Eryngium campestre

20 08 2023 Cette chronique s’adresse en premier aux Roland qui doivent se demander pourquoi un chardon porte leur prénom. D’emblée, nous pouvons leur annoncer qu’ils vont être déçus car ce nom populaire du panicaut champêtre n’a en fait rien à voir de près ou de loin avec leur prénom !

Autre méprise à dévoiler de suite : pour les botanistes, le chardon Roland est en fait un vrai faux-chardon car il n’appartient pas du tout à la tribu des Carduuées dans la famille des astéracées : celle-ci réunit les vrais chardons au sens strict (Carduus) et les chardons apparentés au sens élargi comme les cirses (Cirsium), le chardon aux ânes (Onopordon) ou le chardon-Marie (Silybum). Il se classe dans une tout autre famille.

Découvrons donc ce double imposteur, une plante très commune et facile à identifier même pour des non-initiés à la botanique.

Très coriace

Au sens populaire, l’appellation de chardon se justifie pleinement car les feuilles du panicaut sont effectivement armées d’épines claires, très dures et donc vulnérantes. Elles se dressent aux extrémités des lobes du contour des feuilles. D’autres noms populaires que celui de chardon y font aussi allusion : pique à l’âne ou, en italien, calcatrippa, soit chausse-trape, nom attribué en français à une centaurée à capitules très épineux. 

Les feuilles sont en général divisées trois fois profondément (triséquées), i.e. que les lobes sont eux-mêmes lobés deux fois. Ce mode de division se retrouve chez diverses autres espèces de sa famille de rattachement, les Ombellifères ou Apiacées. L’espèce qui lui ressemble le plus de ce point de vue est la falcaire, une ombellifère qui cohabite parfois avec le panicaut. 

Ces feuilles se distinguent de celles de tous les autres « chardons » par deux autres caractères frappants : le port très raide, redressé étalé et la teinte vert bleuâtre (glauque) très lisse. Par ailleurs, aucun autre chardon ne peut se targuer d’avoir des feuilles aussi coriaces, indéchirables. Cette rigidité s’explique par le renfort de consistance cartilagineuse qui suit tout le contour de la feuille et se prolonge en épines ; cette armature rigide confère aux feuilles une structure en 3D avec des ondulations et des plis qui pointent les épines dans toutes les directions.

Au printemps, les nouvelles feuilles qui émergent de la souche sont repliées « en origami » et très tendres au départ. En se déployant, elles durcissent rapidement et passent d’un vert frais à un vert bleuté.

Autre signe distinctif : la nervation en réseau qui relie entre elles les nervures secondaires qui s’écartent des grosses nervures principales des grands lobes.

Boule suspendue

Les feuilles basales, qui forment une large rosette étalée, sont portées sur de longs pétioles eux aussi coriaces, très clairs et souvent fortement teintés de violacé. Sur les jeunes plants issus d’une germination, la rosette basale se compose de feuilles assez différentes : presque simples, rondes, juste crénelées dentées mais déjà piquantes. Dès que le jeune plant grandit, elles cèdent place aux feuilles « adultes » comme ci-dessus.

Du cœur de la rosette montent une à plusieurs tiges dressées, pleines et très robustes ; comme les feuilles, leur surface est très lisse sans en avoir la teinte bleutée (blanc verdâtre). A partir du tiers supérieur, ces tiges se ramifient fortement ce qui donne au final à la plante une silhouette de grosse boule dense hérissée, comme suspendue en l’air. L’ensemble, compte tenu de sa raideur et de sa consistance coriace, fait plus penser à un mini buisson épineux qu’à une plante herbacée. L’ensemble ne dépasse jamais le demi-mètre, soit une taille bien loin de celle de la majorité des vrais chardons qui jouent plutôt dans la catégorie « géants ».

Les feuilles alternes qui habillent ces tiges n’ont pas de pétiole contrairement aux feuilles basales des rosettes. Les toutes premières, en montant, engainent la tige puis les suivantes l’embrassent par deux oreillettes découpées et épineuses comme le reste de la feuille. Plus on monte vers le sommet de la plante, plus les feuilles se simplifient et se réduisent en taille, pour devenir des bractées au niveau des inflorescences. 

