Comme un air de printemps … les isopyres faux-pigamons

17/03/2023 La semaine dernière (voir la chronique), nous avons parcouru de manière informelle une partie de l’Espace Naturel Sensible Val de Morge sur les communes de St Myon et Artonne. Aujourd’hui, nous y retournons mais cette fois pour se concentrer sur un « petit » secteur de quelques hectares : une forêt alluviale située sur la commune de St Myon, en amont de la passerelle de Parret-plage (voir le plan).

Elle occupe un triangle entre la rive droite de la Morge et le ruisseau l’Aise qui vient confluer ici ; sur l’autre rive, côté commune d’Artonne, elle se poursuit sur un espace encore plus étendu. Cette superbe forêt alluviale est l’un des petits « bijoux » de biodiversité qui jalonnent cet ENS et nous allons en explorer une partie.

Forêt alluviale entre Morge et Aise

Alluviale ?

Dès l’entrée sur le site, en traversant le ruisseau de l’Aise sur une passerelle, on comprend que l’on entre dans une forêt « pas comme les autres » rien que par l’apparence de ce boisement : une futaie dense de vieux arbres aux fûts irréguliers dont beaucoup portent des lierres imposants : des frênes, des chênes pédonculés, des érables sycomores, des aulnes, des saules, des peupliers noirs, … ; une riche strate de buissons et arbustes très variés : aubépines, fusains, cornouillers, jeunes érables et frênes, pruniers, … ; un tapis herbacé continu avec plein de floraisons colorées (voir ci-dessous) ;  et, surtout, nous allons y revenir longuement, du bois mort en pagaille et en tous sens. Rien à voir avec l’image d’Epinal de la forêt domaniale exploitée où l’œil circule partout ; ici, c’est le « bazar », un joyeux bazar plein de vie d’une richesse exubérante. L’originalité de ces forêts (voir la chronique générale) tient à leur situation en marge d’une rivière (ici la Morge) susceptible de déborder régulièrement et qui alimente juste en dessous une nappe phréatique très proche de la surface. Les crues déposent des sédiments (vase, sable, débris, cailloux) qui s’accumulent en alluvions d’où cet adjectif d’alluvial. Associé à l’abondance quasi permanente d’eau, l’abondance de nutriments dans le sol détermine l’exubérance de ce type de forêt et sa structure unique. En plus, celle-ci a la chance de ne pas avoir été exploitée récemment ce qui explique le grand nombre de très vieux arbres remarquables.

Explosion printanière

L’épisode pluvieux de la semaine dernière et les températures très (trop ?) douces ont accéléré le calendrier des floraisons ; une foule de plantes se précipitent pour fleurir en sous-bois tant qu’il y a encore de la lumière qui arrive au sol. Ce sont toutes des vivaces qui ont passé l’hiver sous forme de bulbes, de tubercules ou de rhizomes pleins de réserves et qui mobilisent toute leur énergie pour fleurir, fructifier et disperser leurs fruits/graines avant de sécher et disparaître en surface dès que les canopées se seront refermées : et là, l’ombrage sera maximal avec, en sus des grands arbres, la strate arbustive très développée.

Dès les premiers pas en sous-bois, le bleu azur lumineux des scilles à deux feuilles attire l’œil avec leurs touffes compactes regroupant plusieurs pieds (plusieurs bulbes sous terre) ; des anémones sylvie blanches (voir la chronique) et des corydales d’un vieux rose les accompagnent. Un gros bourdon s’accroche aux épis d’une corydale et butine avec frénésie : ce doit être une reine qui cherche à accumuler le plus de ressources pour fonder, seule au départ, une nouvelle colonie.

En approchant de la rivière, une colonie vert tendre émerge du tapis de feuilles mortes (que dis-je, un matelas) et arbore une foule de délicates fleurs blanches vaporeuses : l’isopyre faux-pigamon, un proche cousin de l’anémone sylvie. Une grande tache vert foncé longe le sentier des pêcheurs : une colonie de petites pervenches (voir la chronique) : les jeunes feuilles vert franc de l’année et quelques fleurs bleu mauve se détachent ; elles s’étalent en tous sens via leur tiges rampantes qui s’enracinent.

La plus belle colonie de gagées jaunes

J’atteins la confluence avec l’Aise dans l’angle de la parcelle et là, cerise sur le gâteau fleuri, quelques étoiles jaune d’or scintillent au milieu des pulmonaires et des corydales : des gagées jaunes (voir la chronique), une des espèces emblématiques de l’ENS, présente en quelques petites colonies éparses. Celle-ci est sans doute la plus fournie de tout l’ENS avec des dizaines d’individus ; le feuillage un peu bleuté accroche l’œil mais d’ici quelques semaines, elles seront devenues déjà presque indécelables une fois la floraison passée.

