06/04/2024 Dans notre culture occidentale, le jardin est généralement conçu comme un espace qualifié de naturel mais en fait complètement artificialisé par le contrôle qu’y exerce l’Humain : tout est régulièrement taillé, tondu, coupé, traité, inspecté, arraché, planté, semé, aligné, surveillé, …, pour, soi-disant « recréer un espace de nature ». Tout ceci n’est qu’une vaste imposture entretenue par notre désir permanent de domination et de contrôle de la nature, c’est-à-dire le Vivant dans sa globalité. Le jardin, comme le paysage, n’est qu’un décor pour assouvir nos fantasmes de contrôle et de domination de la nature. Tout ceci n’est pas sans rappeler le comportement des chasseurs qui ne voit de la biodiversité que le gibier ou les pêcheurs qui ne retiennent de la rivière que les poissons que l’on peut capturer.

Certes, je caricature et heureusement, il existe des intermédiaires entre cet extrême, de loin le plus répandu, et de « vrais » jardins-nature où le Vivant a toute latitude pour s’exprimer sans avoir à demander la permission ni à craindre les oukases destructeurs des maîtres des lieux ! C’est un tel jardin que je vais vous présenter, celui d’Annick et Jean-Philippe dans le nord de la Limagne auvergnate (63), entièrement dédié au Vivant : une mine d’or pour puiser des idées dans l’optique d’une reconversion d’un jardin classique !

Pelouses en liberté

C’est Annick qui me fait visiter son jardin : ses propos seront en italique à chaque fois.

Le terrain s’étend sur 4200 mètres carrés à la périphérie du village sur un sol calcaire. Dès l’entrée sur le côté d’un bâtiment annexe à la maison principale, le ton est donné : au milieu de la pelouse, des petites meules d’herbes sèches juste maintenues par quelques bâtons. « Nous ne tondons plus depuis plusieurs années, et ne fauchons qu’une fois par an, en dehors de sentiers de visite déplacés chaque année, pour préserver les orthoptères et autres insectes de l’herbe, autrement broyés régulièrement (ils sont bien plus abondants maintenant) ; nous stockons l’herbe coupée de cette manière ». Ces tas représentent de formidables habitats pour la petite faune : ils peuvent servir d’abri et de refuge d’autant que l’herbe en décomposition dégage de la chaleur ; ils fournissent aussi de la nourriture à la guilde des invertébrés décomposeurs. Nous ne soulevons pas de tas pour ne pas déranger ! Ils forment aussi de beaux postes d’affût en surplomb pour les rapaces nocturnes en chasse ou des passereaux qui chassent les insectes en vol comme les rouges-queues. 

La fauche unique en fin d’hiver laisse le champ libre à la flore spontanée pour s’exprimer et la diversité est bien sûr au rendez-vous. Dans le verger sur le côté de la maison, c’est une féérie qui nous attend : des milliers de primevères officinales … un paradis perdu ! Au milieu de cet océan de coucous, deux touffes de attirent le regard : une jaune citron et une teintée de rouge ; toutes deux ont des fleurs plus grosses et dressées. Ce sont des hybrides naturels, spontanés, avec des cultivars de primevère acaule, celle qui est très cultivée dans les jardins. Les premières renoncules bulbeuses pointent leurs fleurs en boutons aux côtés des épis fleuris du gaillet croisette.

En parcourant le vaste ensemble en herbe, plus pré-verger que pelouse, nous repérons une foule de rosettes, promesses de nombreuses floraisons à venir. Les sauges des prés dominent : elles feront le bonheur des bourdons et des bombyles ; une touffe de centaurée scabieuse : une oasis pour papillons de jour quand elle fleurira ; des « chardons » : cirse des champs, cirse vulgaire, … ; des rosettes d’orchidées : orchis-bouc, ophrys abeille, … ; là, un tapis fleuri de lierre terrestre, idéal pour abeilles en tous genres ; quelques touffes de ballote noire ou fétide avec sur une d’elles une chenille de noctuelle : n’oublions pas que toutes ces plantes sauvages nourrissent chacune souvent plusieurs espèces d’herbivores. Il y a même des pousses fertiles, couleur champignon, de prêles de champs !

Des groupes de gendarmes s’affairent un peu partout au sol : c’est curieux de voir qu’ici ils ne se tiennent pas sur les troncs mais au sol ! Plusieurs nids de terre fine signalent des fourmilières de fourmis « terrestres » qui creusent dans le sol.

Aucune précaution n’est de trop ici pour respecter le peuple de l’herbe : en vue de travaux à venir sur la maison, Jean-Philippe a délimité sommairement des espaces avec des ficelles pour qu’ils ne soient pas piétinés : des rosettes de cardères, de molènes et d’onagres donneront de belles floraisons cet été pour assurer la suite. « Sur les onagres, Jean-Philippe a vu plusieurs fois des sphinx du liseron venir butiner à la nuit tombée ». 

Horreur !

