Ruscus aculeatus

20/02/2021 Dans la chronique « Fragon : houx es-tu ? », nous avons présenté le fragon ou petit-houx et déjà observé à cette occasion un certain nombre d’originalités : des jeunes tiges en forme d’asperges, des fausses feuilles ou cladodes, des sexes séparés (ou presque), de gros fruits pour un petit arbrisseau, une tolérance remarquable à l’ombre et une grande résistance à la sécheresse, … Dans cette chronique, nous allons explorer plus en profondeur ces particularités et d’autres liées à la reproduction pour essayer d’en comprendre les origines en s’interrogeant sur les parentés du fragon et sa filiation. Nous en profiterons aussi pour nous intéresser aux nombreux liens tissés entre l’Homme et le fragon via ses usages passés et encore présents pour certains d’entre eux.

A pas lents 

Là où il se plaît, le fragon peut persister très longtemps via la capacité de multiplication végétative fournie par son imposant rhizome (voir l’autre chronique) : ainsi, on connaît des peuplements denses dans des hêtraies non gérées depuis plus de quatre siècles ! Sa présence massive peut donc être interprétée comme un indicateur de bois anciens. Pour autant, il ne se développe que très lentement : cette lenteur résulte probablement de sa croissance en pratique le plus souvent limitée à la seule saison printanière, du fait de l’ombrage fort qui s’installe ensuite et de la période estivale sèche défavorable. 

La lenteur transparaît encore plus au niveau de la germination des graines souvent très réduite dans la nature. Du fait de leur épais tégument durci (voir l’autre chronique), elles présentent une certaine dormance (incapacité à germer de suite) levée par l’exposition à l’humidité et aux alternances de chaud et de froid en hiver. En laboratoire, on obtient des taux de germination de 20 à 80% en maintenant les graines sur 4 à 6 mois dans des conditions humides. Mais sur le terrain, en Espagne par exemple, un suivi sur trois ans dans un site occupé par le fragon n’a détecté aucune germination alors que les graines des fragons locaux testées en laboratoire germent à 45% en 11 mois. En explorant finement des surfaces délimitées (quadrats) représentant 9000 m2 de surface forestière dans le Midi de la France, on n’a trouvé que 3 plantules de moins d’un an et aucune de un ou deux ans ! 

Or, au delà de un an, les graines perdent leur viabilité et il n’y a donc pas de banque de graines qui se forme dans le sol. Autrement dit, le renouvellement ne peut se faire qu’à partir de graines de l’année ayant réussi à germer, ce qui suppose déjà une production de fruits chaque année ! Cette extrême faiblesse des germinations soulève la question de la dispersion des fruits et graines. 

Dispersion très limitée 

Les baies du fragon (voir l’autre chronique) offrent toutes les caractéristiques, a priori, de fruits dispersés par endozoochorie, i.e. en voyageant dans le tube digestif des animaux qui les consomment et rejettent les graines dans leurs excréments (voir la chronique sur ce sujet) : couleur vive attractive visible par les oiseaux, pulpe charnue nutritive, taille conséquente, long temps de rétention sur la plante, assez facile d’accès (en dépit des épines) depuis le sol, … Dans la littérature, on tend donc à considérer les passereaux forestiers frugivores comme agents de dispersion tout désignés … sauf que le suivi sur le terrain révèle un tout autre scénario. Les baies du fragon restent très longtemps et finissent par tomber d’elles-mêmes ou à l’occasion d’un temps agité et se décomposent au sol sous le pied mère, libérant ainsi les graines. Dans une étude en Espagne sur deux passereaux frugivores en automne-hiver, la fauvette des jardins et la fauvette à tête noire, on observe qu’elles consomment abondamment divers fruits mûrs (pistachier lentisque, myrte, olivier sauvage) mais aucun fragon pourtant assez présent dans le milieu étudié et porteur de fruits. Il est vrai que la grosse taille des baies du fragon (souvent plus de 10mm) dépasse celle du gosier de ces fauvettes (7 à 8,6mm) mais elles pourraient a minima consommer les plus petites baies (notamment celles portées par les pieds mâles « anormaux » : voir l’autre chronique)… Une autre étude conduite dans le Midi de la France a évalué la pluie de graines qui tombe au sol en disposant des « pièges à graines » qui captent tout ce qui arrive au sol ; une batterie de pièges est répartie dans le milieu étudié avec de belles colonies de fragon : sur plus de 20 000 graines ainsi collectées en 17 mois, on ne décompte que … 2 graines de fragon ! Ceci confirme bien que les oiseaux forestiers en général ne dispersent pas les graines du fragon.