Cent têtes

La floraison prend place au cœur de l’été de mi-juin à septembre. La plante se couvre de dizaines d’inflorescences en forme de petites boules ce qui lui a valu le surnom de chardon aux cent têtes.

Les extrémités des tiges portent chacune une inflorescence, d’un diamètre de 1 à 1,5cm, composée de nombreuses fleurs élémentaires très serrées mais bien distinctes. Sous chacune d’elles, se déploie une collerette de quatre à six feuilles réduites, munies de quelques dents dont une ou deux nettement épineuses. Cette structure rappelle furieusement un capitule de composée ou astéracée tel qu’on le trouve justement chez les « vrais » chardons avec un involucre de bractées enveloppant des fleurons. En fait, nous avons vu dans une chronique antérieure que cette inflorescence des panicauts (et d’autres genres apparentés) correspondait à une ombelle simple (inflorescence basique des ombellifères) très contractée et condensée qui imite un capitule.

Les fleurs élémentaires ont un calice formé de cinq sépales pointus, aigus et dressés qui dépassent très nettement les cinq pétales blancs échancrés très réduits. Sous la loupe, on découvre que cette corolle porte de nombreux poils raides dressés. Au centre de la fleur, émerge les deux styles blancs écartés typiques des ombellifères et les étamines aux longs filets qui placent les anthères bien au-dessus de la boule fleurie.

Boules florales à des stades différents

Toutes les inflorescences d’une plante donnée ne mûrissent pas en même temps si bien que la floraison se prolonge sur une période assez longue compte tenu des nombreux ordres de ramification successifs.

Les inflorescences en boutons paraissent vertes bleuté du fait que seuls les calices dépassent alors. Le déploiement (relatif !) des corolles blanchit le décor en même temps que le bouquet d’étamines aux anthères jaunâtres forme un halo enveloppant la boule florale. 

Corne d’abondance

Le panicaut champêtre réunit plusieurs critères favorables pour en faire une « plante corne d’abondance » (voir l’exemple de la carotte sauvage), i.e. une plante qui attire de très nombreux insectes pollinisateurs tant en nombre d’individus qu’en nombre d’espèces :

  • floraison en plein été au moment où les fleurs se raréfient fortement
  • forte résistance à la sécheresse (voir ci-dessous) si bien que la floraison se maintient même lors de périodes chaudes et sèches prolongées
  • abondance d’inflorescences par pied du fait de la ramification des touffes et un grand nombre de fleurs par boule florale
  • floraison étalée pour chaque pied
  • inflorescences portées au sommet des tiges
  • fleurs ouvertes avec un nectar facile d’accès (nectaire à la base des ovaires) ne demandant pas de pièces buccales spécialisées
  • pollen abondant produit au niveau d’anthères très accessibles.

Effectivement, sur le terrain, le moindre pied de panicaut fleuri voit défiler des hordes de pollinisateurs avec une très grande diversité d’espèces. Quatre grands groupes dominent :

  • Hyménoptères : abeilles domestiques (mais peu nombreuses), abeilles solitaires (dont des espèces de très petite taille très variées) , guêpes polistes, scolies, guêpes solitaires, guêpes de feu ou chrysis, ammophiles, isodontes, …
  • Diptères : syrphes, mouches, …
  • Lépidoptères : zygènes ; petits papillons de jour : azurés ou argus, procris, amaryllis, …
  • Coléoptères de petite taille.

De ce fait, le panicaut champêtre constitue une plante idéale à introduire dans un jardin pour fournir aux pollinisateurs des ressources alimentaires au moment où la plupart des plantes déclinent ou sèchent.

28/08/2023 Suite à la parution de cette chronique, un lecteur El. Gritche me signale l’existence d’une abeille solitaire presque strictement inféodée au seul panicaut champêtre comme plante ressource en pollen (espèce oligolectique) : la collète du panicaut (Colletes hylaeiformis). elle niche au sol sur des sites secs dénudés. Elle fréquente les pelouses sèches pâturées, milieu d’élection du panicaut. La femelle de cette très belle espèce se distingue des autres collètes par la pilosité rase de son thorax.

