12/07/2023 Ce jour, mon petit-fils Tom et moi avons effectué une randonnée avec Suzette, une superbe ânesse du Bourbonnais, louée pour la journée auprès de la Ferme de la Marinette à Chapdes-Beaufort (63) (voir Biblio). Le circuit parcourait notamment une partie du chemin Faisart et ses étonnantes sculptures monumentales auxquelles nous avons déjà consacré deux chroniques.

A chaque pause, dont le pique-nique au milieu du cercle des sièges des elfes (voir la chronique), Suzette s’empressait de brouter tout ce qui se trouvait à sa portée. Enfin, pas tout car elle sélectionnait visiblement ses petites gourmandises : des touffes de pulmonaires tondues méthodiquement, des jeunes rameaux de noisetiers, un tapis de mélique (graminée de sous-bois), du trèfle rampant, …

De la voir procéder ainsi avec les plantes sauvages m’a rappelé qu’un certain nombre d’espèces de notre flore portaient un nom populaire incorporant le mot âne soit directement soit indirectement. Ainsi est née cette chronique qui s’insère dans une série déjà entamée (Bestiaire végétal) avec les exemples du chien et du cerf .

Bonnet d’âne

Une des premières remarques de Tom à propos de Suzette a concerné ses oreilles : qu’est-ce qu’elles sont grandes ! Effectivement, les ânes ont de longues oreilles dures, très mobiles et un peu enroulées en cornet, proportionnellement plus marquées que celles des chevaux. Ce détail n’a pas échappé à nos aïeux. Il a suscité la métaphore malheureuse du bonnet d’âne, alors que cet animal tout aussi intelligent que le cheval ; on a aussi attribué le surnom d’oreille-d’âne à plusieurs plantes à fleurs et même à un champignon.

Deux plantes sauvages de notre flore au moins en ont ainsi hérité de ce surnom populaire d’oreille-d’âne : la consoude officinale et la knautie sylvatique. Toutes les deux ont des feuilles allongées, prolongées en pointe et un peu rugueuses au toucher. Cela dit, on a tout autant utilisé oreille-de-vache pour désigner la première !

Plus récemment, au moins trois plantes exotiques, cultivées comme ornementales d’appartement, ont ainsi été surnommées, soit en français soit en anglais (Donkey’s ears). Le Sanseveria, une Asparagacée, connu aussi sous le surnom de… langue de belle-mère, possède des feuilles épaisses (plante succulente), très allongées et dures, un peu repliées : oreille-d’âne lui va donc très bien. Le Kalanchoe gastonnis-bonnieri, Crassulacée originaire de Madagascar, est aussi une plante succulente aux feuilles plus larges. Le troisième est un séneçon cinéraire originaire de Colombie au feuillage recouvert d’un feutrage blanc épais, Senecio niveoaureus : c’est son toucher très velu serré qui a dû susciter cette image.

On retrouve ce surnom pour un champignon ascomycètes, une pezize commune, Otidea onotica :  cette grande espèce (pour une pézize) se présente sous forme de coupes charnues tendres, fendues en deux sur toute leur longueur. Les coupes jaune orangé à orange abricot sont teintées intérieurement de rose quand elles s’ouvrent. Ce champignon pousse dans les forêts de feuillus et de conifères en fin d’été-automne. On la surnomme aussi oreille-de-lièvre : en termes de proportions, les oreilles du lièvre se rapprochent effectivement de celles de l’âne !

Coup de pied de l’âne

Une composée assez répandue, le tussilage est souvent connu sous le surnom de pas-d’âne. Dans la chronique de zoom-nature consacrée au tussilage, nous avions écrit :

Une fois la floraison terminée et les capitules fructifiés, apparaissent alors les feuilles qui émergent du sol sous forme de rosettes. Grossièrement en forme de cœur, au pourtour polygonal arrondi et profondément denté, elles valent au tussilage toute une série de surnoms populaires à cause d’une certaine ressemblance avec une trace de sabot d’animal : pas d’âne mais aussi, moins souvent, pied de cheval (colt’s foot en anglais), pied de poulain, ungle de cheval (ungule caballine) au Moyen-âge. Elles se distinguent par leur long pétiole teinté de rouge, creusé en gouttière et surtout par le contraste entre le dessus de la feuille est d’un vert foncé luisant avec un éclat un peu gras et le dessous qui arbore un revêtement laineux blanc très dense.