Le talus à orties : une super bonne idée

Au milieu de la partie verger Annick me montre avec fierté un long talus de terre entièrement colonisé par des … orties ! Horreur doivent crier souvent les voisins : des orties laissées en liberté et en plus favorisées et bichonnées ! Le symbole du sauvage nuisible et hostile dans l’imaginaire populaire ! D’autres massifs d’orties ourlent le pied d’une haie ou d’un mur.

Ce sont de formidables réservoirs de biodiversité : des dizaines d’espèces d’insectes vivent sur ou se nourrissent des orties dont le feuillage est très nutritif (riche en protéines). Une vanesse petite-tortue qui passe en vol doit sûrement avoir pondu ses œufs quelque part, tout comme ses cousines, la vanesse le paon-du-jour ou la carte géographique. Mais il y aussi des prédateurs comme cette pisaure en embuscade, une araignée typique des massifs d’orties ou un ichneumon, une guêpe parasite … qui pondra peut-être ses œufs dans le corps des chenilles à venir.

La densité de la végétation des orties en fait aussi des cachettes pour les vivants qui ne craignent pas les poils urticants comme les reptiles ou les oiseaux et une foule d’invertébrés.

Chardon-Marie

Au bout du massif d’orties sur talus, plusieurs rosettes énormes de chardon-Marie se sont installées : elles apprécient la terre riche car, comme les orties, ce sont des rudérales. « On laisse ces chardons monter en fleurs : ils attirent beaucoup d’abeilles solitaires et comme ensuite ils meurent sur pied (bisannuels), ils n’envahissent pas …leurs lourdes graines ne sont pas emportées par le vent ». Les gros akènes seront aussi appréciés des granivores comme les chardonnerets.

Arbres et haies

Haie de 20 ans

Annick me conduit en bordure de la route et du petit mur qui délimite la propriété : « nous avons planté ces haies il y a peu près vingt ans ; il n’y avait rien avant ». Bilan, ce sont maintenant des arbres et arbustes de plusieurs mètres de haut qui encadrent tout le terrain. Là aussi, la diversité est maximale assurant une succession de floraisons puis de fruits : viorne lantane, coronille en arbre, baguenaudier, cytise aubour, … Un énorme cerisier de Sainte-Lucie retient mon attention par sa stature remarquable : il va très bientôt se couvrir de myriades de fleurs blanches très nectarifères suivies ensuite de petites « merises » noires appréciées des fauvettes en été. Une touffe d’iris fétide s’est développée en bordure : en Limagne, cette espèce aux graines entourées d’une enveloppe charnue est largement dispersée par les oiseaux frugivores dont merles et grives.

Il y a aussi quelques vieux arbres fruitiers d’origine dont un cerisier vétéran au tronc opulent. Un autre, côté rue, disparaît sous un manteau de lierre : après les orties, voilà le lierre, second ennemi juré du jardinier anti-nature ! Non, le lierre ne nuit pas aux arbres : ce n’est pas un parasite ; il a ses propres racines et ne concurrence pas celles de l’arbre porteur. Par contre, arrivé à ce stade, il représente à lui seul un milieu de vie « cathédrale », XXL, pour toutes sortes d’animaux : il va offrir en automne sa floraison tardive qui attire abeilles et papillons, puis en fin d’hiver ses fruits charnus feront le bonheur des passereaux et des pigeons ramiers.

Figuier aux loriots

Devant le gros figuier abrité contre un mur Annick me rapporte une anecdote : « l’an dernier, le figuier a enfin donné des fruits mais nous en avons mangé peu car trois loriots sont venus avec des étourneaux, des fauvettes à tête noire et ont pillé la moitié des figues mûres ; ils se tenaient dans la haie en face, et revenaient dès qu’on tournait le dos ! ». Savoir « s’effacer » devant le Vivant et partager l’espace avec lui sans tout s’accaparer : une autre belle leçon à méditer !

Tiens, encore une horreur : des arbres morts sur pied et qui n’ont pas été coupés mais laissés ainsi ! Impensable ! Et bien, oui, il faut les laisser surtout quand, comme ici, ils ne menacent personne vu leur hauteur. C’est une belle manière d’introduire du bois mort, une composante majeure de tout écosystème arboré naturel. Les pics ont commencé à creuser à la recherche des larves d’insectes saproxyliques ; l’écorce sèche se soulève et sert d’abri ; le lierre commence à s’y intéresser !

Pierre

Les bâtiments sont tous anciens et construits avec de la pierre locale : on y trouve toutes sortes de blocs mais la pierre dominante est le calcaire de Limagne qui s’effrite. Çà et là, d’ailleurs, on peut observer des blocs pleins de fossiles de tubes de phryganes, les vestiges du fond du grand lac qui occupait la cuvette limagnaise … il y a 30 millions d’années.

