineuses mais portent des poils transparents durcis, des soies : elles donnent à la plante un toucher rugueux, rêche mais non vraiment piquant. Ces soies sous la loupe ressemblent néanmoins à de vraies épines ! Son nom bourrache (qui a une consonance rugueuse !) viendrait de burra, une étoffe grossière à longs poils et qui a donné le mot bure.

Sujet épineux

Reste la partie centrale du tableau avec le couronnement d’épines proprement dit et cette question : à qui sont ces épines dans la couronne ? Pour proposer une solution plausible, il faut se replacer dans le contexte géographique et se demander quels arbres ou arbustes épineux (visiblement ce n’est pas une plante herbacée) auraient pu être utilisés pour confectionner une telle couronne.

Les botanistes hébreux locaux optent presque tous pour un petit buisson très commun au Moyen-Orient dans toutes les zones arides et dégradées par le pâturage intensif (les phryganas : voir la chronique sur la sauge de Jérusalem) : la pimprenelle épineuse (Sarcopterium spinosum). Elle forme des buissons bas en forme de petits dômes ne dépassant pas un mètre de hauteur ; l’épithète latin du nom scientifique, spinosum, parle de lui-même : les rameaux très ramifiés portent de fortes épines. Par contre, elle ne semble pas facile à tresser tant ses rameaux sont courts et enchevêtrés.

Au 18ème siècle, K . Linné avait entrepris de nommer les plantes connues alors avec un nom latin en deux parties, système retenu par la suite et toujours en vigueur ; il avait alors décrété (mais sans véritables arguments) que les épines de la couronne provenaient d’un arbuste syrien, un jujubier local qu’il nomma donc Ziziphus spina-christi. Effectivement, cet arbuste bas possède des branches tortueuses armées de fortes épines qui semblent assez propices pour être tressées en couronne.

Presque en même temps, un autre botaniste, Miller, opta de son côté pour un autre arbuste méditerranéen : le paliure qu’il nomma Paliurus spina-christi. Ses tiges possèdent des épines assez faibles mais nombreuses. On le trouve sur la Côte d’Azur et dans tout le bassin méditerranéen dans les garrigues dégradées. Cependant, actuellement, on ne le connaît pas en Judée mais il y était peut-être il y a plusieurs siècles avant que les collines de la région ne soient fortement dégradées ; on a d’ailleurs retrouvé des fragments de son bois dans des fouilles archéologiques près de Jéricho.

« Fausse » épine-du-Christ

A noter que dans les jardineries, on vend actuellement une plante épineuse sous le nom d’épine-du-Christ ou de couronne d’épines ; mais il ne s’agit là que d’une étiquette « marketing » car cette plante, une euphorbe succulente (Euphorbia milii) est originaire de … Madagascar ! Ses inflorescences avec de belles bractées rouges, symbole du sang versé, renforcent cette association !