Pourquoi, historiquement, a-t ’on plutôt retenu l’image du sabot d’âne que du cheval : impossible à dire a priori ?

N.B. S. Carpentier (voir ajout final) me signale que pas d’âne désigne aussi l’appareil que l’on met dans la bouche des chevaux pour la maintenir ouverte afin de leurs limer les molaires et leurs enlever les « dents de loup » !

Pet d’âne 

Un proverbe ancien dit : « Chantez à l’âne, il vous fera des pets. » Ce détail amusant tient en fait à une physiologie digestive des ânes bien différente de celle des chevaux. Par rapport à ces derniers, les ânes montrent une efficacité supérieure à digérer des fibres végétales de basse qualité. Ils peuvent survivre avec des régimes à base protéines végétales de basse qualité : leurs besoins énergétiques sont 50 à 75% moindres que ceux de chevaux de même taille. Ils demandent dans leur alimentation de grandes quantités de matériaux fibreux.

Des comparaisons avec des chèvres bédouines des déserts du Proche et Moyen Orient, célèbres pour leur rusticité, placent les ânes à jeu égal avec elles en termes d’efficacité digestive ; et pourtant, les ânes ne sont pas des ruminants ! Ils réussissent cet exploit via un taux d’absorption intestinale supérieur et une plus grande efficacité à absorber les composés solubles des cellules végétales broyées. Ils retiennent la nourriture plus longtemps dans leur tube digestif d’où sans doute ces « pets d’ânes » !

En situation semi-naturelle, dans des dunes embroussaillées en Belgique, on a montré que les ânes consomment bien plus de végétaux ligneux (branchages, feuillages d’arbres) que des chevaux Konik ou des poneys Shetland ; les ânes se montrent bien plus efficaces pour récupérer de l’énergie à partir de la digestion des parois cellulaires pourtant réputées indigestes. Parmi les arbustes très consommés dans cet environnement, on a le troène, les cynorhodons des rosiers sauvages, des lilas naturalisés et des plantes grimpantes comme la clématite vigne-blanche, la bryone ou le lierre (très apprécié).

Au cours de notre randonnée, nous avons eu l’occasion d’observer Suzette engloutir avec délice des rameaux de noisetiers, noisettes vertes incluses, lors de la pause pique-nique et récolter à la volée, tout en marchant, des feuilles de lierre.

Toutes ces particularités sont sans doute à mettre en relation avec le milieu de vie semi-aride à désertique des ânes sauvages à l’origine des ânes domestiques (onagres, hémiones et kiang) : dans ces milieux, les végétaux développent des tissus ligneux et beaucoup de fibres pour résister à la sécheresse.

Herbes aux ânes

Tout ce détour « digestif » nous ramène vers une plante connue sous les surnoms de chardon-aux-ânes ou herbe-aux-ânes : l’onoporde faux-acanthe . Ce « chardon » très épineux et géant est apprécié au stade jeune : les ânes n’hésitent alors pas à le brouter. Dans les Cévennes, on le récoltait autrefois avant la floraison (où il devient alors intouchable) comme nourriture pour les cochons ce qui confirme son intérêt nutritif. Son nom latin de genre Onopordon vient d’ailleurs des racines onos pour âne et perdein, pet à cause de sa réputation (justifiée ?) selon Pline de provoquer « de bruyants troubles digestifs » chez les ânes !