Doronic tue-panthères

A contre-courant de toutes ces pantes vernales (fleurissant tôt au printemps), le long de l’Aise, un tapis de feuilles vertes un peu rondes signe la présence d’une composée qui va fleurir en juin : le doronic tue-panthères qui donnera de belles « marguerites jaune d’or ».

Arbres hors du commun

Orme lisse
Système racinaire adapté à l’ancrage en sol humide instable

Nous avons qualifié cette forêt comme « pas comme les autres » et ceci se confirme au niveau des arbres qui la compose. A quelques mètres à l’écart de la rivière, autour d’un creux plus humide, se dressent de grands arbres bien droits avec le tronc couvert dès leur base de touffes de rejets (broussins) : ce sont des ormes lisses (voir la chronique), une essence rare en fort déclin et strictement liée aux forêts riveraines. J’en repère une bonne dizaine, éparpillés, et de l’autre côté de la rivière, ils sont tout autant. Les broussins qui habillent leurs troncs sont des refuges pour des mousses et des hépatiques et servent aussi de sites de nids pour des passereaux (merles, grives).

En dehors des arbres-espèces, on croise aussi des arbres-individus aux formes tarabiscotées induites par les nombreuses perturbations naturelles qui caractérisent ces forêts (crues, coups de vent, chutes d’arbres, …) (voir le circuit des curieux arbres du val de Morge).

Là ce sont des cépées dont les troncs s’entrecroisent et se soudent en se croisant (voir la chronique sur ce processus fascinant) ; ici, un frêne a subi un accident de jeunesse et a évolué en fourche presque au ras du sol ; un autre a connu un aléa plus tardif qui l’a « coudé » et fait changer de sens.

Saules couchés et redressés

Dans un secteur plus marécageux le long d’un bras mort (voir ci-dessous), le sol gorgé d’eau a favorisé la chute de saules et peupliers qui restent néanmoins enracinés et repartent ensuite à la verticale depuis des bourgeons dormants du tronc (voir la chronique) ; on obtient ainsi un « arbre sur un arbre », l’un horizontal ou presque et l’autre vertical comme ce peuplier tremble ; noter que, juste après le tronc vertical, le reste du tronc a séché n’étant plus assez alimenté en sève, détourné par la nouvelle pousse vigoureuse.

Tremble presque à l’horizontale qui « porte » un rejet vertical aussi gros que l’original

Parmi les facteurs responsables de ces formes de croissance inhabituelles, outre les interventions humaines passées (lors des coupes), il y a un autre agent de malformation assez efficace : le chevreuil qui adore brouter les jeunes plants en sous-bois : il détruit ainsi le bourgeon terminal ce qui modifie le plan de développement du jeune arbre (apparition de fourches ou déformations). Or, justement, au cours de mon passage, je note au moins de six « grattées » au pied d’arbres, preuves de présence d’au moins un chevreuil mâle : ce sont les bornes territoriales où il gratte le sol tout en frottant ses bois sur un jeune tronc en face. Il y a effectivement une petite harde de chevreuils localisée autour de cette forêt.

Grattée de chevreuil mâle au pied d’un noisetier

Bras mort

Ancien méandre recoupé devenu bras mort

En remontant le long de l’Aise, j’arrive en lisière des prés sur un ancien méandre de la rivière aujourd’hui abandonné, un bras mort, devenu un petit plan d’eau au fond vaseux, bordé de saules et d’aulnes qui ont dû être taillés autrefois et forment des cépées. Un aulne a développé un système de racines en échasses : il a dû se développer sur une vieille cépée aujourd’hui complètement pourrie et se retrouve ainsi « perché » en quelque sorte (voir la chronique sur les souches pépinières) ; ses racines ont même emprisonné une grosse pierre.

Aulne sur « échasses » ; noter la pierre « capturée » par les racines

Cet habitat très différent en marge de la forêt apporte son lot de biodiversité spécifique. Les orties ont conquis le sol humide en bordure au milieu d’un fouillis de saules et de peupliers couchés (voir ci-dessus). Sur les tiges mortes qui jonchent la vase humide, des grosses pezizes rouge écarlate ont poussé. Des renoncules rampantes et des véroniques cresson d’eau s’avancent sur la vase, à demi-immergées. Au milieu de l’eau libre, très transparente, des feuilles palmées flottent au bout de leurs longs pédoncules : la forme aquatique de la renoncule scélérate, une espèce typique des vases riches en nutriments. Au milieu de cet herbier, une ponte de grenouille.