Connaissant l’histoire ancienne du fragon (voir ci-dessous), on ne peut s’empêcher devant ce constat de penser à un scénario du type « partenaire manquant » bien connu avec divers arbres à très gros fruits qui étaient dispersés par des membres de la mégafaune disparue à l’aube du quaternaire (voir la chronique Pour qui sont ces gros fruits ?) et se retrouvent sans agent de dispersion. Pour le fragon, si c’est le cas, il ne s’agirait bien sûr pas de grands mammifères mais qui alors ? En fouillant dans la littérature, on trouve une mention qui interpelle : en Italie, les tortues de Hermann (espèce méditerranéenne) recherchent activement les fruits mûrs du fragon en dépit de leur rareté dans le milieu de vie ; ces fruits semblent importants pour elles avant d’entrer en hibernation. Alors, on pourrait imaginer (mais là, je m’avance sans aucun support scientifique !) que des tortues (ou des lézards comme cela est observé pour d’autres fruits charnus méditerranéens) aient été des agents efficaces de dispersion et que le transit via leur tube digestif améliore la capacité de germination (il faudrait le vérifier) : avec la régression des populations de ces animaux ou un resserrement de leurs aires de répartition, le fragon se serait retrouvé « orphelin » en matière de dispersion ??

Pollinisation … tout aussi limitée !

Mais il faut aussi interroger ce qui se passe en amont de la production des graines pour comprendre ce déficit de régénération naturelle à partir de germinations de graines. On a longtemps supposé qu’a priori le fragon était pollinisé par des insectes (entomophile) avec des fleurs sans nectar ni odeur détectable mais offrant du pollen. On observe une certaine corrélation entre le nombre de jours ensoleillés et la production de fruits ce qui laisse à penser à une intervention d’insectes plus actifs par beau temps ; certains ont vu des petites mouches se poser sur ces plantes. Mais en fait, il n’existe pratiquement aucune preuve solide de visites d’insectes sur les fleurs du fragon ! Des suivis rapprochés de fragons fleuris en Italie ou en Grande-Bretagne sur plusieurs jours de suite n’en détectent aucune ! On voit bien de petites mouches et d’autres insectes se poser sur des fragons mais sans s’intéresser aux fleurs. L’analyse des pelotes de pollen transportées par des abeilles butinant dans des sites peuplés de fragon ne révèle aucune trace de son pollen. On pourrait invoquer la pollinisation par le vent (anémophilie) mais c’est peu probable en sous-bois où le vent pénètre peu et en plus il faut que pieds mâles et femelles soient proches pour avoir des chances de transfert. Des expériences montrent qu’il faut du vent très fort pour décrocher le pollen des anthères et quand on fait des prélèvements dans l’air et sur le sol autour des colonies, on ne trouve pas de pollen non plus ! 

A cela vient s’ajouter une faible production de pollen : en moyenne 2600 grains de pollen par fleur mâle ce qui est vraiment très pauvre ! Le suivi individuel de 80 fleurs femelles réparties dans une population n’a permis de détecter aucun grain de pollen collé sur leurs stigmates alors qu’il y a avait des pieds mâles dans les environs immédiats. Par contre, si on effectue une pollinisation manuelle (transfert de pollen avec un pinceau sur les stigmates), on atteint un taux de production de fruits de 73% contre seulement 3% pour les fleurs pollinisées naturellement. Dans ce cas, la distance entre pieds mâles et femelles n’était pas un facteur limitant : ils étaient répartis équitablement dans les milieux et distants de 30 à 90cm. Dans une autre étude, les plantes femelles proches de pieds mâles donnent en moyenne 13,5% de fruits alors que les pieds isolés n’en produisent que 0,8% ; aucune plante femelle ne donne de fruits si elle se trouve à plus de 1,3m d’un pied mâle alors qu’en dessous, on peut avoir jusqu’à 13 fruits par pied femelle. Mais, inversement, dans une population anglaise, le nombre de fruits était maximal sur des pieds femelles distants de 24m du premier pied mâle ! 

Clairement, le fragon semble bien limité par sa pollinisation à la fois par une faible production de pollen et par un déficit de transfert de ce pollen. 