On appelle aussi parfois chardon d’âne le panicaut champêtre, un faux-chardon (famille des Ombellifères et pas une astéracée de la tribu des Carduuées) ; mais comme on lui connaît aussi le surnom de pique-à-l’âne ce serait plutôt pour signifier que les ânes ne le mangent pas, sauf au stade très jeune tant que les feuilles n’ont pas durci. Cette plante tend à envahir les prés secs surpâturés, favorisé alors comme refus de la part du bétail.

Diverses autres plantes communes portent ainsi ce surnom de « d’âne ou à l’âne » : le cerfeuil sauvage ou persil d’âne ; les laiterons ou lait d’âne ; les bardanes ou choux d’ânes ; la crépide faux-pissenlit ou groin d’âne. 

Citons aussi une plante peu commune et spectaculaire, une cucurbitacée (famille des courges et melons) sauvage : la momordique (Ecballium elaterium). Cette plante méditerranéenne, qui remonte le long des grandes vallées alluviales, produit des fruits ressemblant à des cornichons penchés : à maturité, au moindre choc, ils se détachent et éjectent les graines (jusqu’à une dizaine de mètres !) qu’ils contiennent via un jet de liquide sous pression. On le connaît souvent sous le surnom de concombre d’âne, sachant que ces fruits sont toxiques mais utilisés autrefois pour leurs propriétés médicinales.

Toutes ces plantes sont qualifiées de « à l’âne » pour signifier leur faible intérêt fourrager L’âne a toujours été fortement dévalorisé et méprisé par rapport aux autres grands animaux domestiques. On sous-entendait ainsi que ces plantes ne valaient pas grand-chose, tout juste bonnes pour les ânes.

Onos et dérivés

Nous venons de voir ci-dessus la racine onos pour désigner l’âne. On la retrouve dans le nom onagre (masculin) qui désigne un âne sauvage depuis le 13ème siècle ; il dérive du latin onager formé à partir de onos et agrios, des champs.

Curieusement, ce nom a été donné à des plantes bien connues comme ornementales, les belles-de-nuit ou onagres mais au féminin cette fois ! L’étymologie du nom latin de genre de ces plantes, Oenothera, varie selon les auteurs. Pour les uns, le lien est direct avec l’âne à partir des racines onos et thera, proie ce qui correspondrait au nom commun d’herbe-aux-ânes, suggérant que les ânes les consommeraient ? Pour les autres, Oenothera dérive des racines oinos, vin et ther, bête sauvage (voir les dinosaures théropodes) : une croyance ancienne affirmait que la racine infusée dans du vin permettait d’apprivoiser des fauves ??!! D’autres encore disent que cela vient de l’odeur vineuse des racines séchées de ces pantes. Via le synonyme Onagra (attesté au 18ème siècle) de Oenothera, elles auraient hérité du nom d’onagre. D’ailleurs, la famille de ces plantes s’appelle officiellement plutôt Onagracées que Œnothéracées !

La racine Onos, pour âne, apparaît encore dans deux noms de genres de plantes à fleurs :

  • Ononis dont la bugrane épineuse ou arrête-bœuf ; Olivier de Serres disait d’elle « Elle est Grecque dite ononis, à cause que les ânes, appelés onos, en ladite langue, se vautrent agréablement sur ses racines ». Cette assertion a-t-elle été vérifiée concrètement ?  Cette plante est épineuse et délaissée généralement par le bétail : les ânes la consomment-ils quand elle est jeune ce qui serait un autre lien ? A noter que le nom de bugrane ne dérive pas d’âne comme on pourrait le penser mais d’un mot faisant allusion au bœuf (voir la chronique).
  • Onosma pour les orcanettes, des plantes rares de la famille des Borraginacées : étymologiquement, ce nom est construit sur les racines onos, et osma, odeur. Attirent-elles les ânes par leur odeur comme le prétendait Coste dans sa flore ?

Enfin, on retrouve la racine Onos dans le nom d’espèce d’une fougère méditerranéenne, la doradille des ânes (Asplenium onopteris). Ce nom lui a été donné au 16ème siècle par le botaniste Tabernaemontanus mais sans que l’on sache le lien avec les ânes ?