Dans un angle, je trouve une nouvelle colonie de cinq pieds de gagée jaune, les pieds au frais. Des traces de pas sur la vase trahissent le passage d’un « petit » rongeur : campagnol amphibie ? surmulot ? Il faudrait poser un piège photo pour savoir.

Petite colonie de gagées au milieu des orties

Les derniers coups de vent ont couché un grand tremble qui a conservé ses racines ancrées dans le sol et reste donc en vie : il porte une parure de chatons mâles argentés comme des grosses chenilles ; je mitraille car ce n’est pas souvent qu’on a ces adorables chatons à hauteur humaine.

Chatons mâles d’un tremble couché à terre

Les crues (de plus en plus rares, avec les sécheresses et la mise en service d’un barrage d’irrigation en amont) réalimentent ce bras mort et déposent leur charge de sédiments fertiles … mais aussi leur lot de déchets plastiques. Je ramasse tout ce qui tient dans ma musette et je reviens avec un grand sac plein … en ayant laissé quelques bidons plastiques de grande taille. Une lutte sans fin mais nécessaire pour éviter au maximum leur dégradation et leur fragmentation en débris plus petits.

La pire espèce invasive …..

Festival de bois mort

L’absence d’exploitation récente et l’ancienneté relative de ce boisement ont permis le développement de très grands arbres dont un certain nombre arrivent en fin de vie ou sont fragilisés par des épisodes de canicules ou de sécheresse. Les arbres dépérissant ou morts sur pied ne manquent donc pas et les coups de vent à répétition (et de plus en plus violents) abattent ou couchent nombre d’entre eux.

Embâcle engendré par la chute d’un arbre en travers

Au-dessus de la rivière, c’est une succession d’énormes troncs tombés en travers depuis les rives. Un beau spectacle de rivière qui a retrouvé un peu de sa naturalité et de sa « sauvagerie » : oui, beau car promesse d’une vie nouvelle pour ces géants effondrés : ils vont subir les attaques de champignons, insectes, … qui vont lentement les dégrader (voir la chronique) et entretenir ainsi un nouveau lot d’espèces qui interagissent. Hors de question de les enlever ou de les tronçonner : ils sont un élément clé de l’écosystème rivière qu’ils « nourrissent (voir la chronique sur le bois mort en rivière). Certains, en s’écroulant, ont emporté avec eux un pan de la berge créant des microfalaises qui vont devenir de sites potentiels pour que le martin-pêcheur creuse son terrier pour nicher. D’autres sont tombés carrément dans la rivière et deviennent des barrages naturels, des embâcles, derrière lesquels s’accumule des débris charriés par la rivière : branches, morceaux de troncs, feuilles mortes. Encore de nouveaux milieux appréciés des poissons qui y trouvent refuge et abri contre le courant ou sites de cache pour la loutre (voir la chronique).

Le sous-bois en marge de la rivière n’est pas en reste avec le sol jonché de troncs couchés à tous les stades de décomposition : certains ne sont plus que des fantômes complètement pourris sur lesquels poussent des lamiers jaunes, des corydales, … D’autres n’en sont qu’au tout début du lent processus et ne vont pas tarder à recevoir la visite de spores de polypores, ces gros champignons mangeurs de bois mort (voir la chronique sur l’amadouvier). Sur certains troncs tombés qui portaient un lierre de leur vivant, ce dernier n’en continue pas moins sa longue vie : il doit juste s’adapter au changement d’orientation et passer du mode vertical au mode horizontal.

Lierre toujours vivant sur le « fantôme » couché de l’arbre qui le portait

Les souches de racines, soulevées lors des chutes, mettent à nu la terre et créent un petit creux plus humide : à la faveur de la trouée dans la canopée, des plantes s’installent dont de jeunes arbres. Le cycle continue sans fin et la forêt se régénère naturellement : elle n’a absolument pas besoin de l’homme et le fait très bien toute seule.

Souche soulevée en cours de recolonisation

A un moment de la balade, je me suis assis au bord de la rivière devant un embâcle pour faire une pause. Et là, je me suis dit que si je devais me réincarner (je n’y crois pas du tout mais rien n’empêche d’imaginer), ce ne serait pas en tel ou tel animal ou telle ou telle plante mais « en tous », c’est-à-dire devenir « une forêt alluviale » et vivre sa vie de l’intérieur avec son rythme séculaire au gré de ses innombrables perturbations naturelles avec, chaque printemps, la promesse de faire renaître ces tapis fleuris avec une pensée plus particulière pour les gagées jaunes… Cette réflexion m’a suscité par ricochet ce titre où j’ai personnifié la forêt alluviale qui, à sa manière, est comme un « grand être ».

Bibliographie

Site du conservatoire des Espaces Naturels : le Val de Morge