Arche de Noé

Les interactions avec la biodiversité animale et fongique ne se limitent pas aux seules relations fleurs/pollinisateurs. Les parties végétatives volumineuses et qui durent même en plein été suscitent de nombreuses convoitises ou servent de terrain de chasse pour divers insectes prédateurs.

En consultant la base de données européennes sur les invertébrés parasites des plantes, on trouve une très longue liste d’espèces : pas moins de seize espèces de punaises, des chenilles de papillons dont des zygènes, quelques pucerons, des rouilles sous forme de taches ou points sur le feuillage …

De manière plus spécifique, le panicaut héberge aussi des larves de buprestes (coléoptères aux teintes métalliques) qui creusent les tiges et quelques espèces de mouches mineuses des feuilles.

Au moins deux espèces de mouches Cécidomyidés provoquant des galles) peuvent se trouver sur le panicaut. L’une (Lasioptera carophila) s’attaque aux boules florales et se retrouve chez diverses autres ombellifères. L’autre (Lasioptera eryngii) parasite les tiges, pétioles ou grosses nervures des seuls panicauts (d’où son épithète latin eryngii). Les asticots orange vif vivent dans des grosses pustules provoquées par la ponte des œufs et grignotent les parois internes tapissées de mycélium de champignon. Extérieurement on dirait de grosses varices qui se voient de loin et sont fréquentes dans les colonies de panicauts. Les larves se transforment en pupes (nymphes) à l’intérieur de ces galles dures et y passent l’hiver.

Dans les régions méditerranéennes et sur la côte atlantique, un champignon bien connu des cueilleurs gourmets, le pleurote du panicaut ou oreille de chardon, pousse en automne à l’emplacement des souches mortes de panicauts d’où son nom latin de Pleurotus eryngii. Il peut aussi pousser sur d’autres ombellifères (dont la grande férule des garrigues du Midi) ; il semble avoir des variétés spécialisées dont une sur les panicauts (var. eryngii).

Son installation, via ses spores, provoque la stérilité mâle (étamines) des plantes infectées. Son mycélium se répand dans le système racinaire et semble assez virulent pour presque systématiquement tuer la plante entière. Ensuite, le champignon va se nourrir des racines en décomposition. On parle d’espèce nécrotrophique (comme un vautour mais qui en plus tuerait lui-même sa proie). En Espagne, certains cueilleurs inoculent les panicauts ou les férules avec du mycélium (via une coupure sur la tige) pour augmenter les chances de récolte : cette pratique (à vocation surtout commerciale) peut devenir destructrice pour les populations de de panicauts !

Chardon Roland !

Les fleurs fécondées cèdent place aux fruits secs doubles (diakènes typiques des ombellifères) arrondis, aplatis et couverts d’écailles pointues. Le calice initial persiste autour et forme une couronne épineuse protectrice.

Quand toutes les inflorescences ont atteint le stade de la fructification, les parties aériennes du panicaut commencent à sécher. Progressivement toute la plante « externe » brunit, y compris les tiges. Mais compte tenu de la rigidité initiale du feuillage et des tiges, la plante reste sur pied tout en étant complètement morte.

Pendant l’hiver qui suit, les feuilles commencent à se décomposer ; les nervilles en réseau et les nervures principales et secondaires très rigidifiées, résistent et forment un squelette en dentelle du plus bel effet tandis que la surface de la feuille disparaît.

Progressivement, les tiges commencent aussi à se décomposer en interne, tout particulièrement au collet, au contact avec le sol. En fin d’hiver ou au printemps suivant, comme elles sont devenues très fragiles, un coup de vent peut les briser au ras du sol et la touffe va tomber en bloc. Vu son volume et sa légèreté, elle offre alors une prise au vent qui peut la rouler et la faire avancer. Tout en roulant, elle laisse alors tomber des fruits qui étaient restés au niveau des infrutescences sèches. C’est un mode de dispersion très original que nous avons déjà évoqué sous le nom imagé des virevoltants.

Ces touffes entières qui roulent sous le vent ont suscité à la campagne le surnom de chardon roulant qui, par déformation est devenu … chardon Roland ! Nous avons évoqué en détail cet aspect dans la chronique des herbes au vent avec notamment des évocations littéraires.