Enquête familiale

En fait, autant pour la dispersion que pour la pollinisation, le fragon donne l’impression de souffrir d’une maladaptation chronique. Pour en comprendre les racines, il faut en savoir plus sur l’histoire du fragon et d’abord qui il est. Au vu de son portrait dressé dans la chronique Houx es-tu ? , on a l’impression d’un OVNI végétal semblable à nul autre au moins au sein de notre flore. D’ailleurs, on a du mal en l’observant à lui trouver de vrais parents proches à part les autres espèces de fragons (voir le laurier d’Alexandrie dans l’autre chronique) au delà des ressemblances superficielles avec les houx (ou aussi avec le buis ou la myrte). Nous allons jouer au détective botanique à la recherche d’indices permettant d’avancer un diagnostic d’affiliation. D’abord, ses fleurs de type 3 (3 pétales/3 sépales presque identiques) signent nettement une plante du groupe des Monocotylédones qui regroupent les « herbes » dont les graminées. Pourtant le fragon est un arbrisseau donc une plante ligneuse ; il fait partie des quelques lignées de monocotylédones qui ont secondairement acquis un port ligneux mais sans avoir de vrai bois comme par exemple les palmiers ou la cordyline ou chou palmiste (voir la chronique). D’ailleurs, le fragon est la seule monocotylédone ligneuse de notre flore indigène. Second signe significatif : ses fausses-feuilles ou cladodes ; on retrouve de tels organes chez une plante connue de tous : l’asperge officinale sauvage (et les autres espèces proches méditerranéennes) avec son faux-feuillage fait de fils souples qui donnent à ces plantes leur aspect vaporeux si apprécié en fleuristerie.

Cette piste de l’asperge nous rappelle au passage que les jeunes pousses émergeantes du fragon au printemps (voir l’autre chronique) ont justement l’aspect de jeunes asperges ; mais, on connaît par ailleurs de nombreuses plantes dont plusieurs lianes sauvages ayant aussi de telles pousses comme la clématite vigne-blanche , la bryone ou le tamier, appartenant à des familles très différentes. 

Le meilleur indice nous est peut-être fourni par les graines très particulières (voir l’autre chronique) : on trouve de telles graines presque identiques chez … le muguet qui possède par ailleurs les mêmes baies charnues rouge vif . Donc, nous disposons de trois « pistes » ténues d’une robustesse scientifique contestable : monocotylédone, asperge et muguet ! 

Aux origines 

Mêmes les botanistes experts ont beaucoup hésité quant à la place des fragons dans la classification des plantes, hormis sa position incontestable au sein des Monocotylédones. Longtemps, il a figuré parmi les Liliacées (et il conserve cette affiliation erronée dans nombre de dictionnaires ou revues !) et il a même disposé d’une famille à part entière, les ruscacées. Avec les grandes avancées décisives apportées par le recours à la génétique, on est capable maintenant avec un degré de confiance élevé de situer précisément la place des fragons au sein d’une vaste famille très hétérogène en apparence, les Asparagacées, nom dérivé de Asparagus, le nom latin des asperges ; le flair était donc bon ! Dans cette famille de près de 3000 espèces dans le monde, on distingue sept grandes lignées (considérées comme des sous-familles) dont : l’Aphyllanthe de Montpellier, hôte de nos garrigues ; les Agaves et apparentés ; les scilles, ornithogales et jacinthes ; le groupe de la Cordyline  ; les asperges ; et enfin, le groupe des Nolinoidés où se place le fragon. 

A l’intérieur de cette sous-famille, on trouve des plantes indigènes comme les sceaux-de-Salomon, les maïenthèmes ou faux-muguets et le vrai muguet (Convallaria) ; à leurs côtés, figurent de nombreux genres exotiques mais dont les noms peuvent vous parler car nombre d’entre eux sont ceux de plantes d’ornement ou d’intérieur assez connues : les Beaucarnea ou pied d’éléphant, le Dasylirion en forme d’oursin, les Sanseveria (plante-serpent ou langue de belle-mère), les Dracaena ou dragonniers, les Aspidistra, les Ophiopogon ou barbe de serpent ou muguet du Japon aux baies d’un bleu métallique, les Liriope, … Autant de formes aux morphologies très différentes et déroutantes ! En tout cas, on voit que le fragon s’insère dans un groupe très diversifié et majoritairement « exotique » dans sa répartition. 