Du coq à l’âne

Tout le monde connaît l’expression sauter du coq à l’âne pour désigner une suite de propos sans logique. Donc, logiquement, nous allons terminer sur ce mode avec trois dernières anecdotes sans lien direct avec les précédentes.

A l’autre extrémité du corps, la queue a inspiré le surnom populaire de queue d’âne (donkey’s tail) d’une plante succulente ornementale exotique : l’orpin de Morgane (famille des Crassulacées), originaire du Mexique et du Honduras.

Terminons ce tour d’horizon des « mots de l’âne » avec une autre fougère absente de notre flore (sud Espagne) : la scolopendre des mules (Asplenium hemionitis). Selon Dioscoride, botaniste grec, elle (ou une espèce proche A. sagittatum) était recherchée des mules ; hêmionos signifie mulet à partir de hemi, moitié et onos, âne du fait de leur caractère hybride mi-âne, mi-cheval. Mais hémione désigne aussi un âne sauvage d’Asie : on a considéré qu’il ressemblait à un cheval tout en étant un âne !

J’allais oublier le principal intéressé de cette chronique : le mot âne lui-même. Au 10ème siècle, il s’écrivait asne du fait de son origine depuis le latin asinus. Dès le 13ème, on l’écrit ane ; mais à cette époque, ce même mot désignait le canard (Anas). Ce dernier a persisté jusqu’au 15ème et pour faire la distinction, on a ajouté l’accent circonflexe à âne, … son premier bonnet sur la lettre a ! Ane pour canard a fini par disparaître et a été remplacé par cane puis canard. Donc, il vaudrait mieux utiliser l’expression « passer du canard à l’âne » !!!

N.B. Vous aurez remarqué les nombreux points d’interrogation qui jalonnent cette chronique. En matière de noms populaires des plantes, on ne dispose pas, le plus souvent, d’éléments sûrs pour attester telle ou telle origine. D’où ces interrogations pour bien signifier que ce ne sont que des hypothèses ou des propositions de certains auteurs, souvent sans fondement historique avéré.

23/07/2023 Suite à la parution de cette chronique, une lectrice m’a signalé l’existence dans le sud des Alpes (Champsaur, Valgaudemar) d’un plat traditionnel surnommé oreilles d’ânes ; il s’agit d’un gratin à base de feuilles de lasagnes avec une garniture d’épinards. Autrefois, on utilisait pour le préparer les feuilles de « l’épinard sauvage », le chénopode bon-Henri très répandu en montagne près des habitations ; or, cette espèce sauvage, très consommée, était elle-même surnommée « oreille d’âne » à cause, semble t’il, de la forme de ses feuilles. Dans un journal local, on suggère que ce surnom soit passé au chénopode via la consoude (voir ci-dessus), elle aussi utilisée à cet usage pour faire des beignets.

Pour améliorer ce gratin, on peut y ajouter de la sarriette connue sous le surnom de pebre d’aï, soit poivre d’âne !  Elle   donne très bon goût au fromage de chèvre avec un brin dessus…. et on l’utilise dans les préparations à base de haricots car il est carminatif (qui favorise l’expulsion des gaz intestinaux). De là à penser qu’il y a un lien avec l’histoire des pets d’ânes ….

Un grand merci à S. Carpentier qui m’a rapporté ces informations.

Bibliographie

Foraging behaviour of donkeys grazing in a coastal dune area in temperate climate conditions Indra Lamoot et al.   Applied Animal Behaviour Science 92 (2005) 93–112

La Ferme pédagogique de la Marinette propose de multiples activités au cœur des Combrailles : visite de la ferme (intérieur et extérieur avec 15 espèces et 34 races locales), des animations thématiques et saisonnières, de l’équitation de loisirs et des balades avec des ânes.

Oreilles d’ânes, fer de lance de la gastronomie du Valbonnais La g@zette du Valbonnais N° 60 – Décembre 2012