Mais l’élément le plus intéressant d’un point de vue écologique, c’est l’enduit de ces murs : un vieux crépi sableux un peu fragile et qui laisse donc des possibilités d’installation à la flore : rue-de-muraille, capillaire, lamier amplexicaule, chélidoine, … Mais surtout, ces surfaces attirent certaines abeilles solitaires dont les osmies qui sont justement en pleine activité. L’une d’elles entre dans un trou creusé dans l’enduit ; Annick ajoute : « En début d’après-midi j’ai vu une osmie venir prendre du « sable » sur l’enduit dans une petite niche de l’étable ». « Lors de la rénovation des murs de clôture, nous avons veillé à le faire avec un mortier de chaux naturelle ! ». Pour les osmies, Annick et Jean-Philippe ont aussi installé sur un rebord de fenêtre des gros bambous coupés : les ¾ sont occupés et une osmie cornue s’engouffre dans l’un d’eux devant nous. Ces taux d’occupation indiquent qu’il y a là une belle population, favorisée de plus par les arbres fruitiers dont elles assurent une pollinisation très efficace, bien mieux que les abeilles domestiques ! Probablement que le jardin d’Annick et Jean-Philippe « irrigue » une bonne partie du village adjacent en pollinisateurs de tous poils.

Surprise côté rue, sur une pierre du mur, une construction en terre : un nid de guêpe maçonne fait de boue sculptée ; trèsprobablement celui d’une Delta inguiculata, une grande guêpe maçonne qui fréquente volontiers les jardins « nature », effectivement observée plusieurs fois sur le site.

Évidemment qui dit mur, dit lézard des murailles, l’incontournable des pierres. Dans le verger, une murette informelle de grosses pierres doit servir de refuge à la coronelle lisse, la couleuvre chasseuse de lézards. Sur plusieurs façades montent des grimpantes. Là, une bignone géante sert de point d’appui à des nids dont celui d’un pigeon ramier ! Sur une autre façade, ce sont deux treilles de vigne : « comme pour le figuier, nous partageons les raisins avec les oiseaux et les lérots, même s’ils abusent parfois de notre bienveillance ! »

Un vieux toit de tuiles attire le regard par sa riche parure bigarrée de lichens : biodiversité à tous les niveaux !

Refuge LPO

Annick et Jean-Philippe sont tous les deux des militants actifs de la L.P.O., observateurs passionnés d’ornithologie et leur jardin est labellisé refuge LPO. On se doute de cet attrait pour les oiseaux dès le chemin d’entrée : en haut de la façade, on découvre une « exposition » de divers types de nichoirs des plus variés. Des traces de fientes blanches indiquent la fréquentation d’un gros nichoir boîte « C’est un faucon crécerelle ; il vient dormir mais a préféré nicher chez le voisin, au-dessus de son entrée ». Difficile de comprendre quelles sont les motivations des oiseaux nicheurs qui choisissent parfois des sites improbables alors qu’ils ont « ce qu’il faut » à côté ! Globalement, Annick constate que le taux d’occupation reste faible ; on peut toujours se dire qu’ils doivent héberger probablement des foules de petites bêtes au moins en hiver !

Il y a un nichoir à chevêche reconnaissable à sa structure allongée : « il y avait des chevêches au début de notre installation qui paradaient dans notre cour, elles n’ont jamais utilisé le nichoir mais on les a vues avec des jeunes dans un pré voisin où il y avait encore des vaches. Depuis on entend un seul individu ». Peut-être n’a-t-elle pas trouvé de partenaire car l’espèce connaît un terrible déclin dans les régions agricoles : et, ici, autour ce sont de grandes cultures intensives ! Dans l’étable, il y a aussi un nichoir à effraie non occupé jusqu’à présent. Pas besoin de nichoirs à chauves-souris car elles nichent sous le toit de la grange, probablement sous les tuiles, plus nombreuses chaque année.

N’oublions pas les hérissons bien présents et devenus une des espèces emblématiques des luttes de la LPO pour la conservation de la biodiversité. Ils bénéficient ici d’un dispositif génial par lequel nous terminerons cette visite : partout, au pied des arbres ou des haies, il y a des tas de branches disposés sur le mode « haies sèches » ou en gros tas. Ce sont les restes des tailles d’arbres ou d’arbustes ainsi stockés ce qui évite de les transporter vers une déchetterie ou de les broyer, deux solutions coûteuses en énergie. Ces tas constituent de super refuges de faune dont le hérisson qui y trouve aussi des gîtes pour hiberner que pour se reproduire. En plus, le bois mort se décompose et nourrit des hordes de décomposeurs (cloportes, mille-pattes,  ..) comme sur un sol forestier ainsi que des champignons mangeurs de bois mort (saproxyliques).

Je pourrais encore raconter plein d’autres choses sur ce jardin extraordinaire où, en tant qu’Humain, on se sent juste invité : un sentiment de bien-être de plénitude, loin des canons de l’esthétique des jardins tirés au cordeau, beaux en théorie mais si laids du point de vie Vivant. Je dois avouer que j’ai récupéré des idées pour mon propre jardin que je pensais pourtant avoir bien « naturé » !

Bibliographie

Refuge LPO

Mission hérisson LPO