La paléontologie permet de reconstituer partiellement l’histoire de la lignée des fragons qui remonte au moins au Crétacé (fin de l’ère Secondaire). Elle a évolué sous un climat tropical avec une forte pluviosité estivale au cours de la première moitié de l’ère Tertiaire. Nombre de ses originalités ou bizarreries représentent donc probablement des héritages de ces ancêtres lointains : les sexes séparés, les longues périodes de floraison et de fructification, les fruits charnus avec peu de graines, le « feuillage » sempervirent, … Avec la dégradation climatique amorcée à partir du milieu de l’ère Tertiaire (notamment assèchement du climat), cette lignée a connu un fort déclin mais certaines espèces ont réussi à s’adapter notamment sans doute en adoptant un port très bas qui facilite la survie et en s’appuyant beaucoup sur la multiplication végétative (rhizomes). A la toute fin de l’ère Tertiaire et au début du Quaternaire, avec les périodes glaciaires, les conditions sont devenues encore plus défavorables conduisant vers cette « maladaptation » des traits reproductifs ; la résistance à l’ombrage puis celle à la sécheresse ont peut-être été acquises au cours de cette période et ont permis son maintien malgré tout dans les milieux forestiers plus abrités. 

Usages 

Jeunes pousses « asperges » violacées du fragon

On ne peut terminer ce long parcours parmi les fragons, sans évoquer les liens anciens tissés avec l’Homme. Dès l’Antiquité, on trouve des mentions sur les fragons. Ses jeunes pousses violacées (des « jets ») sont consommées en région méditerranéenne (mais aussi jusque dans le piémont des Alpes) : la longue cuisson élimine un peu leur amertume. Les graines ont été torréfiées pour en faire un ersatz de café à cause de la vague ressemblance avec des graines de café. 

Sa richesse en substances toxiques, dont des saponosides, surtout dans les rhizomes, lui confère de réelles propriétés vaso-constrictrices efficaces dans les maladies veineuses ; en homéopathie, Ruscus est la plante des jambes légères ! A ce titre, il se montre plus efficace que le marron d’Inde (voir la chronique). Longtemps, il a été surtout réputé comme diurétique puissant … au même titre que sa cousine l’asperge ! Il entrait dans la composition d’un élixir ancien, le « sirop des cinq racines ». Cela lui a valu d’être arraché localement en masse notamment à la périphérie des villes et villages. Même récemment, avec sa remise au goût du jour en phytothérapie, on en récolte des centaines de tonnes de rhizomes par an par exemple en Turquie, anéantissant ainsi des populations locales. 

Bouquet « prophylactique » de fragon suspendu dans une étable (Allier)

A l’instar du grand houx (voir l’autre chronique), le fragon a aussi été très utilisé pour la confection de bouquets décoratifs ; dans de nombreuses régions, dont mon Berry natal, le fragon est très connu, comme décoration de Noël en substitution du houx, sous l’appellation d’épine de rat. On l’employait même parfois à la place du vrai houx comme « guérisseur du bétail » dans les étables (voir la chronique sur le houx). A cause de son « feuillage » très raide et épineux, on l’a utilisé comme « hérisson » pour nettoyer les cheminées, comme « balai » pour nettoyer les étals des bouchers d’où son nom populaire anglais de butcher’s broom, pour nettoyer les fours des boulangers. 

02/03/2021 Suite à la parution de cette chronique, B. Leclercq, naturaliste philosophe émérite en Bourgogne, auteur d’un remarquable ouvrage sur le Grand Tétras, me signale un usage original du fragon :

En Lot-et-Garonne, on trempe un bouquet serré dans une bouillie de chaux pour le jeter sur les murs à crépir ;  : plus facile qu’à la truelle quand le mélange est un peu liquide !

Il peut même servir de support publicitaire ! (Vendée)

Enfin, le fragon se cultive parfois comme ornemental pour les sous-bois dans les grands parcs avec des cultivars à cladodes plus grands ou hermaphrodites. 

Bibliographie 

Biological Flora of the British Isles: Ruscus aculeatus Peter A. Thomas and Tarek A. Mukassabi No. 275 List Vasc. Pl. Br. Isles (1992) no. 158, 35, 1 Journal of Ecology 2014, 102, 1083–1100   

The Deep Evolutionary Relationships of the Morphologically Heterogeneous Nolinoideae (Asparagaceae) Revealed by Transcriptome Data. Meng R, Luo L-Y, Zhang J-Y, Zhang D-G, Nie Z-L and Meng Y (2021). Front. Plant Sci. 11:584981.