Panicaut 

De la plante originale, il ne subsiste plus qu’une touffe discrète de fibres noires qui indiquent l’emplacement de la souche souterraine qui a engendré le pied fleuri. Celle-ci persiste sous terre année après année et assure la pérennité de l’espèce à long terme. Elle s’enfonce jusqu’à deux mètres de profondeur sous la forme d’une grosse tige racine à écorce jaunâtre ridée et à chair blanche. A l’état frais, si on la coupe, elle répand une odeur de carotte, autre signature de l’appartenance du panicaut à la famille des Ombellifères.

Dans certains pays européens, on a consommé ces racines, comestibles après une cuisson prolongée … à la manière de ses cousines la carotte, le panais ou le persil tubéreux.  On a des mentions historiques de sa vente sur les marchés de Florence en Italie à la fin du Moyen-Âge. Confite dans du sucre, elle a aussi été utilisée comme médicament diurétique notamment contre les rhumatismes ou les calculs rénaux (la gravelle)

De même, les jeunes pousses et feuilles encore tendres peuvent se consommer en salade ou confites dans du vinaigre. Attention : toute la plante renferme des saponines toxiques et elle doit être consommée en petites quantités et plutôt cuite.

Le nom vernaculaire de panicaut vient d’ailleurs de ces pratiques culinaires. Attesté depuis la fin du 14ème siècle (comme dans Pantagruel de F. Rabelais), ce mot dériverait du latin panis calidus soit « pain chaud » : on disait que ses feuilles piquantes provoquent la même brûlure que le pain chaud sortant du four. Une autre étymologie le fait dériver de panis carduus, panocardus, soit « pain chardon » en référence aux feuilles consommées. Il me semblerait plus probable que ce soit une allusion à la consommation des racines dont la consistance cuite se rapprocherait du pain ?

Plante chameau

Le chardon Roland se rencontre dans toute la France jusqu’à 1500m d’altitude. il se montre relativement indifférent à la nature du sol avec quand même une préférence pour les sols calcaires ou sableux, souvent sur des substrats caillouteux. Plus on va vers le Nord, plus il tend à se cantonner sur les seuls sites calcaires. Il recherche le plein soleil, incapable de survivre sous l’ombre d’arbres ou de buissons et fuit les sites aux sols humides en permanence. Tout au contraire, il s’accommode très bien des sites arides, très secs, où il s’éclate alors en position dominante formant souvent des colonies très nombreuses. Du fait de ces goûts extrêmes on le qualifie de xérothermophile (xero = sec et thermo = chaleur). Historiquement, cette espèce est originaire du bassin méditerranéen et a recolonisé vers le nord après l’amélioration climatique qui a suivi la dernière glaciation ; il a progressé en suivant les grandes vallées et s’est trouvé favorisé par les activités humaines (pâturage) et les grandes infrastructures comme les voies de chemin de fer dont il suit les talus et ballasts.

Il excelle ainsi dans de tels milieux grâce à ses caractéristiques anatomiques : le feuillage et les tiges coriaces qui ne fanent pas, un revêtement cireux épais qui empêche les pertes d’eau (d’où son aspect bleuté glauque), ses racines puissantes et profondes qui vont chercher l’eau en profondeur et lui permettent de repartir en cas d’épisode vraiment extrême qui le grillerait.

Il colonise de nombreux types de milieux herbacés ouverts. Son habitat type serait plutôt les friches basses, les pelouses ou prairies sèches, les talus ou bords de chemins secs. Il ne craint évidemment pas le pâturage car qui pourrait brouter de telles feuilles aussi épineuses et indigestes ! En cas de surpâturage, il devient même très dominant, favorisé par l’élimination des autres plantes herbacées concurrentes.

En situations plus « naturelles », on le retrouve en abondance sur les grèves sableuses des lits majeurs des grandes vallées fluviales et dans les dunes littorales où il côtoie alors son proche cousin, le chardon bleu des dunes. Là, d’ailleurs, il semble y connaître une certaine expansion, sans doute favorisé par le piétinement touristique.

Bibliographie

The king oyster mushroom Pleurotus eryngii behaves as a necrotrophic pathogen of Eryngium campestre Juan R. Carlavilla, José L. Manjón Italian Journal of Mycology Vol. 52 (2023): 22-31

Site Plant parasites of Europe